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prendraient aisément pour de l'orgueil. Il tenait d'ailleurs de son tempérament et de sa race une certaine rudesse de formes qui pouvait aussi tromper.

De là certains reproches adressés fréquemment à Turgot par ses contemporains, et sur lesquels il est bon de s'expliquer. Citons en premier lieu les témoignages qui lui sont le plus défavorables.

Voici d'abord son portrait d'après un pamphlet du temps, œuvre de Monsieur, frère du Roi (plus tard Louis XVIII), un de ses ennemis. les plus acharnés :

<< Il y avait en France un homme gauche, épais, lourd, né avec plus de rudesse que de caractère, plus d'entétement que de fermeté, d'impétuosité que de tact, charlatan d'administration ainsi que de vertu, fait pour décrier l'une, pour dégoûter de l'autre; du reste, sauvage par amour-propre, timide par orgueil, aussi étranger aux hommes qu'il n'avait jamais connus, qu'à la chose publique qu'il avait toujours mal aperçue. Il s'appelait Turgot (1). »

D'Allonville, qui n'est pas un ami de Turgot non plus, tant s'en faut, reprend sous une autre forme les mêmes accusations.

« Turgot, dit-il, fut un philosophe, un savant, un homme de bien; mais, nourri d'une invincible vanité théoricienne, il se montre dur et faible, présomptueux et sans connaissance du cœur humain... [Il fut bientôt] environné d'ennemis, dont l'âpreté de son caractère accroissait journellement le nombre..... Il ne recevait qu'avec dédain, qu'avec mépris, ceux qui lui faisaient quelque représentation. [Il était] entété parce qu'il était vertueux, médiocre parce qu'il était entêté; totalement étranger à la connaissance des hommes..., etc (*). »

Montyon décrit en ces termes sa manière de discuter : « Souvent [il] se refusait à la discussion..... Son silence avait une expression de dédain on entrevoyait qu'il ne répondait point à l'objection, parce qu'il estimait qu'elle ne méritait pas de réponse et qu'on n'était pas à la hauteur de ses conceptions (3). Lorsqu'il défendait ses principes, c'était avec une aigreur offensante, et il attaquait le contradicteur plus que l'argument (*).

Besenval, non moins sévère pour Turgot que Montyon, l'appelle << un philosophe arrogant ». Il parle de sa « dureté », du « laconisme >> et du « farouche de ses réponses » (").

Voici encore, d'après Montyon, comment Turgot considérait les hommes: << Aux yeux de M. Turgot, toute l'espèce humaine était divisée

(1) Le songe de M. de Maurepas ou les Machines du gouvernement francais; le 1er avril 1776. Soulavie, III, 107. Inutile de relever les calomnies qui se trouvent mêlées, dans ce portrait, à des traits exagérés mais très réels du caractère de Turgot.

(2) D'Allonv., Mém., 83-84.

(3) Ce silence ne pouvait-il venir aussi de la timidité naturelle de Turgot? Comme il

éprouvait quelque embarras à développer ses idees en public, il est possible que, dans bien des cas, il se dérobàt à la discussion en se réfugiant dans un mutisme complet. Ce silence lui pesait cependant et donnait à sa physionomie l'expression de la contrainte et de l'ennui.

(4) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 177. (5) Besenv., Mém., 171-172.

en trois classes: la première, qui en composait la masse et 'presque la totalité, était formée de tous ceux qui ne s'occupaient point de spéculations économiques; il n'y voyait que le résidu de la société, et lors même qu'il s'y trouvait des esprits ou des talents d'un ordre supérieur, il n'y donnait que peu d'attention, parce qu'il n'apercevait en eux qu'un mérite secondaire et hétérogène à l'objet de ses méditations. Les contradicteurs de ses opinions, qui formaient la seconde classe, lui paraissaient ou des hommes stupides ou des esprits faux; il était même assez ordinaire qu'il leur refusât la probité et la bonne foi; et c'était dans leur perversité qu'il croyait trouver la cause de leur dissentiment. La troisième classe, très peu nombreuse et à ses yeux la classe d'élite, était composée de ses sectateurs; ils lui paraissaient des êtres supérieurs en intelligence et en morale; il les croyait capables de tout, leur confiait les fonctions auxquelles ils étaient le moins propres, et si quelquefois il a eu sujet de se plaindre de leur infidélité, leur croyance l'a disposé à l'indulgence, parce qu'il portait, en administration, la superstition et le fanatisme qu'il reprochait aux sectes religieuses (1). » Tout ce développement de Montyon tend clairement à prouver que Turgot ne connaissait nullement les hommes. Evidemment exagérées, ces accusations proférées contre Turgot par des ennemis plus ou moins déclarés contiennent pourtant quelque chose de vrai. D'autres témoignages d'ailleurs, moins suspects, les confirment en partie.

Marmontel, qui se fait l'écho des attaques dont Turgot fut l'objet sans les réfuter très chaudement, dit qu'on lui trouvait de la «roideur, l'orgueil de Lucifer, et dans sa présomption le plus inflexible entétement » (*).

Le marquis de Mirabeau (l'ami des hommes) qui ne trouvait pas Turgot assez étroitement économiste, et lui reprochait des liaisons avec les administrateurs et les philosophes, mais savait au besoin lui rendre justice, parle de sa manière « opiniâtre et dédaigneuse » de conduire ses plans de finance (3).

Dans les Mémoires du duc d'Aiguillon, que l'abbé Soulavie rédigea d'après des notes, des extraits et des réflexions du comte de Mirabeau (l'orateur), Turgot est accusé de « ne connaître les hommes que dans les livres » (').

Malesherbes a reproduit la même appréciation dans les mêmes termes. Il a dit de Turgot et de lui-même : « Nous ne connaissons les hommes que par les livres (5).

Laharpe, un de ses partisans, avoue qu'il y avait peut-être dans son

(1) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 178. (2) Marm., Mém., XII, 175–176.

(3) Lettre inedite du marquis ou bailli de Mirabeau, 29 août 1778. Mém. de Mirab., par M. Lucas de Montigny, III, x, 158.

(4) Mémoires de Mirabeau, par Luc. de Mont., III. x, 185.

(5) Paroles dites par Malesherbes à de Vaines en 1794, en prison, et conservées par l'abbe Morellet. Mém., II, 36), note.

caractère une sorte de roideur (1). Il ajoute que cette roideur « nuisait au bien qu'il voulait effectuer ». Il eût voulu mener les affaires et les hommes par l'évidence et la conviction; mais il lui arrivait de manquer les affaires et de révolter les hommes, tandis qu'en cédant sur de petites choses, et ménageant de petites vanités, il eût pu parvenir à son but. » « Terray fait bien le mal, » disait-on plus tard, Turgot fait mal le bien. »>

«

Toutes les critiques mentionnées plus haut se ramènent à deux principales, qui ont entre elles des rapports étroits: 1° orgueil, présomption, roideur, dédain de l'opinion d'autrui et de l'opinion publique; 2o ignorance du cœur humain, des passions et des vanités humaines, inexpérience des hommes.

Les panégyristes de Turgot, Condorcet et Dupont de Nemours, connaissaient ces critiques; ils se sont efforcés d'en justifier leur ami; mais ils laissent eux-mêmes échapper des aveux involontaires qu'il est bon de retenir.

<< Tous les sentiments de M. Turgot, dit Condorcet, étaient une suite de ses opinions... Sa haine était franche et irréconciliable; il prétendait même que les honnêtes gens étaient les seuls qui ne se réconciliassent jamais, et que les fripons savaient nuire ou se venger, mais ne savaient point haïr... On le croyait susceptible de prévention parce qu'il ne jugeait que d'après lui-même, et que l'opinion commune n'avait sur lui aucun empire. On lui croyait de l'orgueil, parce qu'il ne cachait ni le sentiment de sa force, ni la conviction ferme de ses opinions, et que, sachant combien elles étaient liées entre elles, il ne voulait ni les abandonner dans la conversation, ni en défendre séparément quelque partie isolée... » Et Dupont de Nemours (*): << N'aimant à développer ses pensées, et n'y réussissant bien qu'avec ses amis intimes, il n'y avait qu'eux qui lui rendissent justice. Tandis qu'ils adoraient sa bonté, sa douceur, sa raison lumineuse, son intéressante sensibilité, il paraissait froid et sévère au reste des hommes. Ceux-ci, par conséquent, se contenaient eux-mêmes ou se masquaient avec lui. Il en avait plus de peine à les connaître; il perdait l'avantage d'en être connu; et cette gêne réciproque a dû lui nuire plus d'une fois (). »

Ainsi, Condorcet attribue à la fermeté de ses convictions le ton tranchant de ses paroles et son orgueil apparent; Dupont de Nemours, avouant qu'il avait quelque peine à connaître les hommes, n'est pas éloigné de penser que son ignorance et son inexpérience à cet égard étaient surtout la suite de sa timidité et de sa réserve naturelle. Il y a certainement beaucoup de vrai dans ces explications. Il y en a plus.

(1) Corresp. littéraire de Laharpe, lettre CXLIV, II, 367, 1781.

Cond., Vie de T.. 286. (3) Dup. Sem., I, 26-27.

encore peut-être dans cette appréciation nette et impartiale de Sénac de Meilhan :

« Il ne savait point composer avec les faiblesses des hommes et encore moins avec le vice. Incapable d'art et de ménagement, il allait à son but et n'avait pas assez d'égards pour l'amour-propre. M. Turgot agissait comme un chirurgien qui opère sur les cadavres, et ne songeait pas qu'il opérait sur des êtres sensibles. Il ne voyait que les choses, ne s'occupait point assez des personnes; cette apparente dureté avait pour principe la pureté de son âme, qui lui peignait les hommes comme animés d'un égal désir du bien public, ou comme des fripons qui ne méritaient aucun ménagement (1). »

Sénac de Meilhan nous paraît avoir bien caractérisé Turgot. C'était, comme l'a dit plaisamment l'abbé Baudeau, « un instrument d'une trempe excellente, mais qui n'avait pas de manche (2). » Il n'était pas maniable, se rendait difficilement à l'avis d'autrui, n'admettait pas de transaction sur les principes.

Sénac de Meilhan comprit exactement aussi, ce nous semble, quel était le principe » de cette dureté apparente. Elle avait sa source dans l'opinion que Turgot s'était formée des hommes. Les uns étaient bons et excellents à ses yeux; les autres étaient des fripons qui ne méritaient << aucun ménagement ». C'est que Turgot appréciait les hommes en bloc pour ainsi dire et tout d'un trait d'après leurs opinions. C'est qu'il les jugeait d'après lui-même, d'après sa lumineuse et vaste intelligence. Comme la toute-puissance de la raison lui semblait irrésistible, il n'admettait pas qu'on se dérobât à son empire. Comme il croyait fermement à l'évidence de la vérité, et qu'il pensait posséder, sinon la vérité pure, au moins un bon nombre de vérités partielles, il ne pouvait comprendre qu'on refusât de se rendre à ses avis motivés et à ses démonstrations, ou aux enseignements de la science économique. Celui qui ne se laissait pas convaincre ne lui paraissait pas sincère. Il fallait choisir : être avec lui ou contre lui. Combien furent avec lui? A une époque éprise de grâce et d'esprit, de frivolité et de galanterie, passionnément attachée aux règles d'une exquise et futile politesse, la vertu sévère d'un Turgot n'était point de celles qu'on pût comprendre aisément.

On aurait grand tort, cependant, de se représenter Turgot comme un esprit farouche, comme un logicien rigide, perdu dans l'algèbre de ses calculs. Ce savant, ce philosophe, cet intendant sévère était doué d'une extrême sensibilité. Il la tenait, semble-t-il, de son père, le prévôt des marchands de Paris. Celui-ci, à ses débuts dans la magistrature, avait voulu appartenir à la deuxième chambre des requêtes du Palais, parce que cette chambre était exemptée du

(1) Sen. de Meilh., Du Gour., 159.

(2) Chamfort, Caract. et anec.

service de la tournelle, c'est-à-dire qu'elle ne jugeait pas au criminel (1). Turgot n'était pas moins sensible que son père. L'anatomie est peut-être la seule science dont il n'ait pris qu'une notion générale. Il lui était impossible d'assister à une démonstration anatomique, et la description seule d'une opération chirurgicale le faisait souffrir (').

La musique ne lui était nullement indifférente (3). En 1753, lorsque les Italiens reparurent à Paris, Turgot était au nombre de leurs partisans les plus zélés, et on pouvait le voir au spectacle des bouffons (comme on appelait alors l'opéra italien) assis dans le fameux coin de la reine à côté de Diderot, d'Alembert, d'Holbach, Helvétius, Rousseau et autres enthousiastes de la musique italienne (*).

Sous une apparence ordinairement austère, Turgot cachait une âme délicate et passionnée. Sa mère avait été froide pour lui. Il s'était élevé tout seul jusqu'au jour où on l'avait enfermé comme pensionnaire au collége, des Jésuites de Louis-le-Grand. Il semble s'être souvenu plus tard avec amertume de la contrainte et de l'ennui de son enfance. « Un article de notre éducation qui me parait mauvais et ridicule, dit-il quelque part, est notre sévérité à l'égard de ces pauvres enfants... Ils font une sottise, nous les reprenons comme si elle était bien importante. Il y en a une multitude dont ils se corrigeront par l'âge seul, mais on n'examine point cela; on veut que son fils soit bien élevé, et on l'accable de petites règles de civilité souvent frivoles qui ne peuvent que le gêner, puisqu'il n'en sait pas les raisons. On veut qu'un enfant soit grave, on met sa sagesse à ne pas courir, on craint à chaque instant qu'il ne tombe. Qu'arrive-t-il? On l'ennuie et on l'affaiblit... On rougit de ses enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi, on les envoie dans quelque collége ou au couvent pour en entendre parler le moins qu'on peut. »

Et ailleurs : « Que je veux de mal à Montaigne d'avoir en quelques endroits blâmé les caresses que les mères font aux enfants (5) ! » Regret indirect d'un bonheur qu'il avait mal goûté, et qu'il n'en appréciait que mieux.

L'internat imposé à Turgot dès l'âge de huit ans et l'isolement achevèrent de lui inspirer une réserve craintive. Son cœur d'enfant, naturellement sensible et tendre, fut privé de toute expansion. Mais il reporta sur ses condisciples, sur ses maîtres, sur des êtres de raison comme ses études et ses propres conceptions, une partie de l'amour sans objet dont son âme était pleine. Il se passionna pour la justice

(1) Eloge de Michel-Etienne Turgot, par Bougainville. Hist. de l'Acad. roy. des Inscrip. et Belles-Lettres, XXV [1759), 213.

(2) Dup. Nein., Mém., I, 11.

(Eut-il le goût des autres arts? Eut-il le sentiment de la nature? On serait porté à

croire que non. Rien dans ses œuvres, ni
dans les témoignages de ses biographies, ne
fournit toutefois d'indice à cet egard. Il serait
imprudent de se prononcer.

Marm., Mém., IV, 219.
(5) Eur. de T. Ed. Daire, II, 792.

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