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plus grand intérêt. On doit d'autant plus déplorer qu'elle ne nous soit pas parvenue. La deuxième et la troisième ont été également égarées. La première seule a été retrouvée par Dupont de Nemours. Elle fut transcrite par lui sur un essai raturé que Turgot vraisemblablement avait ensuite remis au net de sa main.

Turgot commençait par rappeler au roi qu'il y a sur la terre un très grand nombre de religions différentes. «Toutes ou presque toutes, en exigeant de l'homme certaines croyances et l'accomplissement de certains devoirs, ajoutent à cette obligation la sanction des peines ou des récompenses dans une vie à venir. Un grand nombre de religions enseignent que ces peines et ces récompenses sont éternelles... En sorte que de la croyance et de la pratique d'une vraie ou d'une fausse religion, dépend pour l'homme une éternité de bonheur ou de malheur... [Par conséquent], s'il y a une religion vraie, si Dieu doit demander compte à chacun de celle qu'il aura crue et pratiquée..., comment a-t-on pu imaginer qu'aucune puissance sur la terre ait droit d'ordonner à un homme de suivre une autre religion que celle qu'il croit vraie en son âme et conscience ? »

Un évêque strictement orthodoxe aurait pu répondre à Turgot : La seule vraie religion est la religion catholique. Peu lui importent les autres religions de la terre. En France, elle domine; elle a le roi pour elle, un roi élu de Dieu et sacré par elle. Il est du devoir de ce roi d'assurer le bonheur éternel de ses sujets en les préservant de toute hérésie, et le meilleur moyen de les en préserver est d'abord d'extirper l'hérésie de ses États. — Telle était la pure doctrine de saint Louis, d'Innocent III, de Louis XIV, de Bossuet. Au point de vue théologique, toute l'argumentation de Turgot nous semble porter à faux. Mais avec quelle noblesse, quelle éloquence grave et contenue, il sait revendiquer, sous le nom de la théologie, les droits purement humains de la conscience individuelle! « S'il y a une religion vraie, il faut la suivre et la professer malgré toutes les puissances de la terre, malgré les édits des empereurs et des rois, malgré les jugements des proconsuls et le glaive des bourreaux. C'est pour avoir eu ce courage, c'est pour avoir rempli ce devoir sacré qu'on propose à notre vénération les martyrs de la primitive Église. Si les martyrs ont dû résister à la puissance civile pour suivre la voix de leur conscience, leur conscience ne devait donc pas reconnaître pour juge la puissance civile. »

Distinction de la puissance civile et de la puissance ecclésiastique, du spirituel et du temporel, séparation absolue du domaine de la politique et du domaine de la conscience, toute la question est là. Turgot le comprend. Il voit clairement que ce grand duel qui a ensanglanté tout le moyen âge est loin d'être terminé; il pressent qu'il troublera même l'avenir. Il s'efforce de persuader au roi que l'Église n'a le droit de juger que des choses de la religion, qu'elle

n'est pas une puissance temporelle; que le prince, s'il est catholique, est enfant de l'Église et lui est soumis comme homme dans les choses qui intéressent son salut personnel, mais que, comme prince, il est indépendant de la puissance ecclésiastique; qu'il est incompétent en matière religieuse, que le salut de ses sujets ne lui est pas, ne peut pas lui être confié. Et il s'emporte. Il appelle fanatiques les partisans de la doctrine de l'intolérance. Il signale ce « piége que le fanatisme intolérant a tendu aux princes qui ont eu la sottise de l'écouter. En les flattant d'un pouvoir inutile à leur grandeur, il n'a voulu qu'acquérir un instrument aveugle de ses fureurs, et se préparer un titre pour dépouiller à son tour l'autorité légitime, si elle ne voulait plus être son esclave. C'est le même esprit, c'est la même doctrine qui a produit l'infernale Saint-Barthélemy et la détestable Ligue, mettant tour à tour le poignard dans la main des rois pour égorger les peuples, et dans la main des peuples pour assassiner les rois. »

Puis, d'un ton plus calme, il rappelle le roi au simple bon sens. Non, dit-il, un prince ne peut avoir de droits sur la conscience de ses sujets. Sa vraie mission est simplement de faire leur bonheur sur la terre. Il a bien assez à faire ainsi sans s'occuper de théologie. Lorsque dans les universités et parmi les ministres des différentes sectes protestantes, des hommes nés avec beaucoup d'esprit, qui ont blanchi dans l'étude de leur religion, qui ont lu toute leur vie l'Écriture Sainte, et qui ont approfondi toute l'antiquité ecclésiastique, sont très sincèrement convaincus que la doctrine dont ils font profession est la seule véritable, quel est celui des princes catholiques qui se croirait en état de les convaincre ou de se défendre même contre leurs objections? Il n'y a guère qu'un roi qui ait eu la << fantaisie » d'approfondir la théologie. C'est Jacques Ier, un protestant, et «< il eût mieux fait d'employer son temps à devenir un grand roi, plutôt qu'un médiocre théologien. »

Quel roi oserait-on prendre pour arbitre des questions religieuses parmi ceux qui se sont cru le droit de persécuter les hérétiques? N'est-il pas étrange que ces mêmes princes, intolérants pour les croyances d'autrui, aient été fort indulgents pour eux-mêmes, et que << violant en mille manières les préceptes de leur propre religion, ils aient allié le scandale de la débauche avec la barbarie de la persécution »? Louis XIV lui-même, qui « avouait avec candeur que son éducation avait été négligée..., osait juger de la religion de ses sujets; il se croyait en droit d'ôter aux protestants la liberté de conscience que leur avait solennellement assurée Henri IV, dont ils avaient cimenté la couronne de leur sang. Il les réduisait au désespoir par une continuité de vexations exercées en son nom, dont le détail fait frémir quand on lit les Mémoires du temps, et il faisait punir les fautes où les avait entraînés ce désespoir, par les derniers supplices...

Déplorable aveuglement d'un prince qui n'a pas su que... s'il devait comme homme et comme chrétien se soumettre avec docilité à l'Église pour régler sa conscience personnelle, il n'était point en droit d'exiger comme souverain la même docilité de ses sujets, parce qu'il ne le pouvait sans se rendre juge de leur conscience. Mais l'intérêt des prêtres de cour a toujours été de confondre ces deux choses, et d'abuser, pour fonder leur crédit et servir leurs passions, de l'ignorance des princes sur ces matières. >>

On voit que les prêtres de cour avaient quelque raison de ne pas considérer Turgot comme un ami.

Il terminait en montrant qu'un prince qui exige de ses sujets qu'ils changent de religion, exige d'eux un véritable crime. En obéissant en effet, ceux-ci font un mensonge et trahissent leur conscience. Ce sont là aujourd'hui des vérités élémentaires: elles ne l'étaient pas tout à fait alors.

Tel est ce Mémoire sur la tolérance qui, bien que mutilé, révèle le fond de la pensée de Turgot (1), et montre une fois de plus quels nobles sentiments, quelle sagesse éclairée il eût réussi à inspirer au roi, si ce roi n'avait pas été Louis XVI, ou plutôt si Louis XVI avait vécu en d'autres temps (2).

(1) Il est bien entendu que le fond de la pensée de Turgot, le rationalisme pur, se devine plutôt qu'il ne se montre. Malgré la forme confidentielle du mémoire, il était forcé de ménager la piété sincère du roi. Il l'a fait d'ailleurs sans hypocrisie, et sans abandonner une seule de ses opinions personnelles.

(2) « On assure qu'il avait chargé des personnes de confiance de prendre dans les pays étrangers des informations prudentes sur la quantité et la richesse des protestants de race française qui pourraient rentrer dans la patrie de leurs ancêtres, si la tolérance y était établie.» (Dup. Nem., Mém., II, 55.)

CHAPITRE X

Nomination de Malesherbes.

Administration de Turgot

pendant le mois de juillet 1775.

A la cour, l'intrigue menée par Besenval et destinée à remplacer La Vrillière par Sartines, et Sartines par d'Ennery, n'avait pas encore pris fin; mais le dénouement ne devait pas tarder. Tout le monde était d'accord sur un point: le renvoi de La Vrillière. Maurepas lui-même, bien que son beau-frère, avait reconnu qu'il s'était rendu impossible. Pour remplacer La Vrillière, Turgot proposa Malesherbes. C'était son ami d'enfance; il le savait dévoué au bien public, partisan des réformes, intègre, laborieux, instruit, de caractère indépendant et d'esprit libéral. Comment faire un meilleur choix? Maurepas hésita d'abord à l'accepter. Cependant le retour en grâce de Choiseul l'inquiétait; d'Ennery était l'homme de Choiseul; la reine s'intéressait à d'Ennery; Choiseul n'était pas un adversaire à dédaigner. Le vieux courtisan craignit pour son influence et sa place. Malesherbes d'ailleurs était sans attache à la cour, étranger à toute intrigue, sans ambition; il était populaire, ce qui ne gâtait rien; enfin il était homme de robe, « titre qui, suivant l'expression de Besenval, avait toujours eu des droits sur M. de Maurepas. » Maurepas se rapprocha donc de Turgot, accepta Malesherbes et le proposa au roi. Puis, lorsque la reine, poussée par son entourage, vint trouver le rusé ministre et lui recommander d'Ennery, il lui répondit innocemment qu'il était trop tard, que tout était réglé, et qu'à son grand regret il était contraint de lui déplaire. Le roi ayant agréé Malesherbes, il ne restait plus qu'à obtenir l'assentiment de Malesherbes lui-mème : il refusa (1).

<< Cette conversation de la reine, dit Besenval, jointe au refus de M. de Malesherbes, jeta M. de Maurepas et M. Turgot dans une grande perplexité. La conversation avait eu lieu le soir, et dans la nuit, on envoya trois courriers à M. de Malesherbes; les deux premiers infructueusement, car il persista toujours dans son refus. Par le troisième, on lui manda que si la reine l'emportait dans cette occasion, tout était perdu, qu'il ne restait plus d'autre parti à ses amis que celui de la retraite; qu'il fit du moins quelque réflexion sur

(1) Besenval, Mém., 173-174.

les suites qu'allait avoir son opiniâtreté. Cette dernière considération en triompha; il manda qu'il acceptait; cela donna la victoire à M. de Maurepas, et à la reine ce qu'on appelle en langage d'intrigue, un soufflet. »

:

Besenval continue en plaignant Malesherbes de s'être rendu à l'amitié et d'avoir «< arboré la livrée de M. Turgot » (1). Tel n'était pas l'avis de Mlle de Lespinasse, qui, le 6 juillet, écrivait à son ami Guibert : << Je vais vous dire que d'ici à peu de jours voici ce qui sera public : c'est que M. de Malesherbes a toutes les places de M. le duc de La Vrillière celui-ci donnera sa démission dans quelques jours; il a encore à faire une visite à l'assemblée du clergé qui doit lui valoir 20,000 fr. M. de Malesherbes donnera la démission de sa charge à la cour des aides, et M. de Barentin le remplacera. Si vous saviez tout ce que M. de Malesherbes a mis d'honnêteté et de simplicité en acceptant cette place, vous redoubleriez d'estime, de goût et de vénération pour cet excellent homme. Oh! pour le coup, soyez assuré que le bien se fera et qu'il se fera bien, parce que ce sont les lumières qui dirigeront la vertu et l'amour du bien public. Jamais, non jamais, deux hommes plus éclairés, plus vertueux, plus désintéressés, plus actifs, n'ont été réunis et animés plus fortement d'un intérêt plus grand et plus élevé. Vous le verrez leur ministère laissera une profonde trace dans l'esprit des hommes. Tout ce que je vous dis là est encore un secret. Ce choix-là sera reçu avec transport du public; il y a quelques gens qui en enragent, mais ils se tairont. Les intrigants auront bien peu de moyens, et cela est bien touchant. Oh! le mauvais temps pour les fripons et les courtisans! N'y a-t-il pas bien de la délicatesse à faire cette distinction! Cela s'appelle partager un cheveu en quatre (2). »

En écrivant ces mots : « leur ministère laissera une profonde trace dans l'esprit des hommes, » Mlle de Lespinasse parlait d'avance le langage de la postérité. Elle n'était pas moins véridique, lorsqu'aprè : une longue visite que venait de lui faire Turgot, elle rendait compte à Guibert des impressions qu'elle en avait ressenties: « J'ai plus causé avec lui ce matin que je ne l'avais fait depuis qu'il est contrôleur, général. Je le vis entrer dans ma chambre à onze heures du matin, et nous fûmes seuls jusqu'à une heure. Je vous le répète : il n'y a point, mais point d'homme plus vertueux et plus passionné pour l'amour du bien. Je n'entrerai dans aucun détail, je dirai seulement : C'est moi qui le dis, et c'est lui qui le prouvera N'allez pas croire que j'ai passé ce temps à le louer; non, en vérité, il vaut mieux que mes louanges... J'ai parlé avec cet abandon de confiance qui m'est si naturel avec les gens que j'estime et que j'aime; en un mot j'étais à

(1) Resenv., Mém., 174.

(2) Mlle de Lesp. à Guib., 6 juillet 1773.

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