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Les roturiers sont certainement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au temps où leurs voix n'étaient pas comptées. » Ne croirait-on pas entendre déjà le langage de quelque orateur du tiers-état à la Constituante?

Mais Turgot ne se contente point d'opposer une déclaration à une autre. Il discute « la proposition en elle-même ». Au point de vue du droit, il n'est pas douteux que la noblesse ne doive être imposée. « Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l'intérêt de tous, tous doivent y contribuer. » — Au point de vue de l'humanité, « il est bien difficile de s'applaudir d'être exempt d'impositions comme gentilhomme, quand on voit exécuter la marmite d'un paysan. > << Si l'on examine la question du côté de l'avantage politique et de la force d'une nation, » on voit « qu'un grand nombre de privilégiés riches est une diminution réelle de force pour le royaume », si ces riches privilégiés échappent à l'impôt. On voit encore que la plupart des vices de l'administration des impôts proviennent de ce régime de priviléges accordés aux nobles. « C'est pour éluder les priviléges qu'on a multiplié les droits sur les consommations et sur les marchandises; qu'on a établi des monopoles sur le sel et le tabac, > et rendu possible ainsi l'existence d'une véritable armée de contrebandiers, qu'une armée de commis est employée à combattre, — lutte stérile et funeste pour tous. « C'est parce qu'on ne pouvait faire payer les nobles ni les ecclésiastiques qu'on a fait payer leurs fermiers et leurs misérables métayers. »

A en juger par ces mots, on pourrait croire que Turgot veut la suppression immédiate des inégalités civiles et politiques dans l'État. Ce serait une erreur, car il s'empresse d'ajouter : «S'ensuit-il de là qu'il faille détruire tous les priviléges? Non, je sais aussi bien que tout autre qu'il ne faut pas toujours faire le mieux qu'il est possible, et que si l'on ne doit pas renoncer à corriger peu à peu les défauts d'une constitution ancienne, il ne faut y travailler que lentement, à mesure que l'opinion publique et le cours des événements rendent les changements possibles. » Ce passage est la meilleure réponse que l'on puisse adresser à ceux qui ont refusé à Turgot le sens politique et la modération.

Il conclut qu'il faut laisser subsister le privilége de la noblesse qui l'exempte de la taille, comme une chose établie et qu'il ne serait pas sage de changer. » Mais il faut bien se garder de l'étendre à de nouveaux objets. Il faut, « en un mot, suivre la marche que tous les ministres des finances ont constamment suivie depuis quatre-vingts ans et davantage, car il n'y en a pas un qui n'ait constamment cherché à restreindre en général tous les priviléges, sans en excepter ceux de la noblesse et du clergé. »

Il entre alors dans des considérations historiques fort intéressantes

et fort justes sur l'origine du privilége de la noblesse en matière d'impôts. Au moyen âge, les nobles avaient des obligations réelles; ils étaient seuls chargés dé la justice et du service militaire. Lorsque Charles VII rendit la taille perpétuelle pour subvenir à l'entretien. d'une armée permanente, il n'osa point astreindre la noblesse à payer les frais d'une entreprise dirigée contre elle. Aujourd'hui, rien ne justifie plus les priviléges des nobles. S'ils servent dans l'armée, ils ne servent pas seuls, et ils y sont payés tout aussi bien que les roturiers. Ils sont même, eux et leurs valets, exemptés de la milice, dont le fardeau retombe sur les seuls roturiers. D'ailleurs, la noblesse paie certaines contributions, les vingtièmes, la capitation. Pourquoi n'en paierait-elle pas d'autres? Des roturiers obtiennent à prix d'argent des lettres de noblesse. Est-ce parce qu'ils sont assez riches pour devenir nobles, qu'ils sont trop pauvres pour payer l'impôt?

Les objections de Miroménil portaient justement, à propos de l'article II, sur la nécessité de conserver à la noblesse son caractère belliqueux, par le maintien de ses prérogatives. Il faisait réellement la part belle à Turgot. On sourit à la lecture d'assertions telles que celles-ci : « Ce n'est que par les distinctions que l'on peut entretenir dans le cœur des nobles cette ardeur salutaire qui produit des officiers. - Réduire la noblesse à la condition des roturiers, c'est étouffer l'émulation et faire perdre à l'État une de ses principales forces. Que l'on réfléchisse au désintéressement avec lequel la noblesse sert le roi, on conviendra qu'elle supporte une grande partie des frais de la guerre. » Turgot répond sévèrement : qu'il y a beaucoup trop d'officiers, que leur désintéressement coûte à la France les cinq sixièmes de la dépense que russe et l'Autriche réunies consacrent l' à leurs forces militaires; que des grâces de toute sorte sont accordées à ces mêmes officiers et grossissent d'autant, en réalité, le budget de la guerre; que dans la noblesse militaire française « tout le monde se fait un titre de sa ruine, pour en être dédommagé par l'État; » que « l'État est ruiné à son tour pour entretenir un militaire dont la force à beaucoup près ne répond pas à ce qu'il coûte; » au surplus, que << dans notre nation, les roturiers ne sont pas des poltrons, » si la noblesse est brave.

«

Après la noblesse, le clergé. L'établissement d'une imposition sur. les terres d'église « excitera, dit le garde des sceaux, une réclamation générale de la part du clergé de France, et l'on ne pourra pas dire qu'elle soit mal fondée. Les priviléges du clergé ne sont pas moins respectables en France, eu égard à la constitution de la monarchie, que ceux de la noblesse, et ils tiennent de même au caractère de la nation. » Cette nouvelle déclaration n'est que la préface d'un long développement par lequel Miroménil essaie de prouver que le clergé est surchargé d'impôts, et qu'il n'a pas trop de ses revenus pour subvenir

à son entretien et au paiement de ses dettes. Il est fâcheux que Turgot ne soit pas entré à ce sujet dans une discussion détaillée. Il se contente de répondre que si le clergé a des dettes, c'est qu'on a eu la faiblesse de l'autoriser à emprunter sans cesse pour l'acquittement du don gratuit. Quant au fond de la question, il renonce à la traiter. Il savait que l'opposition du clergé pouvait faire la plus vive impression sur l'esprit du roi; il savait que Maurepas avait signifié qu'il ne donnerait jamais son assentiment aux édits, si l'on persistait à comprendre les biens-fonds du clergé dans l'imposition pour les chemins. » Il déclare donc qu'il remettra « à un autre temps la discussion des principes », et qu'il n'est pas éloigné de « retrancher ici la disposition qui concerne le clergé : quoique la proposition en soit très juste, il est certain qu'elle exciterait une vive réclamation: et peut-être les opinions du roi et du ministère ne sont-elles pas assez décidées, pour qu'il ne soit pas à propos d'éviter d'avoir deux querelles à la fois. » C'était là une nouvelle concession de Turgot au clergé. Elle dut lui coûter, mais il savait faire au bien public, s'il le fallait, le sacrifice d'une partie de ses idées : qui oserait l'en blâmer?

Le reste des observations de Miroménil ne roule que sur des points de détail. On sent bien que la véritable question est épuisée. Les deux adversaires abandonnent peu à peu la lutte; plusieurs articles de la loi passent sous les yeux du garde des sceaux, sans qu'il trouve rien à y reprendre. Turgot, de son côté, répond en termes très brefs aux objections. En revanche, comme l'article XI proposé par Trudaine, bornait à trois ans, on se le rappelle, l'exécution de l'édit, cette restriction lui semble fâcheuse, et il retire l'article. » Il jetterait, disait Turgot, de l'incertitude sur l'opération; il obligerait à un nouvel enregistrement dans trois ans, et aurait un air de timidité que le roi doit éviter sur toute chose dans la circonstance. » Miroménil enfin proposant de remplacer l'imposition que l'édit substituait aux corvées, par l'abonnement des taillables (1), que Turgot lui-même avait inauguré comme pis-aller en Limousin, celui-ci répond durement : « Ce que propose M. le garde des sceaux serait une très mauvaise opération... et qui dans ce moment joindrait à tous les inconvénients celui de sacrifier l'autorité du roi aux clameurs prématurées du Parlement. » Ces derniers mots, comme ceux qui précèdent, ont un sens fort clair: ils équivalent à une déclaration de guerre de Turgot au Parlement (*).

(1) Dans ce système, les taillables seuls auraient payé l'impôt, tandis que l'impôt créé par l'edit frappait à la fois les nobles et les taillables.

(2) Condorcet, dans un langage plus que vif, déclarait que les observations de Miroménil, dont on vient de lire l'analyse, étaient digues du charnier des Innocents ».

CHAPITRE V

Imminence d'une lutte ouverte entre Turgot et le Parlement.
Les amis du ministre en janvier 1776.

Le roi lut la réponse de Turgot à Miroménil. Il fut convaincu. Il donna raison à Turgot. Dès lors « le garde des sceaux n'osa plus s'opposer directement [aux édits]. Il se contenta de soulever en secret les Parlements. Il fit dire au roi par M. de Maurepas que Turgot était un ennemi de la religion et de l'autorité royale et qu'il allait bouleverser l'Etat. On chargea Séguier de faire des réquisitoires [contre divers ouvrages publiés par des amis du ministre et favorables à ses idées]. On insinuait adroitement que M. Turgot voulait anéantir les priviléges de la noblesse, et que depuis son ministère l'impiété et la sédition marchaient tête levée. Il n'eut pas de peine à faire sentir au roi l'absurdité du Parlement. Mais M. de Maurepas montrait de son côté les Parlements révoltés, la noblesse dans l'inquiétude, les financiers prêts à faire banqueroute. Le roi, peu éclairé, n'ayant aucun principe fixe, porté naturellement à la défiance, penchant que M. de Maurepas augmentait en lui disant du mal de tous les honnêtes gens, était ébranlé. » C'est en ces termes que Condorcet, plusieurs mois après, racontait à Voltaire la lutte engagée en janvier 1776, sous les yeux du faible Louis XVI, entre Turgot et ses adversaires. Le roi ressemblait moins à une place forte assiégée par deux partis contraires qu'à une ville sans défense, ouverte d'avance à celui qui gagnerait la bataille engagée sous ses murs.

Les chances d'une telle lutte n'avaient rien de rassurant pour Turgot. Ses amis, ses confidents ne cachaient pas leurs craintes. Pour lui, il se fût reproché sans doute comme dérobés au bien public les instants qu'il aurait consacrés à des précautions ou à des alarmes. Trudaine, moins philosophe que lui, ou moins enthousiaste, envisageait tristement la situation. Il attendait chaque jour une décision du roi, qui n'osait en prendre aucune. Il voyait avec angoisse passer sans résultat les jours et les semaines, et s'enfuir un temps précieux perdu pour le ministre. Il lui écrivait :

« Je vous supplie, mon ami, de jeter ce billet au feu dès que vous l'aurez lu. Soyez sûr que le président est animé contre vous au dernier point, qu'il est excité du pays que vous habitez (sic). Soyez sûr aussi

que le seul moyen de donner de la consistance et de la considération à votre ministère est de marquer en cette occasion la plus grande fermeté. Je la crois essentielle pour le règne du roi et pour votre réputation personnelle. Les bien-intentionnés du Parlement, qui sont en très petit nombre, souhaitent qu'on mette de la fermeté; et pour cela il faut se hâter. Plus on retardera, plus la résistance aura le temps de se préparer. La mauvaise volonté du Parlement est encore excitée par celle du public, et le public est désespéré parce que tout le monde est menacé dans son état. On lui annonce de tous côtés de grands changements qu'il attend depuis longtemps. Un très grand nombre de gens paraît dévoué à la haine publique: chacun craint, ou pour soi, ou pour son frère, ou pour son ami. Cette inquiétude jette sur les commencements de ce règne un sombre et un désespoir qui est bien fâcheux. Vous n'avez encore fait que du bien, et le public est triste comme si on ne lui avait fait que du mal: c'est qu'il craint, c'est qu'il est rempli de gens qui ne sont pas sûrs de se lever le lendemain avec leur état.

» Joignez à cela que la lenteur de l'exécution de tout ce qui a été entamé diminue la considération. Rien n'a autant contribué à augmenter l'autorité du roi que la fermeté qu'il a montrée dans le temps des émeutes.

» J'ai vu un moment où Louis XV a eu un moment de considération : c'est celui où il a parlé avec fermeté au Parlement. C'est peut-être un des plus beaux moments de son règne; et cependant on lui avait fait dire des choses bien bêtes et bien fausses.

» Mais ce que le public exige de son souverain, c'est de la fermeté; ce qu'il désire le plus, c'est d'être exempt d'inquiétude. Je crois done que vous ne pouvez envoyer trop tôt vos édits; que plus vous perdrez de temps, plus la position sera défavorable; qu'il faut vous attendre à de la résistance, mais que vous étonnerez, déconcerterez toute la mauvaise volonté en y opposant de la fermeté et en enlevant tout ce que vous avez à faire passer.

» Soyez sûr encore qu'il n'y a pas un conseiller au Parlement qui ne regarde l'envoi des édits comme la fin de votre ministère. Je sais cette circonstance par quelqu'un qui le sait bien, et que je ne puis vous nommer. Si ce malheur arrivait, je crois que l'autorité du roi est perdue pour tout son règne. Je suis fâché d'avoir à vous dire des choses qui peuvent vous affliger; mais l'amitié ne connaît pas ces considérations.

» Je vous avertis aussi que le grand banc compte sur une communication en papier. Je ne sais pas sur cela vos intentions; mais il sera bien fâché et bien révolté si vous ne le faites pas. Je vous demande avec instance encore de brûler ce billet, et de ne pas dire ce que je vous ai dit des différentes personnes qui m'ont parlé. Je

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