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dans leurs moindres détails les affaires les plus compliquées. L'étude des codes n'avait point desséché son âme. Il n'avait point adopté comme évangile le texte d'une législation, tantôt puérile et tracassière, tantôt odieuse et barbare, rarement conforme à la justice ou même aux mœurs de l'époque. Il s'efforçait de suivre en tout l'équité.

« Forcé de juger une de ces causes, dit Condorcet, où la lettre de la loi semblait contraire au droit naturel, dont il reconnaissait la supériorité sur toutes les lois, il crut devoir le prendre pour guide de son opinion. » Il faisait les fonctions de rapporteur. Les conclusions de son rapport furent repoussées comme contraires à la loi écrite. Mais, quelques jours après, il eut la satisfaction de voir les deux parties venir à lui pour adopter une transaction conforme à ces mêmes conclusions. On préférait sa sentence à celle des juges (1).

Il entendait le droit en philosophe plutôt qu'en juriste. Il entendait la politique en législateur plutôt qu'en administrateur. Il était vivement frappé de l'énormité des abus et de la nécessité de les réformer. Peut-être n'y a-t-il pas de question importante, relative à la constitution de l'État et à l'organisation de la société, à laquelle il n'ait pensé longuement, et sur laquelle il ne soit parvenu à se former une opinion raisonnée. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette partie capitale de l'œuvre de Turgot; elle ne saurait être traitée avec fruit qu'après l'étude de son ministère (*). Rappelons seulement qu'il appartenait à une famille dévouée dès l'origine à la monarchie, et qu'il avait été dès sa jeunesse royaliste convaincu. Une anecdote rapportée par Mme du Hausset mérite d'être citée à ce sujet :

« Un jour que j'étais à Paris, dit-elle, j'allai dîner chez le docteur Quesnay, qui s'y trouvait aussi: il avait assez de monde, contre son ordinaire, et entre autres un jeune maître des requêtes, d'une belle figure, qui portait un nom de terre que je ne me rappelle pas [de Laulne], mais qui était fils du prévôt des marchands Turgot. On parla beaucoup d'administration, ce qui d'abord ne m'amusa pas; ensuite il fut question de l'amour des Français pour leur Roi; M. Turgot prit la parole et dit : « Cet amour n'est point aveugle, c'est un sentiment » profond et un souvenir confus de grands bienfaits. La Nation, et je » dirai plus, l'Europe et l'Humanité doivent à un roi de France (j'ai » oublié le nom) la liberté; il a établi les communes, et donné à une » multitude immense d'hommes une existence civile. Je sais qu'on >> peut dire avec raison qu'il a suivi son intérêt en les affranchissant, » qu'ils lui ont payé des redevances, et qu'enfin il a voulu par là >> affaiblir la puissance des grands et de la noblesse; mais qu'en » résulte-t-il? Que cette opération est à la fois utile, politique et >> humaine. » Des rois en général on passa à Louis XV, et le même

(1) Cond., Vie de T., 20.

(2) V. la Conclusion.

M. Turgot dit que ce règne serait à jamais célèbre pour l'avancement des sciences, le progrès des lumières et de la philosophie. Il ajouta qu'il manquait à Louis XV ce que Louis XIV avait de trop: une grande opinion de lui-même; qu'il était instruit, et que personne ne connaissait mieux que lui la topographie de la France; qu'au conseil son avis était toujours le plus juste; qu'il était fâcheux qu'il n'eût pas plus de confiance en lui-même, ou ne plaçât pas sa confiance dans un premier Ministre approuvé par la Nation. Tout le monde fut de son avis. Je priai M. Quesnay d'écrire ce qu'avait dit le jeune. Turgot, et je le montrai à Madame [de Pompadour]. Elle fit à ce sujet l'éloge de ce maître des requêtes et en parla au Roi. Il dit : « C'est une bonne race (1). »

Ce récit est curieux et instructif à divers titres. Turgot louant. Louis XV! l'éloge de Turgot fait par Mme de Pompadour à Louis XV! voilà d'étranges associations de noms et d'idées. Retenons seulement deux points: le dévouement avéré des Turgot au roi, affirmé par ce mot du roi lui-même : « C'est une bonne race (2). » On peut s'en rapporter à Louis XV. Il connaissait les familles de sa noblesse (1). Constatons en même temps le respect de Turgot pour l'autorité royale. Il en donna des preuves manifestes. « méprisait le Parlement, pour sa mesquine opposition» autant que pour «< ses préjugés, sa haine contre les philosophes, et son ignorance » (*). En 1753, il refusa de s'associer à sa résistance et à son refus de rendre la justice. Il fit partie de la Chambre royale qui remplaça pendant quelque temps les magistrats exilés. Dès que le roi eut interdit l'Encyclopédie, il cessa d'y écrire (1756) (5).

«

Cependant la foi monarchique de Turgot était une foi raisonnée. Elle s'appuyait sur des témoignages historiques. Ajoutons qu'elle n'était pas entièrement pure de tout alliage. Turgot, à défaut d'un bon roi, se serait contenté d'un bon ministre, d'un ministre approuvé par la nation ». La nation dans sa pensée comptait donc, et si elle devait être appelée à approuver, c'est qu'elle avait à ses yeux le droit d'être consultée. Le royaliste Turgot était donc bien près de devenir sans. le savoir un pur constitutionnel. Nous verrons, en effet, que ses idées politiques subirent avec le temps quelques modifications.

En 1774, Turgot, par ses réflexions, ses écrits, ses travaux administratifs, son expérience et sa sagesse précoce, avait les droits les plus incontestables à diriger les affaires publiques.

Il s'était trouvé aux prises dans son Intendance (°) avec toutes les

(1) Mme du Hausset, Mém., 114-115.

(2) Plusieurs des ancêtres directs de Turgot furent intendants et se transmirent avec le goût de l'administration la tradition monarchiste.

3) Il n'y a pas une seule famille titrée dont le roi (Louis XV) ne connaisse l'ancien

neté et l'origine; il n'y a pas une seule famille de ministre qu'il n'ait presente à sa mémoire. » Maurepas, Mém., IV, 22.

(4) Cond., Vie de T., 20-21.

(5) Dup. de Nem., Mém., I, 20.

(6) D'Hugues, Turgot intendant de Limoges, These pour le doctorat..

difficultés que créaient à l'ancien régime une foule de lois ou d'usages détestables, et la nécessité d'y porter des remèdes partiels, sans employer le seul et unique remède décisif, qui était une réforme générale de l'État. Il s'était efforcé d'améliorer la répartition de la taille (1), ne pouvant changer le système de l'impôt; d'adoucir la corvée (2), ne pouvant la supprimer. Il s'était ingénié à rendre moins injuste le recrutement de la milice (3), moins onéreux le régime des octrois (*). Il avait, pendant une affreuse disette (*), soulagé la misère d'une foule d'indigents, tout en gémissant de ne pouvoir atteindre la cause même de leur misère, c'est-à-dire l'écrasante inégalité des charges publiques et les mille entraves dont souffrait l'activité naturelle de la nation.

Politique, administration, finances, industrie, commerce, il n'avait dans ses études rien négligé de ce qui peut enseigner l'art d'être utile à ses semblables; il n'avait cessé dans ses écrits, dans son Intendance, de mettre cet art difficile en pratique. Il avait rédigé pour l'Encyclopédie l'article Fondation (), destiné à combattre les donations perpétuelles et incommutables qui enchaînent la volonté des générations futures, alors même que le vœu du testateur demeure sans objet ou fait obstacle à l'intérêt général. Il avait réclamé en toute occasion la liberté industrielle (7). Il avait cherché à éclaircir les principes qui doivent fixer la législation difficile de la propriété des mines et des carrières (*). Il avait plaidé avec éloquence auprès de l'abbé Terray la cause de la liberté du commerce des grains (9). Il s'était énergiquement prononcé en faveur de la liberté du commerce. avec les colonies (10). Il avait contribué de son mieux à éclairer l'opinion publique sur cette grave question de la liberté commerciale en donnant à l'Encyclopédie l'article Foires et Marchés (11), en traduisant le pamphlet de Josias Tucker intitulé: Questions importantes sur le commerce (12), mais surtout en appliquant au commerce les données d'une science nouvelle : l'Économie politique.

C'est principalement comme économiste, en effet, que Turgot laissera un nom dans l'Histoire. La plupart de ses ouvrages se rapportent à un objet unique: rechercher l'origine de la richesse, trouver les moyens de l'augmenter, de la distribuer équitablement, et en même temps de rendre les hommes meilleurs et plus heureux. De ses opinions en économie politique découlent tous les principes qui l'ont guidé dans ses opérations administratives. Elles expliquent à la fois l'admirable unité logique de tous ses actes comme intendant ou

(1) Euv. de T. Ed. Daire, I, 389 et suiv. Id., II, 98.

(3) Id., II, 115.

(4) Id., II, 111.

(5) Id., II, 1 et suiv.

(6) Id., 1, 299.

(7) Euv. de T. Ed. Daire, I, 353 et suiv.

(8) Id., II, 130.

(9) Id., I, 154 et suiv.

(10) Id., 1, 370.

(11) Id., I, 291.

(12) Id., I, 322.

comme ministre, et aussi les quelques erreurs qu'il a pu commettre. Vauban, Boisguilbert, avaient deviné l'économie politique; Quesnay et Gournay l'avaient ébauchée; Turgot l'organisa. Dès la Sorbonne sa lettre à de Cicé sur le papier monnaie (1) révélait en lui l'économiste. Ses mémoires sur les valeurs et monnaies (2) et sur les prêts d'argent (3), mais surtout ses réflexions sur la formation et la distribution de la richesse (), admirable traité qui est resté classique, nous montrent son génie parvenu à sa robuste et virile maturité. Neuf ans avant Adam Smith, il avait eu l'honneur d'élever définitivement l'économie politique au rang de science positive. Il peut en être considéré comme le fondateur.

Il avait, avec quelques travers, toutes les qualités d'esprit qui conviennent à l'économiste. Il avait le goût des détails, il aimait l'exactitude. « J'aime l'exactitude,» écrivait-il à Condorcet, et il ajoutait modestement, « bien qu'elle soit le sublime des sots (5). » Comme il s'était élevé tout seul» (), suivant l'expression de Morellet, et qu'à la maison paternelle il avait d'abord vécu dans une sorte d'isolement, il avait de bonne heure pris l'habitude de la méditation et de la réflexion. Il éprouvait aussi une certaine peine à débrouiller et à éclaircir ses idées. « Lorsqu'il se mettait au travail, lorsqu'il était question d'écrire et de faire, dit Morellet, il était lent et musard. Il perdait du temps à arranger son bureau, à tailler ses plumes, non pas qu'il ne pensât profondément, en se laissant aller à ces niaiseries, mais à penser seulement, son travail n'avançait pas (7). » A force de creuser ses idées, il était devenu difficile jusqu'à la minutie, parce qu'il voulait donner à tout un degré de perfection tel qu'il le concevait. «Il cherchait à corriger, dit Dupont de Nemours, là où les autres ne voyaient point de défaut... Il se plaisait à retoucher sans cesse l'expression de sa pensée. Il ne s'en lassait jamais, plus sévère encore pour lui-même que pour ses amis » (*). Aussi écrivait-il comme il parlait, avec une sorte de peine. La rédaction d'une simple minute de lettre était laborieuse pour lui. L'une d'elle, conservée aux archives de Limoges, est toute remplie de ratures et de surcharges (9). Peut-être est-ce pour vaincre cette paresse naturelle, qu'il recherchait, avant de se mettre au travail,

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Nous avons pu vérifier nous-même aux Archives nationales l'exactitude de cette assertion. L'écriture de Turgot est d'une régularité, d'une fermeté remarquables, d'ailleurs très simple, et sans exagération d'aucune sorte.

Il n'est pas indifférent de mentionner iel l'opinion de Lavater. Je l'ai vu, dit le docteur Moreau, pénétré d'une espèce de respect religieux, en parcourant l'écriture de Turgot qu'il n'avait jamais vue. » L'Art de connaître les hommes par la physionomie, par Gasp. Lavater, pub. par le doct. Moreau, 10 v. in-8°, 1820, III, 126.

l'excitation physique produite par un bon repas. Il ne travaillait bien, dit-on, que lorsqu'il avait largement diné (1).

Ce sont là des minuties. Par la réflexion et la méditation, sa raison s'était formée, mûrie, fortifiée. Son esprit, se complaisant aux recherches patientes, aux analyses rigoureuses, avait gagné en exactitude, en étendue, en profondeur. Il s'était nourri d'une foule de notions qu'il s'était assimilées pleinement, cherchant partout son bien et en composant sa substance. « Les caractères dominants de cet esprit que j'admirais, dit Morellet, étaient: la pénétration, qui fait saisir les rapports les plus justes entre les idées, et l'étendue, qui en lie un grand nombre en un corps de système ('). » « Il paraissait minutieux, dit Condorcet, et c'était parce qu'il avait tout embrassé dans de vastes combinaisons, que tout était devenu important à ses yeux par des liaisons que lui seul avait su apercevoir (3). » — « Peu de ministres, dit Montyon, ont eu des idées plus vastes, des conceptions aussi hardies. Son esprit tenait de la nature du génie; il apercevait toutes les affaires sous les plus grands rapports, en sondant les éléments, en pénétrant l'essence (*). »

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Sans cesse replié sur lui-même, pensant pour lui tout en pensant aux autres et au bonheur de l'humanité, Turgot n'avait peut-être. pas assez éprouvé le besoin de classer des idées qu'il comprenait très nettement lui-même. Il s'était plus occupé de chercher la vérité que d'en présenter une exposition claire, ordonnée et méthodique. « La clarté n'était pas son mérite, dit Morellet. Quoiqu'il ne fût pas véritablement obscur, il n'avait pas les formes assez précises ni assez propres à l'instruction; souvent un trop grand circuit, trop de développements nuisaient à ses explications. » Je n'ai pas trouvé non plus qu'il rangeât toujours les idées dans leur ordre le plus naturel, ni qu'il en suivît toujours la gradation, dont la force de son intelligence lui permettait de se passer (5). Toutefois, ces défauts, graves chez un écrivain proprement dit, sont d'une importance secondaire chez un penseur ou un homme d'État.

On ne s'étonnera point qu'avec une intelligence si robuste, des jugements si fortement motivés pour lui-même, des idées si intimes et si personnelles, Turgot ait eu d'inébranlables convictions et une confiance parfois exagérée en ses propres théories. On ne s'étonnera pas davantage, qu'habitué à penser, à juger, à raisonner par lui même, il ait eu peu de souci des opinions d'autrui, du mépris même pour les opinions du vulgaire, que, par conséquent, il ait été porté moins que personne à entrer dans l'esprit des autres, à les étudier, à les connaître, à les ménager. C'est ce que des observateurs superficiels

(1) Em. Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes.

(2) Morell., Mém., I, 14.

(3) Cond., Vie de T., 286.

(4) Mont., Part, sur qq. Min. des Fin., 190.
(5) Morell., Mém., I, 14.

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