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Turgot ajoutait : « Ce sont là, Sire, des questions dignes d'occuper Votre Majesté... (1). »

Lorsqu'il lut ce rapport à Louis XVI, celui-ci l'écouta avec impatience, puis lui dit sèchement : « Est-ce tout? Oui, Sire. — Tant mieux!» et il lui tourna le dos (2).

Le renvoi de Turgot était résolu.

(1) Euv. de T. Ed. Daire, II, 358.

(2) Mont., Part. s. qq. min. des fin., 192. Montyon paraît croire que ces mots furent prononcés deux heures avant le renvoi de Turgot, le 12 mai. Il se trompe. Turgot ne fut reçu par le roi ni le 10, ni le 11, ni le 12 mai, comme on le verra plus loin au chap. xvi; ces

paroles ne peuvent donc se rapporter qu'à un mémoire lu antérieurement. Le rapport cidessus étant le dernier en date que Turgot ait écrit pendant son ministère, il y a toute apparence que c'est bien à l'occasion de la lecture de ce rapport que le roi tint le langage indiqué par Montyon."

CHAPITRE XV

Effet produit par les Édits. Vivacité de la polémique.

Guerre de pamphlets contre Turgot.

(Mars et avril 1776.)

La publication des édits avait produit l'impression la plus vive et la plus favorable à Turgot; ses adversaires eux-mêmes sont forcés de le reconnaître. « Les préambules des édits, pleins de confiance, de bonté, de popularité et d'une sorte d'enthousiasme [ont]... entraîné déjà beaucoup d'incrédules, » disait Mairobert (1). Et il ajoutait : « Les discours qu'on lit dans le procès-verbal du lit de justice tenu il y a quelques jours, ne répondent point à la haute opinion qu'on en avait donnée. » Mais l'aveu le plus précieux est celui-ci : « Au moment où [le premier président] peignait le peuple de Paris consterné, les guinguettes regorgeaient d'ouvriers qui avaient quitté leurs maîtres, avaient pris des carrosses de remise, et offraient partout le spectacle d'un vrai délire. » Quelle douce récompense pour le ministre que cette joie populaire!

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Il ne tient qu'à nous demain

Avecque franchise
D'aller vendre bière et vin
Tout à notre guise;
Chacun peut de son métier
Vivre aujourd'hui sans payer
Juré ni maîtrise

Oh gué!

Juré ni maîtrise!

Je suis tout émerveillé
De ceci, compère :
C'est un double jubilé (1)

Que nous allons faire;
Mais celui que notre roi
Nous donne vaut bien, ma foi,
Celui du Saint-Père
Oh gué !

Celui du Saint-Père (2)!

L'approbation des Anglais ne dut pas être moins sensible à Turgot. Les Mémoires secrets de Bachaumont, rendant compte de l'un des nombreux ouvrages de polémique parus à cette époque (3), ajoutent ce détail : « L'auteur prétend que le peuple anglais a été si enchanté de ce qu'il a appris de nos derniers édits et de nos nouvelles ordonnances qu'il a fallu les lui traduire, et qu'il y en a eu cinq ou six éditions; que dans plusieurs villes principales, à Bristol surtout, on a bu des toasts, on a fait des danses, on a célébré des fêtes en l'honneur de notre jeune roi et de son ministère (*). »

Voltaire fut de l'avis des gens de Bristol. Il écrivit au chevalier de Lisle, qui appartenait au parti Choiseul: « Je vous avouerai que je ne suis pas tout à fait de votre avis sur les préfaces des édits. Je peux me tromper, mais elles m'ont paru si instructives, il m'a paru si beau qu'un roi rendît raison à son peuple de toutes ses résolutions, j'ai été si touché de cette nouveauté, que je n'ai pu encore me livrer à la critique. S'il est vrai que l'auteur du Portier des Chartreux [l'avocat Gervaise] ait fait le discours du premier président [d'Aligre] au lit de justice, il ne s'est pas souvenu de la règle de saint Bruno qui ordonne aux Chartreux le silence ("). »

Et à Vasselier: « Je suis enchanté des édits sur les corvées et sur les maîtrises. On a eu bien raison de nommer le lit de justice le lit de bienfaisance; il faut encore le nommer le lit de l'éloquence digne d'un bon roi. Lorsque maître Séguier lui dit qu'il était à craindre que le peuple ne se révoltât, parce qu'on lui ôtait le plaisir des corvées et qu'on le délivrait de l'impôt excessif des maîtrises, le roi se mit à sourire, mais d'un sourire très dédaigneux (6). Le siècle d'or vient après le siècle de fer (7).

«

Il faisait cependant une légère réserve au sujet des corvées.

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des registres du Parlement montrant que Henri III en 1581, dans un but fiscal, avait créé des jurandes et maîtrises nouvelles, et que le Parlement avait résisté deux ans, jusqu'à un lit de justice. (H. Mart., Hist. Fr., XVI, 374.)

(5) Volt. à de Lisle, 14 mars 1776.

(6) C'est à propos de la police des grains supprimée par le troisième édit et non de l'abolition de la corvée que Séguier avait parlé d'émeute.

(7) Volt. à Vasselier, à Lyon, 15 mars 1776.

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« L'horreur des corvées, disait-il à Dupont de Nemours, consiste à faire venir de trois à quatre lieues de pauvres familles, sans leur donner ni nourriture, ni salaire, et à leur faire perdre plusieurs journées entières qu'elles emploieraient plus utilement à cultiver leurs héritages. Que chacun travaille sur son territoire, tous les ouvrages seront faits avec très peu de dépenses... Un entrepreneur de tous les chemins de la province voudra y gagner beaucoup. Chaque paroisse, en travaillant séparément, et en payant un peu sous les ordres de M. l'intendant, rendra le fardeau insensible (1). »

Il approuvait sans aucune restriction, en revanche, la suppression des jurandes, dans une lettre au même : « Béni soit l'article XIV de l'édit qui abolit les confréries! Si on avait aboli en Languedoc les confréries des pénitents bleus, blancs et gris, le bonhomme Calas n'aurait pas été roué et jeté dans les flammes! Voici l'âge d'or qui succède à l'âge de fer; cela donne trop envie de vivre, et cette envie ne me sied point (2). »

Il tenait à de Vaines un langage analogue: « Vous me demandez, Monsieur, ce que je pense sur le lit qu'on nomme de justice et de bienfaisance, le premier lit dans lequel on ait fait coucher le peuple depuis le commencement de la monarchie. Je ressemble au roi comme deux gouttes d'eau; je m'affermis dans mon goût pour les édits par les objections mêmes... » Et citant l'exemple de Newton, dont on avait fini par adopter l'opinion sur la lumière : « J'ose être persuadé que la même chose arrivera au Parlement: il sentira l'avantage de ces édits, et il les regardera comme le salut de l'État (3). » Puis, reprenant son objection au sujet des corvées : « Je vous avoue que l'ancienne proposition renouvelée par M. Séguier de faire travailler les troupes aux grands chemins m'a fait beaucoup d'impression. La mère du grand Condé dit, dans une requête au Parlement, que son fils avait obtenu de ses soldats qu'ils travaillassent sans salaire à aplanir les chemins qui les conduisirent à des victoires. — M. Séguier veut qu'on double leur paie. Je ne m'y connais pas, et ce n'est pas à moi de juger le grand Condé... Je voudrais qu'on fit comme dans d'aures pays où l'on a établi des barrières auxquelles les voitures paient le droit de gâter la route (“). »

Le même jour, il écrivait à Frédéric II : « Nous avons actuellement en France un jeune roi qui, à la vérité, ne fait point de vers, mais qui fait d'excellente prose. Il a donné en dernier lieu sept beaux ouvrages qui sont tous en faveur du peuple. Les préambules de ces édits sont des chefs-d'œuvre d'éloquence, car ce sont des chefsd'œuvre de raison et de bonté. Le Parlement de Paris lui a fait des

(1) Volt. à Dup. Nem., 23 mars 1776. (2) Id.

(3) Volt. à de Vaines, 30 mars 1776.
(4) Id.

remontrances séduisantes: c'était un combat d'esprit; s'il avait fallu donner un prix au meilleur discours, les connaisseurs l'auraient donné au roi, sans difficulté (1). »

Et à Condorcet, le 3 avril : « Enfin donc, mon respectable ami, les partisans de la raison et de M. Turgot triomphent. Grâce à Dieu et au roi, nous voilà dans le siècle d'or jusqu'au cou... Il me semble que les pères de la patrie ont fait un furieux pas de clerc; on dit qu'on chante par toute la France: Oh! les fichus pères! Oh gué! Oh! les fichus pères (2)! »

Rassuré par la joie publique et la fermeté apparente qu'avait déployée Louis XVI dans le lit de justice, Voltaire était à ce moment, on le voit, plein d'espérances et... d'illusions. Mais la lucidité de son esprit, la mobilité inouïe de son imagination ne permettaient pas qu'il s'abusât longtemps. Son optimisme ne fut pas de longue durée, et il se reprit bientôt à craindre et à détester de plus belle l'influence du Parlement. Le 19 avril il écrivait à d'Argental: « Tout ce que vous me dites des pères de la patrie est bien pensé, bien juste, bien vrai. Vous avez grande raison d'être de l'avis du Pont-Neuf qui dit dans la chanson: «Oh! les fichus pères! Oh gué! les fichus pères! » Mais, tout fichus pères qu'ils sont, en ont-ils moins répandu le sang du chevalier de La Barre et du comte de Lally? En ont-ils moins persécuté les gens de lettres qui avaient eu la bêtise de prendre leur parti? Se sont-ils moins déclarés contre le bien que fait le roi? Ont-ils moins essayé de troubler le ministère? Sont-ils moins redoutables aux particuliers? Cabalent-ils moins avec ce même clergé qu'ils avaient poursuivi avec tant d'acharnement? Oppriment-ils moins quiconque n'est pas le parent ou l'ami de leurs gros bonnets? Font-ils moins semblant d'avoir de la religion? Forcent-ils moins les gens qui pensent à s'éloigner de leur ressort? Ont-ils moins poursuivi M. de Boncerf, premier commis de M. Turgot? S'ils sont rois de France, il faut donc quitter la France et se préparer ailleurs un asile. Personne n'est sûr de sa vie. Ils se vengeront sur le premier venu de la disgrâce qu'ils se sont attirée sous Louis XV, et ils embarrasseront Louis XVI autant qu'ils le pourront. Le roi se défendra bien, mais les particuliers ne peuvent se défendre qu'en fuyant (3). »

La haine vigoureuse de Voltaire contre le Parlement était au moins égalée par l'âpreté de Condorcet à combattre les adversaires des idées nouvelles. Necker semblait son ennemi personnel. Jugeant insuffisantes les répliques nombreuses qu'on avait opposées, dans le parti économiste, à son livre de la Législation du commerce des grains, il publia en mars 1776 « la Lettre d'un laboureur de Picardie à M. N***,

(1) Volt. à Fréd. II, 30 mars. (2) Cond., Euv. I, 110, 111.

Il s'agit de la

chanson que nous avons rapportée plus haut. (3) Volt. à d'Arg., 19 avril 1776.

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