صور الصفحة
PDF
النشر الإلكتروني

théorie de la manœuvre, il connaissait celle de la construction et de tous les arts employés à fabriquer un vaisseau, à le gréer, à l'armer. Les opérations astronomiques qui servent à diriger la route des navires, les instruments imaginés pour rendre ces opérations exactes, lui étaient connus; et il était en état de juger entre toutes ces méthodes. En se comparant à d'autres hommes, il eût pu se croire très instruit; mais ce n'était pas ainsi qu'il se jugeait lui-même. Il sentait qu'il lui manquait l'expérience de la navigation, l'habitude d'observer ces mêmes arts dont il n'avait pu saisir que les principes, enfin des connaissances mathématiques assez étendues pour entendre ou appliquer les savantes théories sur lesquelles une partie importante de la science navale doit être appuyée (1). »

Turgot ne resta guère qu'un mois ministre de la marine, du 14 juillet au 24 août 1774. Ce temps si court fut utilement employé. Les ouvriers du port de Brest réclamaient en vain leur paie. La pénurie du Trésor ou l'incurie de l'administration étaient telles qu'il leur était dû une année et demie d'arrérages. Turgot les fit payer exactement (2). Il abolit toutes les impositions graduelles et autres qui grevaient les pensions de la marine et fit même rendre l'argent qui avait été retenu (").

Il fit imprimer à Paris, pour l'usage de l'artillerie et de la marine, un traité élémentaire d'Euler sur la construction et la manœuvre des vaisseaux, ainsi qu'une traduction de l'édition allemande du traité d'artillerie de Benjamin Robins, que l'illustre mathématicien avait enrichi de notes savantes. Il lui offrit comme honoraires, au nom du roi, et de la manière la plus délicate, un présent de mille roubles (*). Il voulait employer des bâtiments légers à conduire des savants dans toutes les parties du monde pour y faire des observations scientifiques, rêvant de fonder ainsi une sorte d'académie ambulante qui aurait en effet rendu les plus grands services à la science (3).

Il savait que les constructions navales étaient plus chères en France qu'en Angleterre, et pour remédier à son infériorité sur ce point, il songeait à faire construire des vaisseaux en Suède, d'après les plans et sous la direction d'ingénieurs français (*).

(1) Cond., Vie de Turgot, 60. (2) Id., 61.

(3) Mém. sur l'administr. de la mar. et des col., par un ollicier general de la marine (M. de Bory). Paris, in-8°, 1789, p. 123. M. de Bory, parlant de Turgot ministre de la marine, le nomme un ministre citoyen d'une probite rigide.

(4) Cond., Vie de T., 61; Biogr. univ. de Michaud; art. Euler, par Nicollet. L'ouvrage d'Euler dont il s'agit avait été écrit en latin sous le titre de: Scientia navalis, seu tractatus de construendis ac dirigendis navibus (St-Petersb., 1749, 2 v. in-40, fig.). It fut traduit en francais sous le titre de Théorie complète de la construction et de la maneuvre des vaisseaux (1773, in-8°). Quant à l'ouvrage de Benjamin Robins

[blocks in formation]

Il considérait comme fâcheux et abusif l'emploi d'officiers de plume dans l'administration de la marine, et il voulait les remplacer par des employés civils (1).

Il s'occupait avec sollicitude des colonies. Il restituait à un officier de talent, Bory, le gouvernement général de Saint-Domingue qui lui avait été injustement enlevé (2).

« Les gens des colonies, écrivait Baudeau, paraissent fort contents du bon Turgot, qui leur fait payer le courant des lettres de change qui leur tiennent lieu de monnaie dans ce pays-là; qui écoute tout le monde avec attention et intérêt et qui témoigne la meilleure volonté. possible (3).

Il avait pour nos colonies tout un plan d'améliorations et de réformes. Il pensait qu'elles sont indispensables à un grand État, parce qu'elles offrent un asile à l'excédant de la population, parce qu'elles forment des provinces nouvelles qui s'ajoutent naturellement aux autres. Il voulait qu'on favorisât le plus possible leur accroissement, car les colonies faibles et qui ne se suffisent point à elles-mêmes sont un fardeau. Il blâmait la politique coloniale des Anglais, égoïste, injuste, vexatoire. Il était partisan convaincu de la liberté du commerce des colonies. Il croyait possible la culture du sol colonial par des hommes libres, et projetait d'affranchir progressivement les esclaves. Redoutant une guerre maritime avec l'Angleterre, il pensait que le sort définitif en serait décidé dans l'Inde, et que là était le « noeud de la question », mais que les Français devaient se borner dans ce pays à exercer un protectorat sur les États indigènes. Il détestait le système d'administration fiscale en vigueur dans les colonies. Il voulait faire des îles de France et de Bourbon des ports absolument francs, ouverts à toute nation; y établir la liberté du commerce et la liberté de conscience la plus entière; y appeler des colonies indiennes, chinoises, hollandaises (').

On voit quelle était la hardiesse des vues de Turgot en matière de commerce maritime et d'administration coloniale. Beaucoup de mesures dont il a rêvé l'application sont aujourd'hui heureusement passées dans la pratique (").

Déjà il se préparait à faire l'essai de ses projets dans l'une de nos colonies les plus importantes, l'île de France : « Le choix de celui qui devait diriger dans cette île les établissements et les institutions qu'il y croyait nécessaires, était déjà fait. Il avait même reçu ses

Dup. Nem., Mém., 123.

(2) Mém. sur l'adm. de la marine, de Bory, 49. (3) Chr. sec. de l'abbé Baud. Rev. rétr., 1re S., III, 401.

(Dup. Nem.. Mém., 126-135.

Il s'en faut que ses opinions fussent admises généralement. Le 16 août 1774, les

directeurs du commerce de la province de Guyenne se plaignaient à Turgot de la concurrence étrangère faite à leur trafic dans les iles. La plupart des commerçants pensaient alors comme ceux de Bordeaux. Lettres miss. de la Chamb. de comm. de Bord., 6e registre, Arch. dép. de la Gironde.

premières instructions de la main de Turgot, » dit Dupont de Nemours (1). Nous avons tout lieu de croire que la personne chargée de cette mission de confiance n'était autre que Bernardin de SaintPierre.

Après une vie agitée, Bernardin de Saint-Pierre était venu se fixer à Paris, où il avait fait la connaissance des encyclopédistes. Il avait publié en 1773 un Voyage à l'île de France. Il était reçu chez Mlle de Lespinasse, il était son ami (2). Il était devenu aussi celui de Condorcet. Nous trouvons dans la correspondance de tous deux plusieurs requêtes adressées à Turgot en faveur du chevalier de Saint-Pierre. Celui-ci demandait à faire un voyage pour reconnaître le golfe Persique, la mer Rouge et les bords du Gange. Il ne sollicitait du reste d'autre récompense que la direction d'un jardin d'acclimatation pour les plantes des pays chauds établi à Hyères (3). Turgot paraît n'avoir guère connu Bernardin de Saint-Pierre que par son Voyage à l'île de France, et cet ouvrage ne lui avait pas plu outre mesure. Il était séduit pourtant par l'originalité sentimentale et chagrine d'un esprit voisin de celui de Rousseau. « Il y a un peu de Jean-Jacques dans son affaire, lui écrivait Condorcet, et vous ne haïssez pas Jean-Jacques (*). » Sa réponse aux amis du naturaliste se trouve dans un fragment de lettre tout intime datée de Compiègne, 17 août. « Je ne crois pas trop possible ce que me propose M. de SaintPierre, dit Turgot, mais je chercherai sûrement à l'employer (5). » Il est probable, en effet, qu'il songeait à l'utiliser comme gouverneur de l'île de France, lorsqu'il fut lui-même nommé contrôleur général, ce qui fit manquer toute l'affaire.

Ce ne fut pas, on le pense bien, la seule requête que reçut Turgot pendant ce ministère d'un mois. Des solliciteurs surtout, on peut dire qu'ils se nomment légion. Dans le nombre il y en a un que nous pouvons citer, parce que Turgot lui fit l'honneur de lui répondre, et qu'il le méritait.

Un M. de Grignac, de Saint-Dizier, chevalier de l'ordre de Saint Michel, ami de Buffon, antiquaire et physicien distingué, avait découvert en 1773 près de sa ville natale, sur la petite montagne du Châtelet, une ville souterraine. Il reçut du roi pour cette découverte une récompense de 2,000 fr. et commença bientôt la publication d'un bulletin des fouilles qu'il dirigeait. Il envoya cet écrit à plusieurs personnes et notamment à Turgot. Il priait en même temps le gouvernement de l'aider dans les recherches qu'il avait entreprises

(1) Dup. Nem., Mém., 135.

(2) Eur. posthumes de Bern. de Saint-Pierre; Essai sur sa vie, par Aime Martin.

(3) Cond.. Eur. Ed. Arago, I, 244.

(4) Id.. 216.

(5) Id., I, 248, note. L'éditeur de Condorcet

ajoute: M. Aimé Martin, dans la biographie formant le 1er volume des œuvres de Bernard. de Saint-Pierre, ne parait pas avoir eu connaissance de toute cette affaire. Il représente Condorcet comme l'ennemi le plus redoutable et le plus acharné de Bernard. de Saint-Pierre. »

sur la physique des forces. Turgot trouva le temps de lui répondre une lettre polie et bienveillante (1).

Tel fut le passage trop court de Turgot à la marine. En songeant à ses vastes projets, et en voyant le peu qu'il a pu faire, on est tenté de s'associer aux sentiments de Dupont de Nemours regrettant qu'il ne soit pas resté dans ce ministère. Ce poste, « moins orageux, moins sujet que celui des finances aux influences de Paris et de la cour, ne l'exposait pas aux mêmes revers, » dit-il (2). Soit; mais il ne lui permettait pas non plus de tenter une application complète de ses idées, et une grande expérience eût manqué à l'histoire celle de la tentative impuissante d'une réforme politique, quinze ans avant la Révolution française.

(1) Voici cette lettre datée de Compiègne, 6 août 1774:

J'ai recu, Monsieur, lui répondit Turgot, l'exemplaire de vos observations sur les decouvertes que vous avez faites dans la montagne du Châtelet. Je vous prie d'en recevoir mes sincères remerciments. Ces observations ne peuvent manquer de porter sur cet objet la curiosité des savants qui s'occupent de semblables recherches, et vous aurez la satisfaction de pouvoir vous regarder comme le premier auteur des découvertes que ce recueil aura

[ocr errors]

occasionnées. Les recherches que vous vous
proposerez de faire sur la physique des forces,
concernent principalement M. Trudaine et
M. le contrôleur général. Je serais fort aise
de pouvoir les engager à vous les faciliter.
Je suis parfaitement, Monsieur, votre très
humble et très obéissant serviteur.
TURGOT. »
(Buffon, sa famille, ses collaborateurs et ses
familiers. Mémoires par M. Humbert Bazile, etc.
Paris, Renouard, 1863, in-8, p. 380.)
(2) Dup. de Nem., Mém., 138.

CHAPITRE II

Turgot est nommé Contrôleur général des Finances.

(24 août 1774.)

Sous un roi vertueux, conseillé par un ministère d'honnêtes gens tels que Turgot, Muy et Vergennes, l'abbé Terray était resté contrôleur général : chacun s'en étonnait. Dès le 16 juillet, on peut lire dans les mémoires secrets dits de Bachaumont : « On s'impatiente de ne pas voir dans le ministère des changements dont on se flattait. Depuis la démission du duc d'Aiguillon, tout est au même état... (1). » L'abbé Baudeau n'est pas plus patient que le public. Il écrit le 31 juillet: << Il y a tout lieu d'espérer que le bon Turgot aura voix au chapitre sur la nomination du futur contrôleur général. En attendant, l'abbé embrouille et gaspille (tout; à la fin peut-être justice sera faite (2). » Le 6 août : « Toujours l'abbé Terray prêt à partir, et il ne part jamais. Les fripons en tout genre ont une peur terrible que le Turgot ne parvienne aux finances (3). » Le 23 août : << Tout Paris attend une nouveauté pour le jour de la Saint-Louis, fête du roi. Le public s'est mis dans la tête que, pour lui payer son bouquet, le jeune roi lui fera présent du contrôleur général et du chancelier (*). » Louis XVI fit à son peuple le présent qu'il attendait.

«<

La cour était à Compiègne, tout occupée des fêtes données par l'ambassadeur d'Espagne ("). Le roi n'y prenait point part et travaillait. Décidé à renvoyer Terray, il lui cherchait un successeur. Maupeou, qui était encore chancelier, mais dont le renvoi était résolu, avait déjà indiqué Turgot au roi « comme l'homme le plus propre à consoler les Français de la désastreuse administration financière de l'abbé Terray (). » Maurepas, consulté à son tour, proposal également Turgot (7). Maurepas avait ses raisons. Turgot, nous l'avons vu, lui avait été recommandé; Turgot était populaire. En], le désignant, Maurepas espérait recueillir des applaudissements pour son compte; il les aimait. Turgot était bon administrateur, ce qui ne pouvait nuire. Enfin Turgot était un homme nouveau sans attache à la cour;

(1) Mém. sec., Bach., VII, 217.

(2) Chr. sec., abbé Baud. Rev. rétrosp., 1re s.; III, 379. (3) Id., 382.

(4) Chr. sec., Baud., Rer. rétr., 1re s., III, 400. (5) Mar-Ant., d'Arn. et Geff., II, 235.

(6) Georgel, Mém., I, 370-381.

(7) D'Allonville, Mém. sec., I, 110.

« السابقةمتابعة »