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injures, des vues larges et généreuses contenues par le souci continuel du salut commun, enfin l'instinct des grandes choses. N'omettons point que dans les pays libres l'homme d'État doit encore savoir parler en public, sinon avec l'éloquence de Démosthènes ou de Mirabeau, au moins avec la facilité, la clarté, la chaleur naturelle d'un esprit net et d'un cœur sincère. En Grèce, on eût exigé par surcroît que le premier magistrat de la République fût beau comme Périclès. Les nations modernes, bien que moins artistes que les Grecs, attachent une légitime importance à l'expression des traits du visage, à la dignité du maintien, à la fermeté du geste, aux intonations d'une voix juste, à la franchise, à la vivacité parlante du regard. On aime à voir dans tous ces signes extérieurs l'image de l'âme.

Si l'on veut bien se reporter au portrait de Turgot qui sert d'introduction à ce volume, ou seulement s'en remettre en mémoire les traits essentiels, on conviendra qu'il ne s'éloigne pas beaucoup du portrait idéal que nous venons de tracer. Turgot n'était étranger à aucune des sciences, à aucun des arts de son siècle; il sut apprécier le mérite ou le génie dans Lavoisier, Condorcet, d'Alembert, Malesherbes, Voltaire et tant d'autres qui devinrent ses collaborateurs ou ses amis. Il avait sur toutes choses des opinions raisonnées, des vues profondes et originales, presque toujours justes. Son programme politique peut se résumer en quelques lignes : respect de la liberté individuelle, de la liberté de penser et d'écrire, de la liberté de conscience, de la liberté du travail et de la propriété; suppression des priviléges et des droits féodaux; égalité de tous devant la loi; souveraineté de la justice et de la raison ayant pour organe une royauté constitutionnelle gouvernant dans l'intérêt du plus grand nombre et selon le vœu de l'opinion publique; administration du pays par le pays; répartition de l'impôt et des fonds consacrés aux travaux publics et au service de l'assistance par des assemblées municipales, cantonales, provinciales et par une assemblée centrale, toutes électives dans la classe des propriétaires; armée de volontaires; instruction nationale; commerce libre; colonies autonomes. Il comprenait si bien les nécessités de son temps que la plupart de ses idées ont pris corps et sont devenues des faits vivants quelques années plus tard, sous l'action féconde et puissante de l'Assemblée nationale. L'épreuve d'une guerre étrangère lui fut épargnée; on ne saurait donc le juger sur ce point; mais ce ne sont pas ses talents militaires qui sont en question ici; au reste, le courage ne lui faisait pas défaut il en fournit la preuve pendant les troubles dont la disette feinte ou réelle des blés fut l'occasion. Son équité, son humanité, sa tolérance, sa générosité, l'exquise sensibilité de son cœur sont incontestables. Il n'était pas orateur, dira-t-on; mais dans une monarchie tempérée, telle qu'il la rêvait, l'éloquence n'était pas

indispensable. Et d'ailleurs, sait-on si par la pratique il n'eût pas. vaincu sa timidité et son embarras naturels et s'il ne fût pas devenu un orateur? Aucun ministre, en tout cas, n'a jamais joint à plus de science, de vertu, de désintéressement, d'activité et de force d'âme un visage plus noble et plus beau. Que lui manquait-il donc? On répond l'habileté et la connaissance des hommes.

La connaissance des hommes, soit. Il s'est trompé quelquefois. Il calomniait Necker; il estimait Brienne bien au-dessus de sa juste valeur; il s'était trop hâté de juger Saint-Germain. Pourrait-on citer cependant quelque administrateur d'une valeur réelle dont il ait méconnu les plans ou repoussé les services. Qu'a-t-on vu après lui? Necker lui-même, qu'on lui oppose parfois, a-t-il sauvé la monarchie? L'habileté? En lui reprochant de n'avoir pas été habile, on veut dire par là sans doute qu'il se pressait trop, qu'il était maladroit, qu'il laissait voir trop ouvertement aux gens ce qu'il pensait d'eux, qu'il dédaignait d'acheter leur silence ou leur fausse amitié, qu'il n'entendait rien à la politique d'expédients ou d'intrigues (1). Nous admettons une partie de ces critiques. Mais il reste à savoir si un homme plus habile que Turgot, voulant les réformes qu'il voulait, ministre d'un roi tel que Louis XVI, d'une reine telle que Marie Antoinette, d'une nation telle que la France de 1774, forcé de compter comme lui avec le clergé, avec la finance, avec les corps de métiers, avec les priviléges des uns, la routine des autres, les préjugés de tous, aurait réussi mieux que lui dans une expérience qui en vingt mois entraîna sa perte.

Ce serait, nous semble-t-il, mal connaître l'histoire que de croire possible de la part des classes privilégiées, une ignorance ou un abandon de leur intérêt immédiat dont elles n'ont jamais donné d'exemple. Une contrainte morale, une nécessité physique les ont amenées quelquefois à capituler; elles n'ont jamais, que nous le sachions, cédé spontanément.

Qu'on se rappelle la longue lutte des patriciens et des plébéiens à Rome, la résistance acharnée que la féodalité militaire a opposée chez nous pendant des siècles à l'accroissement de la royauté; qu'on voie avec quelle énergie savante l'aristocratie anglaise résiste pied à pied aux envahissements de l'esprit moderne, secondé pourtant par l'action de la presse la plus libre et de l'opinion publique la plus puissante qui furent jamais. Les privilégiés de France ont abdiqué, il est vrai, le 4 août, et leur magnanimité d'un jour, ou plutôt d'une

(1) Voici en quels termes Turgot lui-même a répondu au reproche de maladresse que lui avait adressé le docteur Price: « J'aurais pu... meriter votre imputation], lui écrivait-il deux mois après la chute du ministère, si vous n'aviez eu en vue d'autre maladresse

que celle de n'avoir pas su démêler les ressorts d'intrigues que faisaient jouer contre moi des gens beaucoup plus adroits en ce genre que je ne le suis, que je ne le serai jamais, et que je ne veux l'ètre. (Euv. de T. Ed. Daire, 11, 805.)

nuit, fait époque dans notre histoire; mais quand ils abdiquèrent, des paysans armés, entraînés par une colère aveugle avaient commencé le pillage ou l'incendie de leurs châteaux, et la nation tout entière leur avait dicté d'avance la loi nouvelle. Croit-on que ces mêmes privilégiés, clergé, noblesse, parlement, bourgeoisie exempte d'impôt, se seraient trompés longtemps aux finesses et aux ménagements d'un ministre réformateur, eût-il été le plus habile du monde? Non, cette habileté n'aurait rien changé à la situation. A la première injonction de payer la taille, le clergé aurait jeté les hauts cris; le moindre retranchement sur la maison du roi aurait excité la colère des nobles; on ne pouvait toucher à la corvée ou aux corporations sans se brouiller ouvertement avec les cours souveraines et avec les six grands corps de métiers; toute tentative d'économie sérieuse soulevait la finance; tout refus d'argent aliénait Marie-Antoinette. Dès lors Louis XVI cédait et abandonnait son ministre. C'était dans l'ordre.

En résumé, si l'on admet l'urgence, la nécessité des réformes, proposition que nous serions tenté d'appeler un postulat, pour emprunter cette expression au langage des géomètres, Turgot semble avoir été l'un des hommes de France les plus capables d'accomplir ces réformes, et ce ne fut point sa faute, mais celle de la Ligue pour les abus, s'il échoua.

Nous arrivons à une seconde question: Turgot soutenu par un roi plus ferme eût-il pu réussir? Était-il possible de prévenir la Révolution?

C'est bien s'avancer dans la région des hypothèses que d'énoncer seulement un pareil problème. La solution n'en saurait être que conjecturale. Hors de la certitude et de la vraisemblance s'étend le possible, et le cercle du possible est infini.

Si Louis XVI avait été plus ferme, il aurait pu être un Joseph II, et il aurait employé la violence sans rien fonder de durable; ou un Richelieu, et il aurait dompté pour un temps la Révolution, qui n'en eût été que plus terrible après; ou un Gustave III, et après une expérience de quelques années, il aurait renié lui-même son œuvre; ou un Frédéric II, et en ne réformant l'État que pour mieux affermir la royauté, en n'instruisant le peuple que pour le mieux discipliner, il eût fait de ses sujets une nation de fonctionnaires et de soldats (en admettant que les Français se fussent prêtés à l'expérience aussi docilement que les Prussiens). Qu'aurait-il pu être encore? On ne sait. Il est permis de tout supposer, et de telles suppositions n'aboutissent à aucun résultat satisfaisant.

On aurait tort, d'ailleurs, croyons-nous, de s'exagérer l'importance d'un homme dans l'histoire, fût-ce un roi, fût-ce un grand roi. Il y a une logique dans les événements. Chaque être suit sa loi; chaque

institution obéit à son principe. Il est dans l'essence de la monarchie absolue d'aller toujours plus outre dans sa direction normale ou de se briser avec fracas. On ne redresse pas un chêne plusieurs fois séculaire. La royauté anglaise est devenue parlementaire, soit, mais à quel prix? Une révolution sanglante, la mort d'un roi, d'affreuses guerres civiles, et, chose essentielle, un changement de dynastie, il n'a pas fallu moins pour rendre possible cette douloureuse transformation du régime politique de la Grande-Bretagne. Il semble qu'en France une réforme pacifique était encore possible pendant la minorité de Louis XIII, lors de la convocation des États Généraux. Après Richelieu, après Louis XIV, toute liberté locale, toute liberté provinciale ayant disparu, tout contrôle sérieux étant étouffé, sauf l'opposition égoïste et tracassière du Parlement, la nation n'avait plus aucun moyen légitime de faire entendre sa voix. Alliées jadis, les deux puissances qui se disputaient l'avenir grandirent isolées, et chaque jour plus ennemies: monarchie d'un côté, peuple de l'autre. Leur divorce était prononcé longtemps avant qu'il n'éclatât au grand jour de l'histoire en 1789.

Il n'était donc pas aisé en 1774 de prévenir pacifiquement la Révolution. Qu'elle fût inévitable, les meilleurs esprits du siècle le pensaient. On nous dispensera de répéter ici leurs témoignages bien

connus.

Turgot lui-même, dès le commencement de son ministère, dans sa lettre au roi, et avant qu'il fût entraîné par la chaleur de la lutte, Turgot prévoyait que son œuvre serait vaine. Qui sait même s'il n'a pas emporté avec lui une partie de ses pensées secrètes? Pourquoi cette précipitation qu'on lui a reprochée, cette ardeur au travail qui effrayait plusieurs de ses amis, s'il n'avait eu le sentiment confus que le temps inflexible pressait, et que pour lui comme pour la monarchie l'heure fatale arrivait à grands pas? D'où lui seraient venues cette gravité, cette mélancolie qu'aucun peintre n'a effacées de son visage, s'il n'avait eu vaguement conscience de l'inanité de ses efforts?

Est-ce à dire qu'il ait entièrement perdu sa peine, consumé sans profit son intelligence et son cœur, sa vie presque entière au service de la France? Nous ne le croyons pas.

Il est facile, après coup, de juger des événements. Mais quand on est plongé dans le tourbillon qui emporte les choses humaines, sait-on jamais ce qui sera demain ou ce qui ne sera pas? Il n'y a de causes réellement perdues que celles qui s'avouent et se croient perdues; Turgot ne pouvait, ne devait pas désespérer complètement en 1774 de l'avenir de la monarchie et du succès des réformes. Il fit son devoir en essayant de sauver l'une et d'accomplir pacifiquement les autres.

Ajoutons que la science politique lui est reconnaissante de ses

persévérants efforts. Grâce à lui l'expérience fut complète. Il fut prouvé que la monarchie de droit divin n'était pas réformable. Et nous, descendants de Turgot, s'il ne nous a pas été permis de profiter du bienfait de ses lois, presque aussitôt détruites que décrétées, nous pouvons du moins admirer sa vie, relire ses œuvres, et nous inspirer à son école de cette grande tradition humaine et libérale du xvme siècle qui, malgré quelques erreurs et quelques travers, après tant de sang versé, tant de désastres; tant d'années perdues en entreprises coupables et en luttes fratricides, mérite de réconcilier dans un même sentiment de justice et de fraternité les générations nouvelles.

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