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soin de sa fortune (1). » « Il avait une mémoire prodigieuse, dit Morellet, et je l'ai vu retenir des pièces de cent quatre-vingts vers après les avoir entendues deux ou même une seule fois. Il savait par cœur la plupart des pièces fugitives de Voltaire, et beaucoup de morceaux de ses poëmes et de ses tragédies (2). » Nous verrons qu'il fut presque universel.

L'étendue de ses connaissances n'était égalée que par sa fureur de travail. << Vous travaillez trop, lui disait Condorcet, et vous croyez que votre corps ne cherchera pas à se venger de la préférence que vous accordez à la tête? Les corps ne sont point accoutumés à être ainsi négligés (3). » Si beaucoup d'écrivains ont produit des œuvres plus vastes, il est peu d'hommes qui aient embrassé des travaux aussi divers et aussi étendus (*).

Dès le collége, il avait été initié par l'abbé Sigorgne à la physique nouvelle, aux découvertes de Newton (5). A vingt et un ans, il avait adressé à Buffon, qui venait de publier sa Théorie de la terre, une lettre anonyme remplie de critiques très sérieuses et très sensées (6). · Plus tard, il avait appris la chimie avec Rouelle (7). Il était allé en Suisse faire des observations géologiques (8). Il avait écrit pour l'Encyclopédie l'article Expansibilité (9). Il n'avait cessé de s'intéresser aux progrès des sciences, de fréquenter les savants, de leur écrire, de se livrer lui-même à des observations et à des expériences scientifiques (10). Il n'avait pourtant jamais eu beaucoup de goût pour les mathématiques (1).

Il avait reçu dans sa jeunesse une éducation littéraire aussi éclairée que solide, qui joignait la connaissance des chefs-d'œuvre de l'antiquité à celle des classiques français et des ouvrages de Fénelon, de Vauvenargues, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau (12).

Il avait le don des langues. Il écrivait l'anglais avec facilité et correction. Il savait l'allemand, l'italien, le grec, le latin. Il étudia

(1) Sén. de Meilh., Du Gouv., 147.

(2) Morell., Mém., 1, 12.- Pour obtenir l'exacte vérité, il faut sans doute faire la part de quelque exagération dans l'assertion du bon Morellet.

(3) Lettre de Condorcet à Turgot, 28 juin 1770. Cond. Eur. Ed. Arago, I, 168.

(4) Le goût des sciences et des lettres semble avoir éte héréditaire dans la famille de Turgot: Turgot de Monville, proviseur du college d'Harcourt, à la fin du xvIe siècle, fut un savant homme;-Jacques-Etienne Turgot de Soumont, intendant de Metz à la fin du XVIe siècle, a écrit des mémoires historiques sur la Lorraine et les Trois-Evêchés;-Jacques Turgot de Saint-Clair, président à mortier an Parlement de Rouen, mort en 1659, était l'ami de l'orientaliste Bochart, et comptait parmi ses ancêtres par les femmes le célèbro Pierre Pithou; -Michel-Etienne Turgot, prévôt des marchands de Paris, fut de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres; il avait été élevé par son aïeul maternel, Lepeletier de Souzy, qui recevait dans sa maison Boileau, Massieu,

Tourreil, M. et Mme Dacier; un des frères de Turgot fut membre de la Société d'Agriculture, associé libre de l'Académie des Sciences; il a laissé quelques écrits. (Eloge histor. de Turgot, le prévôt des marchands, par Bougainville. Histoire de l'Ac. des Inscrip., XXV,213.)

Une fois pour toutes, pour ce qui concerne la généalogie de Turgot, voir Histoire du canton d'Athis, par le comte de La Ferrière. Nous devons personnellement des remerciments à M. Eug. Chatel, archiviste du Calvados, à M. le docteur Olive, de Bayeux, et à M. Le Hardy de Rots, pour leurs bienveillantes communications relatives aux ancêtres de Turgot.

(5) Morell., Mém., I, 12.

(6) Euvres de T. Ed. Daire, II, 782.
(7) Dup. Nem., Mém., I, 39.

(8) Id., I, 10-17.

(9) Euvres de T. Ed. Dup. Nem., I, 155.
(10) Dup. Nem., Mém.. I, 10.
(11 Morell., Mém., I, 12.
(12) Morell., Mém., I, 14.

l'hébreu et l'espagnol. Il fit connaître à la France les poésies de Macpherson. Il traduisit des morceaux détachés de Shakspeare, de Hume, de Tucker, de Pope, une partie de la Messiade de Klopstock, le premier livre des Idylles de Gessner, quelques scènes du Pastor Fido, le commencement de l'Iliade, une multitude de fragments de Cicéron, de César, d'Ovide, de Tacite, d'Horace, de Tibulle, de Virgile, la plus grande partie du Cantique des Cantiques. Il se moquait des traductions libres, et leur refusait le titre de traductions, pensant « qu'on pouvait à la fois traduire très littéralement et avec beaucoup d'élégance. » Il disait quelquefois : « Si je veux vous montrer comment on s'habille en Turquie, il ne faut pas envoyer le doliman à mon tailleur pour m'en faire un habit à la française. Vous n'en connaîtriez que l'étoffe. Il faut que je mette l'habit turc sur mes épaules, et que je marche devant vous (1).

Comme s'il avait pressenti l'importance prochaine de la Linguistique, il avait cherché et trouvé en partie la méthode qui permet de remonter à l'origine des mots. Il avait rédigé pour l'Encyclopédie l'article Étymologie (2), résumé très net et très intéressant de ses recherches philologiques. Auparavant déjà, sur les bancs de la Sorbonne, il avait analysé et commenté pour son instruction personnelle les Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l'origine des langues (').

Ainsi, l'étude des lettres l'attirait par ce qu'elles ont de plus extérieur et pour ainsi dire de moins littéraire, mais aussi de plus positif: la formation et la signification des mots. Les traductions avaient pour lui plus d'attrait que la libre composition, que l'art d'écrire proprement dit. Ce puissant esprit cherchait d'instinct la difficulté et l'effort. Il avait moins le génie de l'invention que celui de la critique, entendue dans le sens élevé que lui a donné notre époque.

L'imagination ne lui faisait pas absolument défaut. Mais ce n'était pas celle des vrais poètes, des grands écrivains ou des inventeurs de génie. C'était une imagination réfléchie et voulue.

Il était bien près pourtant de se croire poète, quoi qu'il ait toujours mis un soin jaloux à cacher au public ses œuvres poétiques. Mais le goût de la grammaire, la préoccupation de la précision pour ainsi dire scientifique, l'avait entraîné à un écart singulier. Reprenant une tentative du XVIe siècle, il prétendait assujétir la poésie française au rhythme des anciens, et scander les alexandrins comme les hexamètres d'Homère ou de Virgile. Il essaya même, sous un nom d'emprunt, d'obtenir l'assentiment de Voltaire pour cette innovation, qu'il n'est pas d'ailleurs le seul à avoir tentée. C'est à

(1) Dup Nem., Mém., I, 14-15; — Œuvres de T. Ed. Dup. Nem., IX, 1.

(2) Euvres de T. Ed. Daire, II, 756.
(3) Id., II, 709.

peine si Voltaire prit garde à ses vers métriques, innocent péché d'un grand esprit (1).

Il s'occupa aussi de poésie proprement dite (2). « M. Turgot, dit Sénac de Meilhan, avait un talent supérieur pour la poésie, qui fut pendant sa vie un secret, révélé seulement à quelques amis intimes (3). » Nous ne sommes pas forcés de croire Sénac de Meilhan sur parole. Il paraît au moins que Turgot avait un goût véritable pour la satire, et ce qui nous est resté de lui dans ce genre mérite d'être connu. C'est Laharpe qui l'a recueilli dans sa Correspondance littéraire (*). La pièce intitulée Michel et Michau qui fut composée de moitié avec Condorcet (5), les vers adressés à Bernis, ne manquent pas d'énergie. On en peut dire autant du portrait de Frédéric II, attribué à Turgot et que Bachaumont a conservé (*). Mais c'est là de la versification plutôt que de la poésie.

On en jugera d'après la citation suivante. Laissons d'abord parler Laharpe; il nous expliquera le sujet des vers satiriques adressés à Bernis:

<< Les curieux d'anecdotes politiques savent que le traité d'alliance conclu par l'abbé de Bernis entre l'Autriche et la France (traité de Versailles, 1756) et la funeste guerre qui en fut la suite, eurent pour première cause le mépris déclaré du roi de Prusse pour Mme de Pompadour. Tout le monde connaît ces vers du roi du Prusse ou plutôt de Voltaire:

Évitez de Bernis la stérile abondance.

Le poète devenu ministre et la maîtresse méprisée réunirent leur ressentiment, et la France fut la victime de cet imprudent traité,

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J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et de laquelle, après m'avoir noyé d'un flot de compliments que je ne puis jamais espérer de mériter, vous me demandez mon avis sur votre traduction d'un vers latin dont on m'a fait l'application. Si j'étais (ce que je ne suis pas) assez versé dans votre belle langue pour être bon juge en poésie, je me refuserais à donner mon avis sur ce vers, puisqu'il est question de moi. Je dirai seulement qu'on me prête beaucoup trop, surtout en ce qui concerne le tyran : la révolution a été l'œuvre d'une foule d'hommes braves et capables; c'est assez d'honneur pour moi si l'on m'y accorde une petite part......

(Corresp. Franklin, 2o vol., p. 117.)

M. Laboulaye accompagne cette lettre de la note suivante:

« C'est le vers célèbre :

Eripuit cœlo fulmen sceptrumque tyrannis.
D'Alembert l'a traduit ainsi :

Tu vois le sage courageux
Dont l'heureux et måle génie
Arracha le tonnerre aux dieux
Et le sceptre à la tyrannic.

Nogaret traduisait :

On l'a vu désarmer les tyrans et les dieux.

M. Summer, l'éloquent défenseur de la liberté des noirs, a publié dans l'Atlantic Monthly de nov. 1813 un curieux travail sur ce vers que Turgot imita de Manilius (Astronomic, I, 104):

Eripuitque Jovi fulmen, viresque tonandi,

ou de l'Anti-Lucréce, du cardinal de Polignac, 1, 96:

Eripuitque Jovi fulmen, Phaboque sagittas. »

Sén. de Meilh., Du Gouv., 148.
XI, 380, lettre CXLVII, année 1781.

Euvres de Cond. Ed. Arago. Corr. I, 165

(6) Mém. sec., II, déc. 1767.

ouvrage de la vanité blessée (1). Il courut alors des vers adressés à l'abbé de Bernis, vers dont l'auteur demeura toujours inconnu. »

Ces vers étaient de Turgot. Les voici :

Des nouds par la prudence et l'intérêt tissus,
Un système garant du repos de la terre,
Vingt traités achetés par deux siècles de guerre,
Sans pudeur, sans motif, en un instant rompus;
Aux injustes complots d'une race ennemie,
Nos plus chers intérêts, nos alliés vendus;
Pour cimenter la tyrannie,

Nos trésors, notre sang vainement répandus;
Les droits des nations incertains, confondus,
L'empire déplorant sa liberté trahie;

Sans but, sans succès, sans honneur,
Contre le Brandebourg l'Europe réunie,
De l'Elbe jusqu'au Rhin les Français en horreur,
Nos rivaux triomphants, notre gloire flétrie,
Notre marine anéantie,

Nos îles sans défense et nos ports saccagés :
Voilà les dignes fruits de vos conseils sublimes!
Trois cent mille hommes égorgés,

Bernis, est-ce assez de victimes?

Et les mépris d'un roi pour vos petites rimes,
Vous semblent-ils assez vengés?

Turgot a écrit aussi une satire en prose: « Les trente-sept vérités opposées aux trente-sept impiétés de Bélisaire censurées par la Sorbonne.» Elle ne manque pas d'esprit (*).

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D'ailleurs Turgot avait de l'esprit; on cite des mots de lui qui en sont la preuve. « L'abbé Delille, entrant dans le cabinet de M. Turgot, le vit lisant un manuscrit : c'était celui des Mois de M. Roucher. L'abbé Delille s'en douta et dit en plaisantant : « Odeur de vers se sentait à la ronde. Vous êtes trop parfumé, lui dit M. Turgot, pour sentir les odeurs. >>

« M. Turgot, qu'un de ses amis ne voyait plus depuis longtemps, dit à cet ami en le retrouvant : « Depuis que je suis ministre, vous m'avez disgracié (*). »

Parmi les observations diverses de Turgot qui ont été recueillies quelques-unes offrent des traits de satire que La Bruyère n'eût pas désavoués.

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(1) Opinion exagérée dont nous laissons la responsabilité à Laharpe, à Turgot et à leurs contemporains. Il n'est pas démontré que les ressentiments de Mme de Pompadour et de l'abbé de Bernis aient été la véritable ou la principale cause du traité de Versailles. Il u'est pas démontré non plus que l'alliance de la France et de l'Autriche contre la Prusse dût nécessairement nous être funeste. Frédéric II, comme on l'a justement fait remarquer, a très habilement exploité d'abord les souvenirs survivants de l'excessive prépondérance que l'ancienne maison d'Autriche avait exercée sur

toute l'Europe, et plus tard les regrets de la guerre de Sept ans; il a su mettre avec lui l'opinion des philosophes maîtres de l'esprit public, et le succès de ses armes a achevé de lui faire beaucoup de partisans. Cette sorte de popularité lui a été fort utile. Introd. à la Corresp. secrète entre Marie-Thérèse et le comte Mercy, par MM. d'Arneth et Geffroy, xxv, ouvrage capital pour l'histoire du Ministère.

(2) Elle a été publiée par M. Tissot à la fin de son ouvrage intitulé: Turgot; sa vie, son administration, ses ourrages.

(3) Chamfort, Car. et anecd.

« Un homme voit de loin un arbre, et s'en croit bien sûr. Qu'un autre lui dise que ce pourrait bien être un moulin à vent, il en rira d'abord; mais quand deux, trois personnes lui soutiendront que c'est un moulin, son ton deviendra moins assuré, il doutera, et si les témoins sont en assez grand nombre, il ne doutera plus, il croira voir lui-même ce que les autres voient, et il dira: « Je m'étais trompé; effectivement, je vois bien que c'est un moulin à vent. »

<< Certaines gens... s'irritent sans cesse contre tout ce qu'ils voient au-dessus d'eux, parce que, intérieurement convaincus de leur propre faiblesse, ils ne peuvent se persuader qu'elle échappe à des yeux clairvoyants. Ces gens-là croient toujours lire le mépris dans l'âme des autres, et les haïssent, aussi injustes que ce bossu qui, renfermé dans un cabinet de glaces, les brisait avec fureur en mille morceaux (1). »

Le style de Turgot manque de relief. Il a cependant des images et quelque couleur. Mais ces images ne sont pas toujours spontanées et naturelles. Elles sentent l'effort.

<< On peut regarder, dit Turgot, le taux de l'intérêt comme une espèce de niveau, au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C'est comme une mer répandue sur une vaste contrée; les sommets des montagnes s'élèvent au-dessus des eaux, et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s'écouler, à mesure qu'elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l'eau monte ou s'abaisse d'un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plaines immenses (*). »

Il parle ailleurs de « cette présomption aveugle qui rapporte tout ce qu'elle ignore au peu qu'elle connaît; qui, éblouie d'une idée ou d'un principe, le voit partout, comme l'œil, fatigué par la vue fixe du soleil, en promène l'image sur tous les objets vers lesquels il se dirige (3). »

<< Les traits délicats, dit-il encore, se perdent dans le récit de l'histoire, comme la fleur du teint et la finesse de la physioncmie s'évanouissent sous les couleurs du peintre (*). »

A propos des figures de rhétorique :

« Une flèche tirée juste s'élève jusqu'au but, et s'y attache; lancée plus haut, elle retombe, image d'une figure naturelle et d'une figure outrée (3). »

Assurément on ne reprochera pas aux images que nous venons de

(1) Eurres de T. Ed. Daire, II. 777.

(2) Sur la form. et la distrib. des rich.; Œuvres

de T. Ed. Daire, I, 59.

(3) El. de Gournay; Œuv. de T. Ed. Daire, I, 287.

(4) Eloge de Gournay; ŒEur. de T. Ed. Daire, I, 290.

(5) Disc. sur l'Hist. univ.; Euv. de T. Ed. Daire, II, 659.

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