sion décisive dans sa vie morale, et détermina l'homme en lui. Les Pensées de Pascal, qu'il lut beaucoup à cette heure de crise et sous l'interprétation de cette grande douleur, lui furent (comme j'espère que, pour qui les lira de même, elles n'ont pas cessé de l'être) salutaires et fortifiantes. Dès ce jour, le jeune homme se trouva l'un de ceux qui ne devaient pas continuer purement et simplement le xvIIe siècle; il appartenait déjà d'esprit et de cœur au groupe qui allait avec mesure, mais non sans éclat, s'en séparer. J'ai hâte d'arriver aux écrits où nous avons droit de nous étendre. De Carcassonne, M. de Barante père fut envoyé préfet à Genève; c'était passer d'une ville de province à une cité européenne et à un grand centre. Son fils, dès lors attaché au ministère de l'intérieurs, l'y alla visiter. Coppet et sa gloire, et le fruit d'or à demi défendu, brillaient à deux pas sur la colline. M. Prosper de Barante apportait là des prédispositions toutes particulières, une jeunesse pure et sérieuse, une éducation diverse, un peu inégale, rectifiée par une réflexion précoce, surtout rien de scolaire, rien de cet enthousiasme purement littéraire qui sent sa rhétorique et qui la prolonge au delà du moment. De bonne heure il avait pu voir la vie sous ses différents aspects; il savait déjà le monde, et dans les lettres, dès qu'il y appliquerait son regard, il devait chercher de l'étendue et un libre horizon. Tout cela préparait certainement sa maturité ingénieuse. Il y a ainsi un moment dans chaque vie distinguée où tout s'accumule et conspire, et ne demande qu'à éclore. Quand le flambeau en lui-même est si prêt à luire, le foyer, quel qu'il soit, ne manque jamais. Aujourd'hui que tout noble centre a disparu, et que la pensée, si elle veut être pure, cherche vainement un lieu désintéressé où se groupent avec charme et concert les activités diverses, ces souvenirs des foyers et comme des patries autrefois brillantes sont bien faits pour rappeler un moment le regard en arrière et le reposer. Après les désastres de tant d'années orageuses, on le conçoit, c'était mieux qu'un arc-en-ciel et qu'une promesse que cette réunion d'élite, cette émulation combinée des plus vives et des plus rares intelligences. La science originale et perçante d'un Schlegel, la digression inépuisable et spirituellement rapide d'un Benjamin Constant, faisaient déjà un beau fonds, sans compter ces hôtes de chaque jour qui y passaient, et qui, sous la baguette magique de la Muse du lieu, y revêtaient toute leur fraîcheur, y rendaient toutes leurs étincelles. M. de Barante, une fois entré dans le cercle, dut y recevoir beaucoup; mais il y porta, il y garda à coup sûr un caractère propre. Jeune, au sein de cette société enthousiaste, il ne se départit point de la réserve ni du goût. Cette règle morale qu'on ne craindrait pas de dire qu'il observa jusque dans le sentiment, nous la retrouvons nettement traduite dans son expression d'écrivain. Il eut ce que Mme de Staël a qualifié heureusement une réserve animée, de la discrétion dans le trait, une justesse prompte, quelque chose de ce que Mlle de Meulan, de son côté, marquait également. Tout auprès de cette exaltation un peu factice de Benjamin Constant, il sut se faire des points fixes. A l'excès paradoxal de Schlegel il opposa l'impartialité. Impartialité, ce fut de bonne heure sa devise, son inspiration originale en critique, comme par la suite en histoire. Tel nous le montre son Discours ou Tableau de la Littérature française au XVIe siècle, ouvrage conçu durant ces années et qui parut pour la première fois en 1809. Ce petit volume, qui présentait moins des développements que des résultats, a trop bien réussi, il a trop contribué à répandre et à faire accepter de tous aujourd'hui les conclusions qu'il exprimait, pour qu'on n'ait pas besoin de se reporter au moment où il parut, si l'on veut en apprécier l'originalité. Chose singulière! la critique littéraire à la fin du xvine siècle, de cette époque éminemment philosophique, était devenue, chez la plupart des disciples, purement méticuleuse et littėrale: elle ne s'attachait plus guère qu'aux mots. L'école d'où sortait M. de Barante la ramena aux idées, et rétablit le point de vue élevé que la littérature doit tenir dans une société polie, mais sérieuse. Quand je dis que la critique issue en droite ligne de la philosophie du XVIIe siècle se prenait surtout aux mots, je sais bien que parmi ces mots on faisait sonner très-haut ceux de philosophie et de raison; mais, sous ce couvert imposant et creux, on était trop souvent puriste et servile. Une autre école, opposée à cette philosophie, produisait alors d'éloquents écrivains, des critiques instruits et piquants sans doute; mais c'était une réaction qui, en parant à un excès, poussait à un autre. Dans le courant même des idées du moment et de celles de l'avenir, quelques esprits eurent l'honneur, les premiers, de noter avec précision ce qu'on appelle en mer le changement des eaux, de signaler ce qui devait se poursuivre et ce qui devait se modifier, de marquer, en un mot, la transition sans rupture entre les idées du xvme siècle et les pensées de l'âge commençant. Dans cette direction exacte que je tâche de définir, et à ne les prendre que comme critiques, il faut nommer Mme de Staël, Benjamin Constant, Mlle de Meulan et M. de Barante. Ce dernier, plus jeune, moins engagé, fut aussi celui qui résuma le plus nettement. « L'auteur du Discours dont il s'agit, écrivait Mme de Staël, est peutêtre le premier qui ait pris vivement la couleur d'un nouveau siècle. » Cette couleur consistait déjà à réfléchir celle du passé et à la bien saisir plutôt qu'à en accuser une à soi. Pourtant, si, pour mieux voir, l'auteur ici se mettait volontiers en idée à la place de ceux qu'il jugeait, il n'abdiquait pas la sienne. Il tendait à substituer aux jugements passionnés et contradictoires une critique relative, proportionnée, explicative, historique enfin, mais qui n'était pas dénuée de principes; loin de là, une sorte d'austérité y mesurait à chaque moment l'indulgence. Ainsi il jugeait le XVIIe siècle et le xvine; rendant au premier sa part, sans immoler le second. Le nôtre, en avançant, a de plus en plus marché dans cette voie d'intelligence. et d'impartialité, mais en s'embarrassant de moins ent moins des principes. Il est presque arrivé déjà à la moitié de son terme, et il semble vouloir justifier cette parole que Mme de Staël proférait sur lui dès l'origine : « Le xvIIe siècle énonçait les principes d'une ma<< nière trop absolue; peut-être le XIXe commen<< tera-t-il les faits avec trop de soumission. L'un <«< croyait à une nature de choses, l'autre ne croira « qu'à des circonstances. L'un voulait commander l'a«< venir, l'autre se borne à connaître les hommes. » Pronostic si plein de sagacité et de sens! Combien n'en rencontre-t-on pas de tels au sein de cette parole généreuse, de cette nature enthousiaste et douée des hautes clartés! Le caractère de ce premier écrit de M. de Barante a donc été d'introduire une vue moderne dans la critique. Il n'y avait rien là d'appris ni de répété des livres ; les idées étaient neuves; la conversation et la discussion les avaient mûries. On peut dire que, pour bien des esprits distingués, c'était un compte rendu de leurs impressions et de leurs jugements sous une forme nette qu'ils durent vite adopter et reproduire (1). Littérairement, on trouverait des objections, on voudrait du moins des amendements à quelques sentences dans lesquelles le critique, en abrégeant, a trop tranché. Il est bien dur, par exemple, de venir dire, en parlant de Diderot le talent dont il a donné quelques indices.... : (1) On l'a très-bien remarqué, M. de Barante arrive, procède volontiers sur toute chose, avec une théorie mesurée, qu'il présente aussitôt d'une manière agréable et succincte; il est bien fidèle en cela au vrai sens de ce mot doctrinaire dont on a tant abusé. Sa critique diffère essentiellement de celle de Chénier, dans la même forme concise du tableau, en ce que Chénier résume d'un trait le caractère littéraire d'un talent, et que M. de Barante résume d'un mot l'idée de ce talent. |