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parlé avec ce sentiment à M. de Maurepas, qui avait pris l'opinion de cette duchesse et de sa société pour une opinion générale et nationale. D'ailleurs M. de Maurepas, parent des La Rochefoucault et des Mailli, avait pour eux une grande déférence et cherchait à s'identifier avec ces maisons dont l'alliance illustrait la famille de Phelypeaux (1).

Ces divers récits peuvent s'accorder. Mme de Maurepas d'une part entraînée par l'abbé Véry, Mme d'Enville de l'autre, agirent sur Maurepas, qui fit accepter Turgot à Louis XVI, déjà prévenu en sa faveur.

Le 19 juillet 1774, il fut présenté au roi et à la famille royale comme secrétaire d'État de la marine, et le 22 il prêta le serment d'usage entre les mains du roi (2). Il était ministre (3).

Cette nouvelle causa dans le Limousin une affliction générale. Elle fut annoncée publiquement en chaire par tous les curés de la province, et partout ils dirent la messe à l'intention de l'intendant qui les quittait. Les paysans suspendirent leurs travaux pour y assister, et ils répétaient « C'est bien fait au roi d'avoir pris M. Turgot; mais c'est bien triste à nous de ne l'avoir plus (*). »

«

Les courtisans accueillirent avec défiance le nouveau venu; mais l'entourage direct du roi et le parti des gens modérés le vit arriver sans déplaisir. Mercy, parlant du choix de Turgot, écrivait à Muy: << Ce choix a l'approbation générale, non pas que l'on suppose à Turgot un grand talent pour la marine, mais on lui connaît un grand fonds de probité et d'honnêteté. » Marie-Antoinette écrivant à sa mère disait de même que Turgot avait « la réputation d'un très honnête homme (5) », et elle le traitait « avec bonté (°). »

Dans le public proprement dit, l'impression fut médiocre. Terray et le chancelier étaient encore aux affaires. L'avénement de Turgot à la marine sembla une concession sans valeur. Mais le public d'élite qui connaissait Turgot salua avec joie l'arrivée de cet « honnête homme » au ministère. Il crut y voir entrer avec lui la justice et la raison mêmes.

<< J'ai appris hier au soir une excellente nouvelle, et qui se trouve aujourd'hui véritable, écrit dans son journal l'abbé Baudeau. Le Boynes est chassé de la marine et il a pour successeur le bon Turgot. Le Turgot est plein de probité; ses principes sont excellents et sa droiture inflexible. Il fera sûrement beaucoup de bien. » Il ajoute cependant: « Il est un peu musard et il aurait besoin de subalternes qui fussent très expéditifs. »

(1) Mont., Part. s. qq. Min. des Fin., § 15. note. (2) Mercure de France, livr. d'août 1774, 212. (3) Montyon prête à Turgot un mot singulier, lorsqu'il apprit sa nomination de ministre de la marine Au moins je ne retournerai plus à Limoges. Cette parole prouverait, contrairement à l'opinion commune, que Turgot avait

fini par se dégoûter de son administration d'intendant, et qu'elle n'avait pas réussi selon

ses vœux.

(4) Dup. Nem., Mém., II, 253-254.

(5) Marie-Ant. Corr. pub. par Geff. et d'Arn., II, 207. (6) Id., 207-212.

Dans cette dernière phrase, l'excellent abbé ne songe-t-il pas un peu à lui-même? N'y peut-on lire le désir secret d'être appelé auprès de Turgot, de collaborer à son œuvre, de stimuler au besoin son zèle?

Quoi qu'il en soit, l'avénement de Turgot à la marine fut, cela est visible, une déception pour Baudeau. « Le public instruit et bien intentionné, écrit-il le 22, murmure de voir le bon Turgot à la marine. On espérait le voir aux finances. La crainte que l'abbé n'y reste fait trembler tout le monde. » Pourtant il se rassure à la réflexion. << Ceux qui réfléchissent le mieux, ajoute-t-il, disent que les conseillers du jeune roi, quels qu'ils soient, qui lui ont donné déjà trois honnêtes gens pour ministres, ne sont pas capables de protéger l'abbé. Pour moi, je crois qu'un même conseil ne peut jamais contenir cet abbé et le bon Turgot. D'autres pensent que le département de la marine est un premier pas, et que la direction générale des finances sera l'autre. On ajoute même que la partie militaire de la marine pourrait bien être réunie au ministère de la guerre, le Turgot ne conservant que la partie économique pour la joindre aux finances (1). » La joie de Condorcet fut plus entière et plus franche.

« Vous savez sans doute la nomination de M. Turgot, écrivit-il à Voltaire. Il ne pouvait rien arriver de plus heureux à la France et à la raison humaine. Jamais il n'est entré dans aucun conseil de monarque, d'homme qui réunît à ce point la vertu, le courage, le désintéressement, l'amour du bien public, les lumières et le zèle pour les répandre. Depuis cet événement, je dors et je me réveille aussi tranquillement que si j'étais sous la protection de toutes les lois de l'Angleterre. J'ai presque cessé de m'intéresser pour les choses publiques, tant je suis sûr qu'elles ne peuvent manquer de bien aller. M. Turgot est un de vos admirateurs les plus passionnés et un de nos illustres amis; ainsi nous aurions des raisons particulières d'être heureux, si les raisons particulières pouvaient se faire entendre ici... Le choix de M. Turgot mérite d'être célébré par tous ceux qui s'intéressent à la bonne cause. On a pu nasillonner aux oreilles du roi quelques compliments sur les choix édifiants qu'il avait faits jusqu'ici, il est juste qu'il s'accoutume, en récompense de celui qu'il vient de faire, à entendre une autre mélodie (2). »

La crainte de Voltaire et de ses amis, à l'avénement du nouveau roi, avait été qu'il ne laissât prendre trop d'influence au clergé; car on savait Louis XVI sincèrement dévot. Ses premiers choix n'avaient pas rassuré. La nomination de Turgot leur parut au contraire, de la part du pouvoir, une sorte d'avance discrète faite aux philosophes. Mais ils redoutèrent alors pour Turgot lui-même

(1) Baud., Chr. sec., III, 294.

(2) Cond., Euv. Ed. Arago, I, 36 37.

l'influence d'une cour et d'un ministère où dominait l'esprit de l'Église. « On dit à Paris que vous réussissez à merveille auprès du roi!» écrivait Condorcet à Turgot; mais il ajoutait : « Prenez garde aux dévots (').» Un mot attribué au roi vint cependant augmenter la confiance de Voltaire.

<< Vous avez rempli mon cœur d'une sainte joie, écrit-il à Condorcet le 12 août 1774, quand vous m'avez mandé que le roi avait répondu aux pervers qui lui disaient que M. Turgot est encyclopédiste : « Il est honnête homme et éclairé : cela me suffit (2). » Et le malin vieillard cite alors à son ami une histoire chinoise tirée du trente-deuxième recueil des Lettres édifiantes et curieuses, qui lui paraît s'appliquer à la circonstance. « Il y est dit en propres mots qu'un ministre d'État accusant un mandarin d'être chrétien, l'empereur Kienlong lui dit La province est-elle mécontente de lui? Non. Rend-il la justice avec impartialité? Oui. - A-t-il manqué à quelque devoir de son état? Non. Est-il bon père de famille? Oui. — Eh bien! donc, pourquoi l'inquiéter pour une bagatelle? Si vous voyez M. Turgot. faites-lui ce conte » (3).

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Déjà Voltaire avait écrit à Turgot, pour le féliciter, une lettre qui mérite d'être rappelée.

« Huc quoque clara tui pervenit fama triomphi,
Languida quo fessi vix venit aura Noti.

>> M. de Condorcet me mande qu'il ne se croit heureux que du jour où M. Turgot a été nommé secrétaire d'État!

>> Et moi, Monseigneur, je vous dis que je me tiens très malheureux d'être continuellement près de mourir, lorsque je vois la vertu et la raison supérieure en place. Vous allez être accablé de compliments vrais, et vous serez presque le seul à qui cela sera arrivé. Je suis bien loin de vous demander une réponse; mais en chantant à basse note De profundis pour moi, je chante Te Deum laudamus pour vous. >> Le vieux très moribond et très aise ermite de Ferney (). » Cependant Turgot s'était mis à l'œuvre, et le ministère de la marine. l'absorbait déjà tout entier.

<« Je ne connais point la marine, » disait-il. — « Et pourtant, ajoute Condorcet, il savait très bien la géographie, comme marin, comme négociant, comme politique, comme naturaliste. Il avait étudié la

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théorie de la manoeuvre, il connaissait celle de la construction et de tous les arts employés à fabriquer un vaisseau, à le gréer, à l'armer. Les opérations astronomiques qui servent à diriger la route des navires, les instruments imaginés pour rendre ces opérations exactes, lui étaient connus; et il était en état de juger entre toutes ces méthodes. En se comparant à d'autres hommes, il eût pu se croire très instruit; mais ce n'était pas ainsi qu'il se jugeait lui-même. Il sentait qu'il lui manquait l'expérience de la navigation, l'habitude d'observer ces mêmes arts dont il n'avait pu saisir que les principes, enfin des connaissances mathématiques assez étendues pour entendre ou appliquer les savantes théories sur lesquelles une partie importante de la science navale doit être appuyée (1). »

Turgot ne resta guère qu'un mois ministre de la marine, du 14 juillet au 24 août 1774. Ce temps si court fut utilement employé. Les ouvriers du port de Brest réclamaient en vain leur paie. La pénurie du Trésor ou l'incurie de l'administration étaient telles qu'il leur était dû une année et demie d'arrérages. Turgot les fit payer exactement (2). Il abolit toutes les impositions graduelles et autres qui grevaient les pensions de la marine et fit même rendre l'argent qui avait été retenu (3).

Il fit imprimer à Paris, pour l'usage de l'artillerie et de la marine, un traité élémentaire d'Euler sur la construction et la manoeuvre des vaisseaux, ainsi qu'une traduction de l'édition allemande du traité d'artillerie de Benjamin Robins, que l'illustre mathématicien avait enrichi de notes savantes. Il lui offrit comme honoraires, au nom du roi, et de la manière la plus délicate, un présent de mille roubles (*). Il voulait employer des bâtiments légers à conduire des savants dans toutes les parties du monde pour y faire des observations scientifiques, rêvant de fonder ainsi une sorte d'académie ambulante qui aurait en effet rendu les plus grands services à la science (5).

Il savait que les constructions navales étaient plus chères en France qu'en Angleterre, et pour remédier à son infériorité sur ce point, il songeait à faire construire des vaisseaux en Suède, d'après les plans et sous la direction d'ingénieurs français (").

(1) Cond., Vie de Turgot, 60. (2) Id., 61.

(3) Mém. sur l'administr. de la mar. et des col., par un officier general de la marine (M. de Bory). Paris, in-8, 1789, p. 123. M. de Bory, parlant de Turgot ministre de la marine, le nomme un ministre citoyen d'une probité rigide.

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(4) Cond., Vie de T., 61; Biogr. univ. de Michaud; art. Euler, par Nicolet. L'ouvrage d'Euler dont il s'agit avait été écrit on latin sous le titre de Scientia navalis, seu tractatus de construendis ac dirigendis naribus (St-Petersb., 1749, 2 v. in-1o, fig.). Il fut traduit en français sous le titre dé: Théorie complète de la construction et de la manœuvre des vaisseaux (1773, in-8°). Quant à l'ouvrage de Benjamin Robins

traduit par Euler, il est intitulé: Nouveaux principes d'artillerie, trad. de l'angl. de Benj. Robins, avec des éclaircissements, etc. (Berlin, in-80 avec 8 pl.)

(5) Dup. Nem., Mém., 122.

(6) Id., 134. M. Batbie dit à ce sujet : « La bonte de ce projet dépendait beaucoup de la mesure qui aurait été gardée; car, puisque Turgot reconnaissait lui-même qu'il fallait, pour les éventualités de la défense nationale, garder des ouvriers habiles, comment en aurait-il conserve un nombre suflisant, si la la plus grande partie des travaux avait été confiée à des Suédois? Turgot phil., écon., etc., 359-369. L'objection ne manque pas de forcé en effet.

Il considérait comme fâcheux et abusif l'emploi d'officiers de plume dans l'administration de la marine, et il voulait les remplacer par des employés civils (1).

Il s'occupait avec sollicitude des colonies. Il restituait à un officier de talent, Bory, le gouvernement général de Saint-Domingue qui lui avait été injustement enlevé (2).

<< Les gens des colonies, écrivait Baudeau, paraissent fort contents du bon Turgot, qui leur fait payer le courant des lettres de change qui leur tiennent lieu de monnaie dans ce pays-là; qui écoute tout le monde avec attention et intérêt et qui témoigne la meilleure volonté possible (3).

Il avait pour nos colonies tout un plan d'améliorations et de réformes. Il pensait qu'elles sont indispensables à un grand État, parce qu'elles offrent un asile à l'excédant de la population, parce qu'elles forment des provinces nouvelles qui s'ajoutent naturellement aux autres. Il voulait qu'on favorisât le plus possible leur accroissement, car les colonies faibles et qui ne se suffisent point à elles-mêmes sont un fardeau. Il blâmait la politique coloniale des Anglais, égoïste, injuste, vexatoire. Il était partisan convaincu de la liberté du commerce des colonies. Il croyait possible la culture du sol colonial par des hommes libres, et projetait d'affranchir progressivement les esclaves. Redoutant une guerre maritime avec l'Angleterre, il pensait que le sort définitif en serait décidé dans l'Inde, et que là était le « noeud de la question », mais que les Français devaient se borner dans ce pays à exercer un protectorat sur les États indigènes. Il détestait le système d'administration fiscale en vigueur dans les colonies. Il voulait faire des îles de France et de Bourbon des ports absolument francs, ouverts à toute nation; y établir la liberté du commerce et la liberté de conscience la plus entière; y appeler des colonies indiennes, chinoises, hollandaises (').

On voit quelle était la hardiesse des vues de Turgot en matière de commerce maritime et d'administration coloniale. Beaucoup de mesures dont il a rêvé l'application sont aujourd'hui heureusement passées dans la pratique (5).

Déjà il se préparait à faire l'essai de ses projets dans l'une de nos colonies les plus importantes, l'île de France : « Le choix de celui qui devait diriger dans cette île les établissements et les institutions qu'il y croyait nécessaires, était déjà fait. Il avait même reçu ses

(1) Dup. Nem., Mém., 123.

(2) Mém. sur l'adm. de la marine, de Bory, 49. (3) Chr. sec. de l'abbe Baud. Rev. rétr., 1re s., III, 401.

Dup. Nem., Mém., 126-135.

(5) Il s'en faut que ses opinions fussent admises généralement. Le 16 août 1774, les

directeurs du commerce de la province de Guyenne se plaignaient à Turgot de la concurrence étrangère fuite à leur tratic dans les iles. La plupart des commerçants pensaient alors comme ceux de Bordenix. Lettres miss. de la Chamb. de comm. de Bord., 6e registre, Arch. dép. de la Gironde.

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