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Il était naturellement bon. L'abbé Baudeau l'appelle « le bon Turgot ». « La bonté était héréditaire chez les Turgot (1). » Leur principale terre en Normandie se nommait les Bons Turgot.

Dès le collége, le jeune Turgot distribuait secrètement son argent de poche aux pauvres écoliers pour leur permettre d'acheter des livres. Il conserva toute sa vie cette pudeur (2) de la bienfaisance qui l'embellit en la voilant. « Ceux qui ont vécu dans son intimité, dit Dupont de Nemours, savent qu'ils ignorent peut-être les trois quarts du bien qu'il a fait. Tout ce qu'il a pu taire n'a jamais été connu. Et quand ses infirmités l'ont obligé à recourir à d'autres pour administrer les secours, les conseils, les services de toute espèce qu'il versait sur une foule de gens, quand ses amis sont devenus ses mains, jamais personne n'a mieux rempli le précepte de l'Évangile, qui veut que la main droite n'ait pas connaissance de ce que fait la gauche. Chacun d'eux avait son secret relatif à son caractère, à ses lumières, à ses mœurs, et chacun de ses secrets était un trésor de bonté et de sagesse ("). »

Il poussa la bonté jusqu'à vouloir, dans les dernières années de sa vie, que ses domestiques fussent aussi bien logés que lui ().

Sa bonté n'était point de la faiblesse. Il était courageux; on avait du courage dans sa famille (5). On vit un jour son père, le prévôt des marchands, se jeter bravement entre deux compagnies de soldats qui se battaient sur un quai de Paris et les séparer (). Turgot de même, lorsqu'il fallut plus tard réprimer les émeutes de la guerre des Farines, montra le sang-froid et la résolution d'un général d'armée. La bonté et la force ne vont point l'une sans l'autre. Elles sont les qualités essentielles d'un grand cœur : elles furent celles de Turgot. Cet homme sensible et généreux, délicat et passionné, connut-il l'amour? On l'ignore. Assurément, il ne connut jamais les joies de la famille. Soit qu'il ait été retenu par quelque liaison restée secrète, soit qu'il ait eu peur de léguer à ses enfants le mal dont il souffrit avant même d'avoir atteint l'âge mûr, il ne se maria point. «M. Turgot, qui n'était pas gêné, dit Montyon, ni par son état, ni par les liens du mariage, a toujours eu une conduite décente. Il y a lieu de croire qu'il n'a pas été sans penchant et sans attachement pour le sexe; mais les objets de ses liaisons n'ont jamais été que

(1) Tissot, Turgot, 2.

(2) Cond., Vie de T., 9.
(3)Dup. Nem., Mém., I, 120.

(4) Bach., Mém. sec., IX, 273.

(5) Il y eut parmi les Turgot un assez grand nombre de militaires, notamment : Claude Turgot, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, député de la noblesse du bailliage de Caen aux Etats généraux de 1622; son fils Jean Turgot, maréchal des armées du roi; François-JacquesLouis Turgot, né en 1709, capitaine de milice au bataillon de Caen; enfin, le propre frère de Turgot, aventureux et intrépide officier qui

fut gouverneur de la Guyane et mourut chevalier de Saint-Louis en 1788.

Claude Turgot reçut le collier de Saint-Michel de Louis XIII, pour avoir tué, le 7 octobre 1621, le protestant Mont-Chrétien de Wateville, qui essayait d'organiser une prise d'armes en Normandie. De Wateville, qui est, on le sait, l'un de nos plus anciens économistes, périt ainsi frappé par l'un des ancêtres de celui qui fut chez nous le véritable fondateur de l'économie politique.

(6) Eloge de Turgot (le prévôt des marchands), par Bougainville. Hist. de l'Ac. des Inscrip.

soupçonnés (1). << Ses mœurs étaient infiniment régulières (2), dit Dupont de Nemours. Il aimait la société des femmes, et avait presque autant d'amies que d'amis; mais son respect pour elles était celui de l'honnêteté, dont l'accent diffère un peu de celui de la galanterie. Il a manqué sans doute au bonheur de M. Turgot, dont tous les sentiments étaient approchés de la nature, et qui regardait la famille comme le sanctuaire dont la société est le temple, et la félicité domestique comme la première des félicités, il lui a manqué une épouse et des enfants. C'est une espèce de malheur public qu'il n'ait pas laissé de postérité. Mais M. Turgot avait une trop haute idée de la sainteté du mariage, et méprisait trop la façon dont on contracte parmi nous cet engagement, pour être facile à marier...... C'est un des plus grands malheurs qu'ait pu éprouver son âme sensible de n'avoir point rencontré un [attachement digne de lui], ou de n'avoir pas été à portée d'en profiter, pour la douceur, le repos et la consolation de sa vie (3). » Les soupçons de Montyon et les réticences de Dupont de Nemours n'ont pas été éclaircis jusqu'à ce jour. Quoi qu'il en soit, Turgot était bien fait pour donner à une société, dont les hautes classes étaient corrompues, l'exemple d'un heureux scandale, celui d'une union fidèle et vertueuse.

<< Il y a longtemps que je pense, écrivait-il à Mme de Graffigny, que notre nation a besoin qu'on lui prêche le mariage, et le bon mariage. Nous faisons les nôtres avec bassesse, par des vues d'ambition ou d'intérêt; et comme par cette raison il y a beaucoup de malheureux, nous voyons s'établir de jour en jour une façon de penser bien funeste aux États, aux mœurs domestiques. » Il relève vivement dans la même lettre « ce propos qui se tient, dit-il, tous les jours: Il a fait une sottise, un mariage d'inclination (*). »

Il donne aux époux d'excellents conseils sur l'art de vivre ensemble en bonne intelligence et parfaite harmonie. Cependant Turgot, qui prêchait aux autres le « bon mariage », n'a point profité pour lui même de ses propres avis. Singulière inconséquence! Nous en avons cherché les raisons. La raison la plus forte de toutes fut vraisemblablement la passion qui chez lui primait toutes les autres, son ardent amour pour l'humanité. Il savait qu'il n'atteindrait pas la vieillesse, et trouvait sans doute la vie trop courte pour en enlever même une partie au soin des affaires publiques. « Je vivrai peu,» disait-il souvent.

(1) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 176. (2) Turgot ne se piquait pas de pruderie. Quelques passages de sa correspondance avec Condorcet prouvent même qu'il admettait très bien le langage parfois un peu libre de ses amis; mais il méprisait la galanterie et en parlait en sage. A propos d'une discussion sur la morale, il écrivait à Condorcet : « Il ne s'est jamais agi dans nos disputes d'un capucin

qui perd son temps à dompter les aiguillons de la chair, quoique, par parenthèse, dans la somme du temps perdu, le terme qui exprime le temps perdu pour les satisfaire soit vraisemblablement plus grand..... » Euv. de Cond., éd. Arago, 14 janv. 1774, 1, 230. Ce passage est caractéristique.

(3) Dup. Nem., II, 266.

(4) Eur. de T. Ed. Daire, II, 785.

Cette passion du bien public était chez lui toute désintéressée. Il ne s'y mêlait aucune ambition personnelle, pas même l'amour de la gloire. Montyon, qui est sévère pour lui, comme on l'a vu, est forcé de le reconnaître : « M. Turgot, dit-il, né avec une fortune médiocre, bornait ses désirs à celle nécessaire à la représentation qu'exigeaient les fonctions qu'il avait à remplir; il ambitionnait les grandes places, mais ne recherchait la puissance que comme instrument de bienfaisance. En lui, l'ambition même était une vertu. Cette affection pour l'espèce humaine, ce désir de contribuer à son bonheur était sa passion dominante et même unique; et elle était d'une si grande sublimité, qu'il bornait ses vœux à la réalité du succès, sans que la gloire de l'avoir opéré fût pour lui une récompense nécessaire (1). »

Condorcet, de son côté, déclare que Turgot avait « un zèle du bien public aussi dégagé de tout intérêt de gloire et d'ambition que la nature humaine peut le permettre (2). »

Il porta au plus haut point ce qu'il y a de plus essentiel et de plus méritant chez l'homme, et surtout chez l'homme public, l'énergie morale.

C'était un grand caractère, un homme enfin.

Tel était Turgot en 1774. Par ses vastes connaissances, ses talents, ses vertus, les services qu'il avait déjà rendus à l'État, il semblait désigné pour les premiers rangs. Cependant son nom était encore ignoré de la foule. Son mérite, unanimement reconnu dans un petit cercle d'amis, philosophes, gens de lettres et administrateurs, n'en avait guère dépassé les bornes. L'opinion publique, déjà puissante, prenait à peine garde à lui'; la Cour ne le connaissait pas. C'est par hasard qu'il devint ministre.

Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 177.
Cond., Vie de T., 58.

Ne citons qu'un exemple. A peine nommé à l'intendance de Limoges, Turgot avait reçu du ministre l'offre d'une intendance beaucoup plus avantageuse: celle de Lyon. Il la refusa, pour ne point abandonner un travail très fatigant et très ennuyeux, mais très utile, qu'il avait entrepris pour la réforme de la taille dans sa province. Lettre de T. au contr. général Bertin, du 10 aout 1762. Œuv. de T. Ed. Daire, I, 511.

Dupont de Nemours se trompe lorsqu'il dit: C'était à la fin de 1763 que M. Turgot, après avoir refusé déjà l'intendance de Rouen, refusa celle de Lyon. D Cette erreur a été relevée par M. d'Hugues : Turgot intendant à Limoges, 71.

La probité, que Turgot poussa jusqu'au désintéressement le plus entier, etait hereditaire dans sa famille. «Il semble, dit Laharpe, que l'idée d'honnêteté ait toujours été jointe au nom des Turgot.» Corr. litt., lettre CXLIX, II, 367, an. 1781.

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Au mois de janvier 1774, Turgot était encore dans son Intendance de Limoges. Mais, suivant son habitude, les opérations de son département terminées, il se disposait à venir passer quelques mois à Paris. Le 14 janvier, il écrivait à Condorcet: « J'avais mandé, Monsieur, à Mlle de L'Espinasse par le dernier courrier, qu'il ne fallait plus m'écrire. Je suis obligé, à mon grand regret, de me rétracter. Une colique d'estomac assez vive, que j'ai eue avant-hier et dont il me reste encore quelques ressentiments très légers, m'a décidé à retarder mon départ, en partie parce que je veux avoir le temps de m'assurer entièrement contre le retour de cet accident, en partie parce qu'il m'a fait perdre quatre jours de travail sur lesquels j'avais compté, et qu'il faut remplacer (1). »

Le 21 du même mois, il écrivait de nouveau : « J'espère que, pour cette fois, c'est tout de bon que je vous mande de ne plus m'écrire. Ce n'est pas que je n'aie encore un peu souffert de ma colique d'estomac; mais je me ménagerai tant, que je me flatte de pouvoir partir la semaine prochaine (2). »

Il est donc vraisemblable que cette année-là Turgot se trouvait à Paris à la fin de janvier. Rien ne pouvait alors faire pressentir les

(1) Euvres de Condorcet. Ed. Arago, I, 231. (2) Eurres de Condorcet. Ed. Arago, I, 235.

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