صور الصفحة
PDF
النشر الإلكتروني

T

cache ici sous le labeur extrême du détail. Cet état n'est pas sans charme; je ne sais qui a dit : « Étudier de mieux en mieux les choses qu'on sait, voir et revoir les gens qu'on aime, délices de la maturité. » M. Daunou, sans doute, étudiait, lisait toujours des pages nouvelles, des détails nouveaux, mais il les faisait rentrer dans la même idée. Toutes les fois que certains sujets revenaient, il redisait invariablement les mêmes choses (solebat dicere); il ne croyait pas qu'il y eût, sur aucun point connu, deux manières de bien dire et de bien penser.

M. Guérard a remarqué que M. Daunou se raillait volontiers de l'érudition, ce qui paraît singulier de la part d'un érudit. C'est que M. Daunou était plutôt un homme parfaitement et profondément instruit, et un savant écrivain, qu'un érudit à proprement parler.

Il en est de l'érudit comme du moraliste : il sait une quantité de points dans le vaste champ de la littérature et de la critique, comme l'autre dans le champ de l'observation humaine; il s'y attache, il s'y enfonce, il en tire lumière ou plaisir, il se les exagère parfois. L'érudit a sa verve, son entrain, voisin de l'engouement. La conversation de M. Daunou annonçait plutôt les caractères d'un esprit parfaitement instruit et judicieusement méthodique; il savait et retenait les choses essentielles; quant aux curiosités, aux raretés, à ces autres points essentiels encore, mais plus cachés, il les savait moins et ne les faisait point saillir. Il n'en savait guère plus sur beaucoup de sujets que ce qu'il en avait écrit; l'érudition qui vient de source déborde

bien autrement. Lui, quand il se laissait aller à sa nature, c'est-à-dire à sa culture favorite, il citait de préférence quelque beau trait, quelque beau mot, un beau vers latin, en homme de goût et d'une suprême rhétorique, jamais de ces détails plus particuliers et plus recélés qui attirent l'attention du philologue ou du géographe, du découvreur et fureteur en quoi que ce soit. Sa connaissance propre et vraiment familière (quand il n'avait pas la plume en main), c'était le champ vaste et varié de ce qu'on appelle humanitas; il aimait à s'y promener sur les routes unies, et il était doux de l'y suivre.

S'il s'est montré épigrammatique contre l'érudition, il ne l'était pas moins contre le bel esprit organisé. Il avait même quelque propension à le voir là où son talent poli aurait dû mieux reconnaître sa parenté. M. Daunou a toujours été très-ironique (j'ai regret à le dire) contre l'Académie française. Dans son mémoire sur les Elections au scrutin, et pour en égayer apparemment l'aridité, il trouve moyen de remarquer qu'en 1672, époque si brillante du grand règne, l'Académie ne comptait parmi ses membres ni Boileau, ni La Fontaine, ni Racine, qui avait fait Andromaquè et Britannicus, ni enfin Molière, qui n'en fut jamais. Il ne perdit depuis lors aucune occasion de renouveler ce genre un peu usé de plaisanteries. Dans sa notice sur Rulhière, il ne se lasse pas d'admirer que le discours de réception de cet académicien se puisse relire. Il ne voulut jamais, pour son compte, s'exposer à pareille fête. A la mort de M. de Tracy, on avait naturellement pensé

à lui, et quelques journaux en avaient parlé : il en fut presque effrayé, et se hâta d'écrire une lettre de deux lignes pour démentir sèchement. On peut croire qu'il redoutait aussi cette seconde partie de l'éloge public qui consiste à s'entendre juger et raconter en face, situation très-délicate en effet, et contre laquelle aucun front n'est aguerri.

Nul pourtant, ce premier moment passé, n'aurait été plus désigné que lui pour le travail du Dictionnaire; de la lignée de Girard, Beauzée et Dumarsais, il les résumait en les étendant; il avait, on l'a dit, la balance d'un honnête joaillier d'Amsterdam pour peser les moindres mots; il en possédait l'exacte valeur, l'acception définitive dans la durée des deux grands siècles, et surtout du xvie; précisément ce que Nodier, qui savait tant de choses d'avant et d'après, savait le moins. Si l'on a dit de celui-ci qu'il avait de la philologie la fée et la muse, M. Daunou tenait, pour sa part, la pierre de touche de la diction et le creuset de l'analyse moderne : ajoutez-y la grammaire générale toujours présente au fond, ce qui ne nuit pas. A voir combien il était peu satisfait de la dernière édition du Dictionnaire, on comprenait tout ce qu'il aurait pu apporter d'utile aux fondements de la nouvelle.

M. Daunou, en dépit de sa prévention peu justifiable, demeure surtout littéraire et d'une littérature d'acadé mie. Sa vocation essentielle va de ce côté. En politique, malgré le grand rôle, il s'est retranché de bonne heure, par nécessité, par peur, par méfiance des hommes, er solitaire qui a été du cloître et qui craint toujours

qu'on ne le lui reproche; il n'est jamais rentré en lice qu'avec des réserves infinies et de très-prompts désespoirs. Il s'est rabattu constamment à l'étude, aux livres; il a été, je l'ai dit, un misanthrope studieux.

Et là encore, remarquez sa tendance naturelle, il s'est retranché le plus possible; il a visé à ne pas faire parler de lui; il s'est renfermé dans les devoirs du professeur, d'académicien; il s'est confiné et enterré, autant qu'il a pu, dans les recueils, dans les petites notes du Journal des Savants, s'effaçant de toutes les manières, et content de se réserver tout bas correction, finesse et malice; mais les côtés un peu brillants de son talent qu'il aurait pu développer, peu s'en faut qu'il ne les ait retenus, j'allais dire opprimés à dessein. Mais non des circonstances et des devoirs l'ont forcé, à son corps défendant, de les produire; désormais son Cours d'Études historiques, arraché à l'oubli, le dira.

Un de ses gestes familiers trahissait en quelque sorte sa disposition habituelle : Le petit homme, aurait dit un physionomiste, a l'œil vif, le sourcil épais et fin, du nez et du menton, mais le haut du front un peu bas; et encore il ramenait sans cesse, il aplatissait tant qu'il pouvait sa perruque pour le dérober.

On a beaucoup parlé de ses vastes et nombreux instruments de connaissances : il est permis avec lui de préciser. Il savait très-bien l'italien classique, celui de l'Arioste et du Tasse, lisait la prose anglaise, celle du temps de la reine Anne, ne savait pas l'allemand, ne lisait pas Hérodote ni Thucydide à plein courant, mais assez pour vérifier exactement les textes des citations.

Ce qu'il savait à merveille et avec une distinction incomparable, c'était le français et le latin.

Pour le français, il se resserrait encore dans ses prédilections, et, sauf une ou deux exceptions, ne faisait cas que de celui des deux derniers siècles. Quant au très-vieux français, tout éditeur de Joinville qu'il était, il ne croyait guère aux règles que M. Raynouard avait essayé d'y établir, et, sur ces points comme sur tant d'autres, il ne faisait que suivre en résistant, en niant le plus possible.

Racine et Boileau, ou même Voltaire et Chénier à part, il goûtait plus, on le conçoit, la prose française que les vers. On peut remarquer que Boileau lui-même, comme versificateur, lui laissait plus de scrupules de détails qu'on n'aurait imaginé; il exigeait, même du poëte, la liaison des idées selon Condillac. Il jugeait très-bas La Fontaine un peu surfait, et ne coulait pas sans difficultés sur ce qu'on est convenu d'appeler ses aimables négligences. En prose, il était un arbitre consommé et souverain, mais encore très-armé de distinctions; il estimait, on l'a vu, la prose du xvme siècle au moins égale à celle du xvie; s'il parlait magnifiquement de Bossuet et le comblait d'éloges sentis, il s'attachait pour son ordinaire à Jean-Jacques, et ne cessait pas de l'admirer de près. Je l'ai entendu réciter par cœur, comme modèle d'harmonie et de récitatif cadencé, la tirade du début de Pygmalion; il articulait chaque phrase, en y mettant l'accent, en y reconnaissant presque des longues et des brèves. Le style qui sentait un peu la lampe ne lui déplaisait pas.

« السابقةمتابعة »