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caractère une sorte de roideur (1). Il ajoute que cette roideur « nuisait au bien qu'il voulait effectuer ». Il eût voulu mener les affaires et les hommes par l'évidence et la conviction; mais il lui arrivait de manquer les affaires et de révolter les hommes, tandis qu'en cédant sur de petites choses, et ménageant de petites vanités, il eût pu parvenir à son but. »« Terray fait bien le mal,» disait-on plus tard, « Turgot fait mal le bien. »>

Toutes les critiques mentionnées plus haut se ramènent à deux principales, qui ont entre elles des rapports étroits: 1° orgueil, présomption, roideur, dédain de l'opinion d'autrui et de l'opinion publique; 2° ignorance du cœur humain, des passions et des vanités humaines, inexpérience des hommes.

Les panégyristes de Turgot, Condorcet et Dupont de Nemours, connaissaient ces critiques; ils se sont efforcés d'en justifier leur ami; mais ils laissent eux-mêmes échapper des aveux involontaires qu'il est bon de retenir.

<<< Tous les sentiments de M. Turgot, dit Condorcet, étaient une suite de ses opinions... Sa haine était franche et irréconciliable; il prétendait même que les honnêtes gens étaient les seuls qui ne se réconciliassent jamais, et que les fripons savaient nuire ou se venger, mais ne savaient point haïr... On le croyait susceptible de prévention parce qu'il ne jugeait que d'après lui-même, et que l'opinion commune n'avait sur lui aucun empire. On lui croyait de l'orgueil, parce qu'il ne cachait ni le sentiment de sa force, ni la conviction ferme de ses opinions, et que, sachant combien elles étaient liées entre elles, il ne voulait ni les abandonner dans la conversation, ni en défendre séparément quelque partie isolée... » Et Dupont de Nemours (*): << N'aimant à développer ses pensées, et n'y réussissant bien qu'avec ses amis intimes, il n'y avait qu'eux qui lui rendissent justice. Tandis qu'ils adoraient sa bonté, sa douceur, sa raison lumineuse, son intéressante sensibilité, il paraissait froid et sévère au reste des hommes. Ceux-ci, par conséquent, se contenaient eux-mêmes ou se masquaient avec lui. Il en avait plus de peine à les connaître; il perdait l'avantage d'en être connu; et cette gêne réciproque a dû lui nuire plus d'une fois (3). »

Ainsi, Condorcet attribue à la fermeté de ses convictions le ton tranchant de ses paroles et son orgueil apparent; Dupont de Nemours, avouant qu'il avait quelque peine à connaître les hommes, n'est pas éloigné de penser que son ignorance et son inexpérience à cet égard étaient surtout la suite de sa timidité et de sa réserve naturelle. Il y a certainement beaucoup de vrai dans ces explications. Il y en a plus

(1) Corresp. littéraire de Laharpe, lettre CXLIV, II, 367, 1781.

(2) Cond., Vie de T.. 286.
(3) Dup. Nem., I, 26-27.

encore peut-être dans cette appréciation nette et impartiale de Sénac de Meilhan :

<< Il ne savait point composer avec les faiblesses des hommes et encore moins avec le vice. Incapable d'art et de ménagement, il allait à son but et n'avait pas assez d'égards pour l'amour-propre. M. Turgot agissait comme un chirurgien qui opère sur les cadavres, et ne songeait pas qu'il opérait sur des êtres sensibles. Il ne voyait que les choses, ne s'occupait point assez des personnes; cette apparente dureté avait pour principe la pureté de son âme, qui lui peignait les hommes comme animés d'un égal désir du bien public, ou comme des fripons qui ne méritaient aucun ménagement (1). »

Sénac de Meilhan nous paraît avoir bien caractérisé Turgot. C'était, comme l'a dit plaisamment l'abbé Baudeau, « un instrument d'une trempe excellente, mais qui n'avait pas de manche (*). » Il n'était pas maniable, se rendait difficilement à l'avis d'autrui, n'admettait pas de transaction sur les principes.

Sénac de Meilhan comprit exactement aussi, ce nous semble, quel était «<le principe » de cette dureté apparente. Elle avait sa source dans l'opinion que Turgot s'était formée des hommes. Les uns étaient bons et excellents à ses yeux; les autres étaient des fripons qui ne méritaient « aucun ménagement ». C'est que Turgot appréciait les hommes en bloc pour ainsi dire et tout d'un trait d'après leurs opinions. C'est qu'il les jugeait d'après lui-même, d'après sa lumineuse et vaste intelligence. Comme la toute-puissance de la raison lui semblait irrésistible, il n'admettait pas qu'on se dérobât à son empire. Comme il croyait fermement à l'évidence de la vérité, et qu'il pensait posséder, sinon la vérité pure, au moins un bon nombre de vérités partielles, il ne pouvait comprendre qu'on refusât de se rendre à ses avis motivés et à ses démonstrations, ou aux enseignements de la science économique. Celui qui ne se laissait pas convaincre ne lui paraissait pas sincère. Il fallait choisir : être avec lui ou contre lui. Combien furent avec lui? A, une époque éprise de grâce et d'esprit, de frivolité et de galanterie, passionnément attachée aux règles d'une exquise et futile politesse, la vertu sévère d'un Turgot n'était point de celles qu'on pût comprendre aisément.

On aurait grand tort, cependant, de se représenter Turgot comme. un esprit farouche, comme un logicien rigide, perdu dans l'algèbre de ses calculs. Ce savant, ce philosophe, cet intendant sévère était doué d'une extrême sensibilité. Il la tenait, semble-t-il, de son père, le prévôt des marchands de Paris. Celui-ci, à ses débuts dans la magistrature, avait voulu appartenir à la deuxième chambre des requêtes du Palais, parce que cette chambre était exemptée du

(1) Sen. de Meilh., Du Gouv., 15).

(2) Chamfort, Caract. et anec.

service de la tournelle, c'est-à-dire qu'elle ne jugeait pas au criminel (). Turgot n'était pas moins sensible que son père. L'anatomie est peut-être la seule science dont il n'ait pris qu'une notion générale. Il lui était impossible d'assister à une démonstration anatomique, et la description seule d'une opération chirurgicale le faisait souffrir (').

La musique ne lui était nullement indifférente (3). En 1753, lorsque les Italiens reparurent à Paris, Turgot était au nombre de leurs partisans les plus zélés, et on pouvait le voir au spectacle des bouffons (comme on appelait alors l'opéra italien) assis dans le fameux coin de la reine à côté de Diderot, d'Alembert, d'Holbach, Helvétius, Rousseau et autres enthousiastes de la musique italienne (").

Sous une apparence ordinairement austère, Turgot cachait une âme délicate et passionnée. Sa mère avait été froide pour lui. Il s'était élevé tout seul jusqu'au jour où on l'avait enfermé comme pensionnaire au collége des Jésuites de Louis-le-Grand. Il semble s'être souvenu plus tard avec amertume de la contrainte et de l'ennui de son enfance. « Un article de notre éducation qui me paraît mauvais et ridicule, dit-il quelque part, est notre sévérité à l'égard de ces pauvres enfants... Ils font une sottise, nous les reprenons comme si elle était bien importante. Il y en a une multitude dont ils se corrigeront par l'âge seul, mais on n'examine point cela; on veut que son fils soit bien élevé, et on l'accable de petites règles de civilité souvent frivoles qui ne peuvent que le gêner, puisqu'il n'en sait pas les raisons. On veut qu'un enfant soit grave, on met sa sagesse à ne pas courir, on craint à chaque instant qu'il ne tombe. Qu'arrive-t-il? On l'ennuie et on l'affaiblit... On rougit de ses enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi, on les envoie dans quelque collége ou au couvent pour en entendre parler le moins qu'on peut. »

Et ailleurs : « Que je veux de mal à Montaigne d'avoir en quelques endroits blâmé les caresses que les mères font aux enfants (5) ! » Regret indirect d'un bonheur qu'il avait mal goûté, et qu'il n'en appréciait que mieux.

L'internat imposé à Turgot dès l'âge de huit ans et l'isolement achevèrent de lui inspirer une réserve craintive. Son cœur d'enfant, naturellement sensible et tendre, fut privé de toute expansion. Mais il reporta sur ses condisciples, sur ses maîtres, sur des êtres de raison comme ses études et ses propres conceptions, une partie de l'amour sans objet dont son âme était pleine. Il se passionna pour la justice

(1) Eloge de Michel-Etienne Turgot, par Bougainville. Hist. de l'Acad. roy. des Inscrip. et Belles-Lettres, XXV (1759), 213.

(2) Dup. Nem., Mém., I, 11.

(3) Eut-il le goût des autres arts? Eut-il le sentiment de la nature? On serait porté à

croire que non. Rien dans ses œuvres, ni
dans les témoignages de ses biographies, ne
fournit toutefois d'indice à cet egard. Il serait
imprudent de se prononcer.

(4) Marm., Mém., IV, 219.
(5) Eur. de T. Ed. Daire, II, 792.

et la vérité, pour la cause du bien public et ceile de l'humanité. Il eut de nombreux amis. Il en eut au collége; il en eut en Sorbonne; il en eut dans le monde; il en eut dans son administration. Il en eut aussi parmi les femmes distinguées qui recevaient alors les philosophes, les gens de lettres et les artistes, et ce ne furent pas là ses moindres affections. Il y a même quelque analogie entre le culte respectueux qu'il voua à plusieurs d'entre elles et l'amour filial qu'il n'avait qu'imparfaitement connu dans son enfance.

S'il est vrai qu'un homme se déclare et se peint lui-même dans le choix de ses amis, nul peut-être n'est plus facile à connaître que Turgot. Il serait trop long de dresser la liste et de tracer le portrait des personnages, presque tous remarquables à divers titres, qui formaient autour de lui, en 1774, une phalange compacte et dévouée. Qu'il soit permis cependant de rappeler les noms et la physionomie des principaux d'entre eux.

Ses vieux professeurs du collége du Plessis vivaient encore : l'un, l'abbé Guérin, professeur de rhétorique modèle, excellent homme, qui faisait vivre de son travail sa mère et sa sœur; l'autre, l'abbé Sigorgne, physicien distingué, alors exilé de Paris pour une chanson qu'il n'avait point faite, et qui fut plus tard pourvu d'une abbaye par le crédit de son ancien élève, tous deux aimant à répéter qu'ils se tenaient heureux d'être nés en un siècle où vivait M. Turgot (1). Du collège du Plessis datait aussi l'amitié de Turgot pour l'abbé Bon, homme de talent et d'énergie, admirateur enthousiaste des écrits de Fénelon, aussi bien que des œuvres de Voltaire et de Rousseau. Un peu aigri par le malheur, il fut recueilli sur ses vieux jours dans la maison de Turgot, chez qui il mourut (2).

Turgot n'était pas moins attaché à plusieurs de ses camarades de la Sorbonne : Brienne, qui l'éblouissait par l'étalage de talents dont il se sentait en partie dépourvu lui-même, la vivacité, la finesse, la connaissance rapide des hommes et des choses, la facilité, l'entrain, l'assurance poussée jusqu'à la hardiesse ('); Boisgelin, qui lui ressemblait au contraire en bien des points, qui était tolérant, conciliant, charitable, habile administrateur (); Cicé, homme d'esprit, comme lui actif, rempli de bonnes intentions et à qui il avait dédié l'un de ses premiers ouvrages sa Lettre sur le papier-monnaie; Véry, << homme d'affaires, de coup d'œil juste et fin (), » qui l'appréciait

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mieux que personne (1); enfin, le bon Morellet, doué d'un caractère droit et ferme, d'une humeur enjouée, passionné pour l'économie politique, infatigable polémiste, bien que de style un peu rude, l'un de ses lieutenants les plus zélés, le plus véridique et le plus intéressant de ses biographes. Il avait écrit pour lui, ou plutôt pour le Dictionnaire du Commerce qu'il projetait, le remarquable article Valeurs et Monnaies (2) qui date de 1769.

Turgot avait aussi commencé de bonne heure à voir le monde. En 1750, à l'âge de vingt-trois ans, étant encore à la Sorbonne (3), il s'était fait présenter à Mme de Graffigny, femme romanesque et spirituelle qui en avait alors un peu plus de cinquante-cinq et recevait chez elle beaucoup de gens de lettres. Quoique fort jeune encore, il lui donnait des conseils sur ses ouvrages, et c'est ainsi qu'en 1751 il lui avait adressé sous forme de lettre des observations éloquentes et sensées sur son roman des Lettres Péruviennes (*). Cependant notre critique en soutane quittait souvent le salon pour aller jouer au volant avec la nièce de Mme de Graffigny, grande fille de vingt-deux ans, que l'on appelait familièrement Minette, et qui se nommait réellement Mlle de Ligneville. C'était une belle Lorraine de noble et pauvre famille. Morellet s'étonne que de cette familiarité ne soit pas née entre les deux jeunes gens une véritable passion. Quelles que fussent les causes d'une si grande réserve, il était resté de cette liaison « une amitié tendre » entre l'un et l'autre. Mlle de Ligneville, devenue Mme Helvétius, ne cessa point d'être l'amie de Turgot, et devint celle de Morellet (5). La philosophie matérialiste de son mari n'était pas du goût de Turgot, et paraît avoir détourné Mme Helvétius de la philosophie. Elle recevait pourtant les philosophes, et leur faisait avec une grâce piquante et originale les honneurs de son salon. Veuve en 1771, elle s'était retirée à Auteuil, où sa maison était toujours l'asile des libres-penseurs de ce temps. Turgot en était l'hôte assidu ().

Il était encore l'un des fidèles de Mme Geoffrin, alors fort âgée, mais dont le salon, quoique ouvert depuis 1749, réunissait encore la meilleure société de Paris, savants et artistes, écrivains et grands seigneurs. On connaît l'étrange vieille dame dont soixante-quinze ans n'avaient pas détruit le charme, sa modestie un peu hautaine, sa bonté un peu sèche, son langage un peu bourgeois, son tact exquis, son horreur pour le bruit et le faste, ses mystères pour courir à la messe au sortir d'une société composée des plus illustres impies, son affection toute maternelle pour ses amis, sans cesse combattue par une terrible peur d'être compromise par eux, son esprit enfin et sa

Michelet, Louis XVI, 205.

(2) Il s'est peint lui-meme dans ses mémoires.

V. aussi Marm., Mém., VI, 303.

(3) L. Etienne, Rec. d. D.-Mondes, 15 juil. 1871,

intéressante notice sur Mme de Grafligny.

(4) Eur. de T. Ed. Daire, II, 785.

(5) Morell., Mém.. I, 135-136.

(6) Id.

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