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connaisse l'absurdité. Tant que ces règlements resteraient dans leur obscurité, on ne manquerait pas de crier, comme on l'a fait en maints et maints réquisitoires, que ces règlements sont le fruit de la sagesse de nos pères éclairés par l'expérience; au lieu qu'il sera difficile de placer ces grands mots à côté du texte même des règlements fidèlement rapportés dans le préambule. » Miroménil ne répondit par aucune note à l'âpre ironie de l'argument.

III. Le troisième mémoire est consacré à l'explication de l'édit portant suppression des offices sur les quais, halles et ports. Il est fort court et n'insiste que sur un point. Parmi les officiers supprimés étaient les jurés-vendeurs de marée. Ils percevaient une partie des droits établis sur le prix de la vente du poisson. Ces droits ayant été diminués en vue d'encourager la pêche, le gouvernement s'était engagé à indemniser les jurés-vendeurs de ce qu'ils pourraient perdre par cette diminution. Qu'imaginèrent-ils? Ils s'entendirent avec les revendeuses, leur livrèrent le poisson à bas prix, moyennant une part dans leur bénéfice, et parvinrent ainsi à recevoir double indemnité, et de ces marchandes et de l'État. Quant à la part de l'État dans les droits sur le poisson, elle était par cette fraude singulièrement diminuée; et la pêche, d'un autre côté, se trouvait fort découragée par la fixation de prix inférieurs à la valeur réelle du poisson qui était expédié à Paris. Turgot signala cette manœuvre, et prouva par là combien il serait utile de supprimer les jurés-vendeurs de marée et autres officiers du même genre.

IV. La suppression des jurandes est appuyée, dans le quatrième mémoire, de raisons non moins propres à frapper l'esprit du roi. — Ceux qui défendent ce régime, dit Turgot, ont intérêt à le conserver. << Les contestations qu'il occasionne sont une des sources les plus abondantes des profits des gens du Palais. » Ces communautés forment un obstacle invincible à l'abaissement du prix des denrées de première nécessité. Le pain et la viande ne sont chers que parce que les boulangers, les bouchers s'entendent entre eux. Ils ne le pourront plus le jour où leurs corporations auront cessé d'exister. Turgot se faisait peut-être quelques illusions à cet égard. Il ajoute avec plus de raison qu'une circonstance particulière rend plus urgente que jamais la suppression des jurandes. La guerre d'Amérique a fermé beaucoup de fabriques anglaises. Le moment est propice pour attirer en France des ouvriers habiles et instruits, et la doter ainsi d'une foule de procédés utiles qui ont été jusqu'ici le secret des étrangers. Rien de pareil ne sera possible, tant que les jurandes subsisteront.

Nulle part, dans le cours de ces mémoires adressés au roi, Turgot n'est plus pressant qu'ici. Nulle part il n'insiste avec plus de force et de solennité. « Je regarde, Sire, la destruction des jurandes et

l'affranchissement total des gênes que cet établissement impose à l'industrie et à la partie pauvre et laborieuse de vos sujets, comme un des plus grands biens qu'elle puisse faire à ses peuples : c'est, après la liberté du commerce des grains, un des plus grands pas qu'ait à faire l'administration vers l'amélioration, ou plutôt la régénération du royaume. Cette seconde opération sera pour l'industrie ce que la première sera pour l'agriculture. » Voilà tout l'esprit des dix-huit mois du ministère résumé en quelques mots, et par Turgot lui-même. Après l'affranchissement de l'agriculture, l'affranchissement de l'industrie. Mais il ne dit pas que ces deux grandes réformes n'étaient dans sa pensée que la préface d'œuvres plus importantes

encore.

V. Le cinquième mémoire ajoute peu de chose à ce que nous avons dit de la suppression de la caisse de Poissy.

VI. Dans le sixième, relatif au changement de forme dans le droit sur les suifs, Turgot insiste sur cette considération que l'abaissement des tarifs favorisera l'importation des suifs étrangers, nulle jusque-là, et accroîtra d'autant les revenus du Trésor.

Il termine par ces mots : « Voilà, Sire, tout ce que j'avais à dire à Votre Majesté sur les lois que je lui propose, qui ne sont, comme on voit, que des opérations de bienfaisance; elles n'en essuieront pas moins de contradictions, mais ces contradictions seront facilement vaincues, si Votre Majesté le veut. »

La volonté du roi! Telle était toujours, dans la pensée de Turgot, son unique appui contre la ligue des intérêts égoïstes que froissaient ses réformes. Mais cette volonté consentirait-elle à le soutenir jusqu'au bout? ne se lasserait-elle point de la lutte? Déjà, semble-t-il, le faible monarque n'avait plus une confiance entière en son ministre il n'osait le croire sur parole; il consultait Miroménil.

Miroménil s'était borné à opposer quelques notes médiocres au mémoire adressé au roi sur les six projets d'édits. Il avait songé ensuite à attaquer particulièrement l'édit des jurandes. Il se ravisa et prit la peine d'examiner avec la plus scrupuleuse attention l'édit des corvées (1). On remarquera que les cinq autres n'atteignaient pas directement les gens de robe; ils s'attaquaient simplement à des institutions ou à des règlements, qui pouvaient leur être chers, mais qui ne portaient aucun préjudice à leurs priviléges. La suppression des corvées tendait au contraire à les soumettre à un impôt. C'était là une innovation détestable et qu'il fallait écarter à tout prix. Aussi Miroménil laissa-t-il passer sans mot dire les cinq autres projets

(1) Lettr. de Cond. à Volt., 12 juin 1776. Ew. de Cond., I, 118.

d'édits; il consacra, en revanche, de longues et minutieuses observations à l'édit qui remplaçait les corvées par une contribution en argent. Il avait su d'ailleurs, par ses émissaires, que cette loi était celle qui offensait le plus le Parlement. Le roi ayant communiqué à Turgot les observations de Miroménil, celui-ci voulut y répondre, et il rédigea des contre-observations qu'il opposa pied à pied aux observations du garde des sceaux. Cette lutte d'un homme d'État philosophe contre un juriste qui se rappelle trop qu'il est privilégié, ce duel du droit contre l'abus offrent un sérieux intérêt et sont d'un précieux enseignement.

Miroménil débute par des compliments à l'adresse de son adversaire. Il rend hommage à ses intentions, à « ses vues d'humanité », « à ses principes de justice louables à tous égards». C'est bien là ce qu'on nomme une précaution oratoire.

Il raconte ensuite longuement, et en termes vagues, quelles ont été les vicissitudes de la confection des grandes routes depuis Henri IV jusqu'à Louis XV. Il fait l'éloge de Trudaine le père, et insinue que c'est justement cet honnête homme qui a inventé les corvées.

Ici, Turgot l'arrête et le rappelle à la vérité historique. Les corvées étaient déjà usitées vers la fin du règne de Louis XIV, et dès 1737 l'ordonnance du contrôleur général Orry en sanctionna l'usage. Trudaine les trouva donc établies à son arrivée aux affaires; non seulement il ne les a pas créées, mais il eût voulu en affranchir le peuple.

Miroménil consent à reconnaître que les corvées ajoutées à tant d'autres impôts sont une charge écrasante pour le peuple. Mais ne sont-elles pas nécessaires, et ne peut-on pas les rendre supportables en les adoucissant, en les réglant plus équitablement, en en confiant l'administration à des personnes actives, vigilantes et exactes? -« Ce sera toujours un très mauvais système d'administration, répond Turgot, que celui qui exigera des administrateurs parfaits. »

La véritable question se pose enfin. Il s'agit de savoir qui doit payer l'entretien des grandes routes. On peut dire que Turgot et Miroménil ont tort ici tous deux. Mais combien différemment! Turgot, toujours fidèle à ses idées économiques, déclare que les propriétaires seuls profitant des chemins doivent seuls contribuer à la dépense pour les chemins, et qu'il est souverainement injuste de faire retomber l'impôt sur des gens qui n'ont rien que leurs bras, tels que les fermiers et les journaliers. Sans doute, ajoute-t-il, l'impôt, en dernière analyse, retombe sur le propriétaire, et celui-ci ressent le coup de la ruine de son fermier. « Mais il ne s'en suit pas que son fermier ne soit pas encore plus malheureux que son maître lui-même. Quand un cheval de poste tombe excédé de fatigue, le cavalier tombe aussi, mais le cheval est encore plus à plaindre. » Turgot pèche donc par

excès de logique, et aussi en quelque sorte par excès d'humanité. — Miroménil n'a garde de pécher ainsi. Il commence par établir, d'ailleurs fort justement, que tout le monde profite des grandes routes. Qu'en concluera-t-il? Que tous doivent contribuer aux corvées? Nullement. D'après lui, les propriétaires, même privilégiés, n'ont aucun avantage sur les taillables, et ils paient bien assez d'impôts sans qu'on les oblige encore à payer pour les corvées. Cette assertion est étayée de raisons qui la valent. La première est que les propriétaires paient l'imposition pour les ponts et chaussées. La seconde est qu'ils paient indirectement aussi la taille imposée à leurs fermiers, tandis que « les gens qui n'ont que leurs bras ne contribuent presque point aux contributions ». - Turgot rappelle durement le garde des sceaux à la réalité des choses. Il conteste d'abord, ce qui peut être contesté à la rigueur, que tout le monde profite également des grandes routes, et il ajoute avec une amère ironie: « A l'égard des paysans, M. le garde des sceaux me permettra de croire que le plaisir de marcher sur un chemin bien caillouté ne compense pas pour eux la peine qu'ils ont eue de le construire sans salaire. » Il redresse ensuite une erreur manifeste de son adversaire : l'imposition pour les ponts et chaussées faisait partie du second brevet qui s'imposait conjointement avec la taille; les privilégiés étaient donc exempts de cette imposition, quoi qu'en eût dit Miroménil. D'ailleurs, quels ne sont pas, ajoute-t-il, les avantages de ces privilégiés dont on plaint le sort? Non seulement ils ne paient point la taille personnellement, mais ils ont le droit de faire valoir, en exemption de toute imposition taillable pour leurs fermiers, une ferme de quatre charrues qui, dans les environs de Paris, porterait à peu près 2,000 francs d'imposition. Ils ne paient absolument rien pour les bois, les prairies, les vignes, les étangs, les terres encloses qui tiennent à leur château, de quelque étendue que ce soit. Il est vrai qu'ils paient la capitation, mais ils ne la paient pas dans la même proportion que les taillables. « Comme les nobles se défendent, et comme les taillables n'ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que la capitation des nobles s'est réduite à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des taillables est presque égale au principal de la taille. » Ces mêmes privilégiés ne partagent point la misère de leurs infortunés métayers, qu'ils sont parfois contraints de secourir, pour les empêcher de mourir de faim. Ils ne connaissent ni les saisies, ni les exécutions des huissiers et des collecteurs, ni les vexations et les abus de toute sorte qu'entraîne la perception de la taille. Ils ne sont jamais brusquement surpris par la réclamation d'impôts inattendus et que rien ne pouvait faire prévoir, tels que la corvée pour un chemin nouveau, ou, dès qu'il y a guerre, l'imposition connue sous le nom d'ustensile, de quartier d'hiver.

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Turgot, en vérité, n'avait pas de peine à accumuler preuve sur preuve, et à montrer l'étendue des avantages de toute sorte dont jouissaient les prévilégiés. La tâche de Miroménil était beaucoup moins aisée. Justifier les corvées était une œuvre ardue. Il déploya d'ailleurs dans son plaidoyer une rare souplesse, opposant tour à tour cent sophismes à son adversaire: Les corvées sont le meilleur moyen d'accélérer le travail des routes. Les corvées ont permis d'en construire un grand nombre déjà. L'imposition qui remplacera les corvées sera, dans certains cas, plus lourde que les corvées mêmes. Elle ne permettra pas de faire tous les chemins à la fois. - Elle › deviendra insuffisante à payer les journées d'ouvriers, si le prix de ces journées augmente. - Turgot, ayant déjà montré la faiblesse de ces objections dans le préambule de l'édit, nous n'y reviendrons pas. Il avait également répondu d'avance, à la seule observation sérieuse de Miroménil, celle que nous avons vue développée par Trudaine de Montigny, lorsqu'il redoutait que les fonds réservés au remplacement des corvées ne fussent détournés de leur destination première, et employés à d'autres dépenses.

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Le garde des sceaux termine ses observations relatives au préambule de l'édit par l'expression d'une crainte trop charitable pour être bien sincère. Il a peur que les propriétaires astreints à payer l'imposition pour les corvées « ne se portent plus à faire des contributions volontaires » pour les ateliers de charité. « Les dons des seigneurs pour les ateliers de charité sont en général un si petit objet, qu'on pourrait se consoler de cette perte, » répond Turgot.

Miroménil arrive alors au dispositif, et passe en revue chacun des articles. Sans le suivre dans le détail, insistons sur le point capital de cette seconde partie de la controverse. Après cent détours, il revient au véritable motif de son opposition à l'édit, et son aveu ne saurait être plus formel: « Je ne puis me refuser à dire qu'en France le privilége de la noblesse doit être respecté, et qu'il est, je crois, de l'intérêt du roi de le maintenir. Il faut voir avec quelle vivacité Turgot relève cette déclaration. « M. le Garde des sceaux semble ici adopter le principe que, par la constitution de l'État, la noblesse doit être exempte de toute imposition. Il semble même croire que c'est un préjugé universel, dangereux à choquer. Si ce préjugé est universel, il faut que je me sois étrangement trompé sur la façon de penser de tout ce que j'ai vu d'hommes instruits dans le cours de ma vie, car je ne me rappelle aucune société où cette idée eût été regardée. autrement que comme une prétention surannée, et abandonnée par tous les gens éclairés, même dans l'ordre de la noblesse. » On voit bien que Turgot fréquentait surtout les philosophes et leurs amis. « Cette idée, ajoute-t-il, paraîtra au contraire un paradoxe à la plus grande partie de la nation dont elle blesse vivement les intérêts.

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