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maladie du roi ne nuisît à ces démarches. « Dans ce moment-ci, disait-il, tout est en l'air (1). »

D'autre part, le roi de Prusse venait de faire une chute. On le disait dans un véritable danger. Et Turgot, songeant aux complications que pouvait amener la mort simultanée des deux monarques, écrivait: << Dieu veuille que les changements qui peuvent résulter des événements ne nous amènent pas la guerre (2). » La guerre paraissait à juste titre le plus cruel des fléaux à l'administrateur qui connaissait la misère des provinces, à l'homme d'État qui considérait la situation politique de la France, au philosophe enfin qui déplorait à l'avance le sang inutilement versé.

Cependant le dénouement approchait, le long et triste règne de Louis XV allait se terminer. Le 5 mai, Turgot écrit une longue lettre à Caillard. Il y constate les progrès de la maladie du roi. Puis il passe aux sujets favoris de sa correspondance avec ses amis : littérature, physique, économie politique. Il parle de la lumière zodiacale et de la corvée, de son livre sur la formation des richesses, et de l'abbé Delille. Il laisse la lettre ouverte pendant cinq jours sans la terminer. Enfin la catastrophe est imminente, elle est certaine. « Je ne finis ma lettre que le 10 mai, dit-il; le roi était hier et ce matin à la dernière extrémité. A onze heures et demie, je n'ai point encore de nouvelles de sa mort. On ne peut former aucune conjecture sur l'avenir (3). ›

Louis XV mourut le jour même. Son successeur se trouva comme accablé tout d'abord par le poids inattendu de l'autorité que le hasard de la naissance lui confiait. Il n'était nullement préparé à gouverner un grand royaume tel que la France. Il était né lourd, épais, sombre, taciturne, avec des éclats soudains de violence. Il avait été fort mal élevé. Son gouverneur La Vauguyon en eût fait un dévot fanatique, ignorant et dissimulé, si son bon sens, son application à l'étude et sa loyauté naturelle n'avaient corrigé en partie les vices de cette triste éducation. Il se plaisait aux plus rudes exercices. Il chassait avec fureur, il travaillait comme un manœuvre avec les maçons du château. Il eût fait assurément un excellent ouvrier. Il aimait la menuiserie, la serrurerie. Quand il avait bien peiné une partie du jour, il arrivait affamé à table et mangeait démesurément; aussi était-il sujet à des indigestions; il s'endormait ensuite d'un sommeil pesant. Il fuyait le monde, et surtout la société des dames. On sait que la gracieuse dauphine Marie-Antoinette, sa femme, ne lui inspira longtemps qu'une froide indifférence. Il était faible de caractère, mais entêté; facile à attendrir, mais sans l'élan

(1) Cond., Euv. de T. Ed. Arago, I, 289. (2) Id., I, 240.

(3) Euv. de T. Éd. Daire. Lettre à Caillard, II, 832-833.

instinctif de la bonté; juste et droit au fond de l'âme, mais porté aux petites finesses peu dignes d'un esprit élevé. Il avait de la mémoire et quelques connaissances; il ignorait cependant tout ce qui touchait à l'administration de l'État, il ne s'était jamais occupé des affaires publiques. Quand il se vit roi, son premier mouvement fut de la terreur. Il eut amèrement conscience de son incapacité.

Comment gouverner sans premier ministre? Il hésita longtemps. avant d'arrêter son choix. Toutes les convoitises étaient en éveil, toutes les ambitions en jeu; mille intrigues s'agitaient autour de lui. Il écouta le conseil de sa tante Adélaïde: il fit appeler Maurepas, et lui donna le titre de ministre d'État..

Maurepas était un vieillard égoïste et futile. Éloigné jadis de Versailles pour avoir chansonné Mme de Pompadour, il était resté pourtant cher à Louis XV, dont il avait l'âge, les qualités et les défauts, voire même les vices, à peu de chose près. Il avait, comme lui, l'esprit fin, la manie des petits moyens dans le gouvernement, l'indolence, la malice, la sécheresse de cœur, l'impuissance à comprendre et à vouloir le bien. Il connaissait admirablement toutes les cabales de la cour. Cette dernière considération décida sans doute en sa faveur un jeune prince qui, sur ce terrain-là surtout, se sentait novice et désirait un mentor. Les courtisans eurent bientôt trouvé ce mot pour désigner le premier ministre.

L'une des premières victimes du nouveau régime fut d'Aiguillon qui s'était ouvertement compromis avec Mme Dubarry sous Louis XV. Son renvoi fut l'œuvre de la reine.

Marie-Antoinette formait un contraste parfait avec son mari: vive, enjouée, belle, charmante, mais superficielle, légère, vaniteuse, vindicative, elle semblait n'avoir d'âme que pour le plaisir. Son cœur était bon, sensible à l'excès; son esprit, prompt aux premiers mouvements, mais mobile, ne pouvait se fixer à rien de sérieux. Des courses à cheval, des parties de plaisir, des comédies, des bals, des fêtes, tels étaient ses grands soucis, les événements mémorables de sa vie. Dédaignant l'opinion, la bravant au besoin, elle n'adoptait pour règle de ses actes que ses préférences et ses caprices. Elle se moquait de la vieille étiquette française, tournait le dos aux gens qui ne lui plaisaient point, comblait d'amitiés, de dons et de grâces ses favoris et ses favorites. Si sa mémoire était courte, elle n'oubliait pas les blessures faites à son amour-propre. Elle était aussi extrême en ses affections qu'en ses rancunes. Elle estimait le roi; elle était sans doute trop fière pour le trahir, mais elle ne le respectait pas toujours. Pour être né tardivement, son empire sur lui n'en était que plus grand, bien qu'il n'eût pas encore atteint ce degré d'absolutisme qu'il acquit malheureusement plus tard. D'ailleurs, peu soucieuse de se mêler

des affaires publiques qui l'ennuyaient, elle ne voyait en toute chose que des questions de personnes. Plusieurs ambitieux essayèrent de lui inspirer le désir de gouverner par elle-même. Louis XVI, assurément, lui en eût laissé volontiers le soin. Elle ne se prêta jamais à de tels projets, tant elle avait horreur de toute réflexion et de toute application soutenues. Elle désespérait son lecteur, l'abbé de Vermond, qui aurait voulu lui apprendre au moins l'orthographe, et le patient ami de sa mère, le comte de Mercy, ambassadeur d'Autriche, qui aurait désiré lui faire jouer secrètement un rôle politique. Cependant, quand il s'agissait d'une faveur à obtenir pour l'un des siens, d'une petite vengeance à exercer ou d'un caprice à satisfaire, elle retrouvait toute son activité, sa ténacité, toutes les ressources d'un esprit subtil et inventif. Il était rare que le roi, à peine instruit de sa fantaisie, n'y cédât pas aussitôt. S'il résistait, la reine impatiente, irritée par l'obstacle opposé à ses désirs, n'en devenait que plus pressante. Elle ne priait plus, elle ordonnait. Louis XVI finissait par se laisser fléchir, et le retard apporté à sa défaite ne marquait que mieux sa dépendance.

C'est ainsi que Marie-Antoinette avait obtenu pour Choiseul la permission de sortir de l'exil. C'est ainsi qu'elle avait « exigé » (1) l'éloignement du duc d'Aiguillon. Celui-ci avait, sous Louis XV, cumulé deux ministères, les affaires étrangères et la guerre. Les affaires étrangères furent confiées à Vergennes, et la guerre à Muy. Le comte de Vergennes appartenait au parti dévot. C'était un habile négociateur, mais comme ministre une imposante médiocrité. Laborieux, grave, toujours occupé de l'administration de son département, il se mêla peu aux intrigues de cour. Il n'aimait d'ailleurs ni les nouveautés ni les réformes. Le comte de Muy appartenait au même parti que Vergennes. Il avait été jadis l'intime ami du Dauphin, père de Louis XVI. Il était sévère, intègre, grand partisan de la discipline et de l'économie.

Ces changements de ministres étaient loin d'avoir satisfait l'opinion publique. Le règne de Louis XV ne paraissait pas fini tant que le Parlement était en exil, tant que Maupeou et Terray étaient en place. On désirait surtout ardemment le renvoi du contrôleur général. C'est alors que les amis de Turgot commencèrent à prononcer son nom. Ils le désignaient tout haut comme le seul ministre des finances possible, afin d'attirer sur lui l'attention du Roi et de son Conseil.

Dès le 5 juin, la chronique secrète de l'abbé Baudeau nous montre la candidature de Turgot posée devant l'opinion publique, et déjà combattue à la cour. « Les fripons de cour, qui craignent le Turgot,

(1) Maric-Antoinette, Corresp. publ. par Geff. et d'Arn., II, 198.

lui ont jeté bien des chats aux jambes. Entre autres, on l'accuse d'être dissimulé et jésuite, et l'on fait sonner qu'il est haï dans sa province.

>> Le fait est vrai; mais c'est qu'il est juste, exact, de mœurs sévères et sans faste. La noblesse limousine était accoutumée aux plus grandes injustices; sous le titre de faveurs, les gentilshommes un peu titrés, ou parents des titrés, faisaient modérer les tailles et capitations de leurs protégés, ainsi que leurs propres vingtièmes, et la charge retombait sur le malheureux sans protection. D'ailleurs l'Intendance était une bonne auberge pour eux, quand ils y trouvaient une table somptueuse, des femmes et des tables de jeu. M. Turgot, garçon laborieux, qui dîne presque seul et sobrement, et ne joue jamais, n'est pas leur homme. D'ailleurs, il ne fait jamais grâce aux protégés pour ne pas faire injustice aux autres. Voilà toute la source. de cette haine qu'on lui reproche (1). »

Ainsi, avant même d'être ministre, Turgot avait déjà des ennemis à la cour.

Trois jours après, l'abbé Baudeau parle de lui de nouveau. « On a beaucoup manœuvré contre le Turgot, dont il est fait mention pour le contrôle général; on dit qu'il est encyclopédiste : c'est une hérésie abominable à la cour (2). »

Le 23 juin, il y revient encore: «On reparle enfin du bon Turgot pour contrôleur général. Dieu les écoute! Il n'y aurait rien de plus. pressé que de le mettre en place pour arrêter les brigandages des financiers et des régisseurs des blés, qui perdront ce malheureux pays-ci (3). »

On put croire à plusieurs reprises que le roi se décidait à faire droit aux réclamations de l'opinion publique. « Grande nouvelle qui fait bien du tapage! s'écrie Baudeau le 3 juillet. L'abbé Terray vient d'être renvoyé, disent-ils, et enfin le bon Turgot est à sa place. Dieu les entende (*)! La nouvelle était prématurée, et deux jours après Baudeau le reconnaît tristement : « L'abbé [Terray] n'est pas encore parti. » Il se hâte d'ajouter: «Toujours est-il question du bon Turgot (5). »

Le 7 juillet, l'impatience de Baudeau est manifeste, et il faut voir comme il exhale sa bile contre les ennemis de son ami. « Il y a toujours dans le public, dit-il en manière d'exorde, une grande impatience de voir renvoyer le chancelier [Maupeou], le Boynes [le ministre de la marine] et surtout l'abbé [Terray]. Mais les friponneux de finance et leurs bons amis de cour se déchaînent contre le Turgot, avec un certain ménagement hypocrite qui me fait peur plus que si

(1) Chr. sec. de l'abbé Baudeau. Rev. rétros., 1" sec., III. 273.

(2) Id., ill, 276.

(3) Baud., Chr. sec., Rev. rétr., 1re sec., III, 263. (4) Id., III, 275.

(5) Id., III, 277.

c'était une charge à découvert. Ils vous demandent en dessous : << N'est-il pas un peu systématique? »

Et alors Baudeau s'emporte: «Voilà de ces mots perfides avec lesquels on coule à fond un honnête homme. Oui, Madame, dis-je à une spirituelle bégueule de cour qui est une des mères de l'église jésuitique, oui, Madame, il est systématique, c'est-à-dire que ses idées sont suivies et liées à des principes, car voilà ce que signifie le mot systématique. Eh! vous croyez donc que pour conduire un royaume comme la France, il faut des idées décousues et des routines! N'avez-vous pas eu assez d'ignares administrateurs, vivant au jour le jour, sans règle et sans ordre! La bégueule a rougi et n'a pas répliqué; mais j'ai conçu que c'était là un de leurs passe-paroles, car d'autres de la même clique me l'ont répété avec le même ton. Je m'y connais! Ils le croient prêt à parvenir, mais ils continuent à le miner en dessous (1). »

Enfin, une première satisfaction fut donnée à l'abbé Baudeau et à l'opinion publique. Le ministre de la marine, de Boynes (2), considéré justement comme le lieutenant du duc d'Aiguillon, fut contraint de donner sa démission. Maurepas avait un successeur tout prêt pour de Boynes, Turgot. Sa nomination est racontée diversement.

<< Lorsque les intendants partent pour leurs provinces, dit la Correspondance Métra, il est d'usage de les faire entrer au Conseil, où on leur donne leurs instructions: celles que remit M. l'abbé Terray à M. Turgot, ordonnaient de nouvelles charges; il s'y opposa avec fermeté, et supplia Sa Majesté de recevoir plutôt sa démission que de l'obliger à écraser un peuple malheureux. Le roi ne dit mot, et peu de temps après, il le nomma ministre de la marine, en lui faisant dire que ce n'était que pour le moment, et qu'il le destinait à une place plus analogue à ses lumières (3). »

<< M. de Maurepas, dit Morellet, avait constamment montré de la bienveillance et de l'estime à M. Turgot, qui le voyait assez souvent. Un abbé de Véry, plein d'admiration pour la vertu et les talents de M. Turgot, était ami intime et familier de Mme de Maurepas; il avait même quelque crédit sur l'esprit du vieillard, qui, malgré le dédain qu'il affectait pour la philosophie, se tenant bien sûr de l'arrêter quand il voudrait, le fit appeler au ministère (*). »

Montyon raconte les choses un peu autrement : << Mme la duchesse d'Enville, dit-il, admiratrice enthousiaste de M. Turgot, en avait

(1) Chr. sec. de l'abbé Baudeau. Rev. rétros., 1re sec., III., 278.

(2) « Parmi les gentillesses que le bruit public attribue au Boynes, on assure qu'il avait reçu du contrôleur général cinq millions en piastres, et qu'il les avait placées prudemment chez de bons banquiers à un honnête intérêt de six pour cent. Ces piastres étaient destinées pour les colonies, il y aurait eu du danger à

les exposer en mer; il n'avait envoyé dans les iles que du papier et avait mis l'argent effectiť en dépôt. Rien n'est plus sage. Voyez ce que c'est que la calomnie: bien des gens appellent cette prévoyance une friponnerie. » Baud., Chr. sec., III, 413.

(3) Corr. Métra, I, 67-68; recueil généralement favorable à Turgot.

(4) Morell., Mém., I, 224 225.

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