صور الصفحة
PDF
النشر الإلكتروني

l'admettre sans crainte d'exagération. Car il y eut toujours quelque préoccupation égoïste, même dans les plus beaux mouvements du banquier de Genève.

Ajoutons que, si Turgot calomniaît de bonne foi son adversaire, ni celui-ci ni ses amis n'étaient de leur côté vraiment capables de le connaître et de le comprendre. De tels malentendus ne sont que trop fréquents dans les querelles des partis. Tandis qu'il sauvait Necker de la Bastille, des partisans de ce dernier, des gens de lettres écrivaient ceci : « Les amis de M. Necker disent qu'on ne saurait imaginer quels chagrins cuisants lui cause son livre sur la législation et le commerce des grains. Ils prétendent que le ministre des finances, furieux de n'avoir pu, à cause de son caractère, empêcher cet auteur de répandre son ouvrage, travaille auprès de la république de Genève, dont il est le ministre en France, pour lui faire ôter cette dignité (1). Quelque lieu qu'ait la république de s'en louer, on sent qu'elle sera obligée de le sacrifier, si l'orage élevé contre lui ne se dissipe pas. Il paraît que c'est la seule manière dont les économistes aient répondu à son traité (*). »

«

Les économistes répondirent. L'un d'entre eux publia une brochure intitulée : « Du Commerce des blés, pour servir à la réfutation de l'ouvrage de la Législation, etc. » (). Morellet fit paraître une << Analyse de l'ouvrage de la Législation, etc. » (*). Condorcet prit la défense de Turgot dans ses « Réflexions sur le Commerce des blés » (3). Une note de cet écrit faisait mention « d'un grand seigneur, désigné seulement par des initiales, qui avait fait une mauvaise traduction. de Tibulle. Ses amis inquiets voyaient d'avance les critiques troubler son bonheur et cherchaient à le consoler. « Ne craignez rien, » leur dit-il, je viens de prendre un meilleur cuisinier (“). » Cette allusion peu charitable aux excellents dîners que l'écrivain financier donnait aux gens de lettres ses amis, contribua à envenimer la querelle.

Condorcet ne s'en tint pas là. Il publia aussi des Lettres sur le commerce des grains, et comme Turgot l'avait nommé, sur sa demande, inspecteur général des monnaies ("), ses ennemis, rapprochant ces deux faits, purent écrire méchamment : « Le livre de M. Necker a fort scandalisé les économistes, mais n'étant pas en état d'y répondre avec la même profondeur, un de leurs apologistes s'est contenté de publier une petite brochure intitulée: Lettres sur le commerce des grains, où il y a plus d'injures que de raisons. On en

(1) Les amis de Turgot, plus animés que lui, auraient voulu qu'il se vengeåt de Necker en le renvoyant à Genève; il le pouvait, car il avait encore toute la confiance du roi. Sa droiture et son équité le sauvèrent de cette honte. (Marm., XII, 179) Ainsi cette assertion de Mairobert est aussi une calomnie.

P

(2) Bach., Mém. secr., VIII, 87.
(3) Merc de Fr., juillet 1775.
(4) Corr. Métr., II, 10.

(5) Voir Euvres de Condorcet.
(6) Cond., Euv., I, Biog. LXXVII.

(7) Voir au liv. I, ch. II, une lettre de Condorcet à Turgot à ce sujet.

est d'autant plus surpris qu'on attribue le pamphlet à M. le marquis de Condorcet. C'est sans doute pour le récompenser que M. Turgot vient de lui donner le département des monnaies qu'avait M. Fargès, chargé aujourd'hui du département des grains à la place de M. Albert (1). »

L'abbé Baudeau, toujours au feu quand il s'agissait de riposter contre l'ennemi, publia un in-octavo de 300 pages intitulé: « Éclaircissements demandés à M. N... sur ses projets de législation, au nom des propriétaires fonciers et des cultivateurs français (2). » Les Mémoires secrets de Bachaumont en rendirent compte en ces termes : << M. l'abbé Baudeau a enfin produit une réponse plus digne de M. Necker que le pamphlet indécent du marquis de Condorcet: elle est d'abord d'un volume proportionné à l'énormité du premier, et d'ailleurs la discussion en est plus honnête et plus modérée... Quelque bien raisonné, quelque bien écrit que soit cet ouvrage, il est d'un scientifique mortellement ennuyeux, tant il est difficile de porter dans de semblables discussions de l'intérêt et de l'agrément, assez pour attacher le lecteur neutre et qui ne se passionne pas pour l'un ou pour l'autre parti (3). »

Voltaire s'était déclaré nettement pour Turgot. C'est lui qui fit imprimer à Genève les Réflexions de Condorcet. Il lui écrivit : << J'envoie à l'orateur de la raison et de la patrie quelques exemplaires de son ouvrage sur les blés, qui m'arrivent dans le moment. Veut-il qu'on lui en fasse passer d'autres? Il sera servi sur-le-champ. J'attends la continuation des Lettres qui soutiennent l'opinion d'un sage (Turgot) contre les systèmes d'un banquier (Necker). Ce procès doit intéresser toute la nation et l'Europe entière. Je suis très fâché qu'un banquier défende une si mauvaise cause (*). » Il écrivit à de Vaines : << Nous n'avons point encore à Genève le fatras du Génevois Necker. contre le meilleur ministre que la France ait jamais eu. Necker se donnera bien de garde de m'envoyer sa petite drôlerie. Il sait assez que je ne suis pas de son avis. Il y a dix-sept ans que j'eus le bonheur de posséder, pendant quelques jours, M. Turgot dans ma caverne. J'aimais son cœur et j'admirais son esprit. Je vois qu'il a rempli toutes mes vues et toutes mes expérances. L'édit du 13 septembre me paraît un chef-d'œuvre de la véritable sagesse et de la véritable éloquence. Si Necker pense mieux et écrit mieux, je crois, dès ce moment, Necker le premier homme du monde; mais jusqu'à présent je pense comme vous (5). » Et à Christin : « M. Necker, agent de Genève à Paris, vient de publier un gros volume contre la liberté du commerce des grains, et cela tout juste dans le temps de la sédition

(1) Bach., Mém. secr., X, 35, 36.

(2) Merc. Fr., juillet 1775.- Fréron, Ann. litt., III, 59; 12 juin 1775.

(3) Bach., Mem. secr., VIII, 126; 7 juillet 1775. Cond., Euv., 1,80; Volt, a Good., 4 mai 1775. Volt. à de Vaines, 8 mai 1775.

ambulante qui est allée de Pontoise à Paris et à Versailles, jetant dans la rivière tout ce qu'elle trouvait de blé et de farine, pour avoir de quoi manger (1). » Dans une lettre adressée à Morellet; il se moquait du style de Necker. Il est remarquable, disait-il, que ceux qui écrivent simplement soient seuls persécutés.

Morellet avoue que Voltaire, dans cette lettre, avait peut-être chargé la critique pour faire sa cour à Turgot ('). Le patriarche de Ferney n'en restait pas moins lié avec Necker, bien qu'il y eût alors quelque froideur entre eux. Aussi fut-il assez embarrassé plus tard en 1776, lorsqu'il dut expliquer à Mme Necker comment il avait pu concilier son admiration pour son mari avec sa vénération pour Turgot. Redoutant la clarté limpide de sa prose, il eut recours aux vers:

Je l'aimai (Necker) lorsque dans Paris

De Colbert il prit la défense,
Et qu'au Louvre il obtint le prix
Que le goût donne à l'éloquence.
A Monsieur Turgot j'applaudis
Quoiqu'il parût d'un autre avis
Sur le commerce et la finance.
Il faut qu'entre les beaux esprits
Il soit un peu de différence:
Qu'à son gré chaque mortel pense;
Qu'on soit honnêtement en France
Libre et sans fard dans ses écrits.

On peut tout dire, on peut tout croire;
Plus d'un chemin mène à la gloire

Et quelquefois au paradis.

On a peine à croire que Mme Necker ait jamais pardonné à Voltaire ce prétendu partage de sentiments. La balance alors (1775) penchait visiblement en faveur de Turgot. Notre philosophe avait écrit en avril, sur un ton piquant et badin, et sous le titre de Diatribe à l'auteur des Éphémérides, une lettre à l'abbé Baudeau (3), dans laquelle il prenait lestement la défense des premiers actes du ministère. Depuis lors, il avait lu les lettres de Turgot à l'abbé Terray sur le commerce des blés ('). Il en avait reçu la plus vive impression. Plein de respect pour l'œuvre du grand économiste, un peu confus du ton léger de sa diatribe, il envoya le billet suivant à d'Argental : « Je suis honteux de m'être égayé sur une chose aussi sérieuse, depuis que j'ai lu des lettres de M. Turgot sur le même sujet. Ah! mon cher ange, ce M. Turgot-là est un homme bien supérieur; et s'il ne fait pas de la France le royaume le plus florissant de la terre, je serai bien attrapé. J'ai la plus grande envie de vivre pour voir les fruits de son

(1) Volt. à Christin, 14 mai 1775. (2) Morell., Mém., I, 153.

(3) V. liv. II, ch. m, p. 171 et sq.
(4) Eur. de T. Ed. Daire, I, 154, 213.

ministère. Je suis encore tout ému de ces lettres que j'ai lues. Je ne connais rien de si profond, ni de si fin, de si sage et de si éloigné des idées communes (1). »

Dans ce débat qu'il serait trop long de suivre dans tous ses détails, nous ne saurions mieux faire que de laisser le dernier mot à Voltaire et à Turgot.

(1) Volt. à d'Arg., 1er juill. 1775.- A propos de la Diatribe, on lit dans la Corr. Métr. II, 75, 29 juillet 1775: Voltaire vient en ce moment de se déclarer sulliste dans la petite diatribe

qu'il a lâchée contre les colbertistes. C'est la manière dont on désigne aujourd'hui ceux qui sont du système de M. Turgot et ceux de l'avis de M. Necker..

CHAPITRE VIII

Détails administratifs des mois de mai et de juin.
La Régie des Poudres.

(Mai et juin 1775.)

La guerre des farines eut, entre autres résultats fâcheux, celui d'ajourner plusieurs des projets de réformes de Turgot. Dupont de Nemours nous en a conservé la liste. 1° Il voulait supprimer «<les deux vingtièmes et les quatre sols pour livre du premier », et les remplacer par une subvention territoriale proportionnelle au revenu des biens fonds. C'eût été tout le contraire des vingtièmes, qui frappaient très fort les petites propriétés et très peu les grandes. Tout le travail nécessaire pour établir cette conversion d'impôt, et tout le détail des moyens qu'il faudrait employer étaient déjà préparés (1). Turgot était sur le point de les placer sous les yeux du roi et de Maurepas, lorsque l'émeute survint. 2o Il était prêt aussi à épargner aux provinces les dangers, les abus et la perte de temps dont la collecte des tailles était la cause. Il eût voulu appliquer à toute la France le système qu'il avait établi en Limousin. 3° Il travaillait depuis plusieurs mois à son grand plan de réforme politique, à son Mémoire sur les municipalités (2). Il ne put le terminer qu'en septembre. Sans l'émeute, il l'eût fini en juillet, et il aurait pu l'appliquer en octobre, à l'époque du renouvellement de l'année financière. Le retard causé par la guerre des farines le força de l'ajourner à l'année suivante (3). L'année suivante! Turgot alors n'était plus ministre.

Les Mémoires secrets de Bachaumont disaient, le 22 mai, avec une satisfaction mal déguisée: «Les projets de M. Turgot sont absolument remis dans le portefeuille pour ce qui concerne la finance et les autres parties de son administration qui ne sont pas relatives aux blés. L'examen en est renvoyé au voyage de Fontainebleau, pendant lequel on ne s'occupera que de cet objet. Quoiqu'on ne sache pas le fond de tous ces projets, il en transpire toujours quelque chose. Il passe pour constant, par exemple, qu'un d'eux, servant de base aux autres, roule sur la nécessité d'établir

(1) Turgot avait été aidé dans ce travail par Ormesson jeune. - Dup. Nem., Mém., II, 87.

(2) Voir la Conclusion.
(3) Dup. Nem., Mem., II, 48.

« السابقةمتابعة »