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difficultés que créaient à l'ancien régime une foule de lois ou d'usages détestables, et la nécessité d'y porter des remèdes partiels, sans employer le seul et unique remède décisif, qui était une réforme générale de l'État. Il s'était efforcé d'améliorer la répartition de la taille (1), ne pouvant changer le système de l'impôt; d'adoucir la corvée (2), ne pouvant la supprimer. Il s'était ingénié à rendre moins injuste le recrutement de la milice (3), moins onéreux le régime des octrois (*). Il avait, pendant une affreuse disette (), soulagé la misère d'une foule d'indigents, tout en gémissant de ne pouvoir atteindre la cause même de leur misère, c'est-à-dire l'écrasante inégalité des charges publiques et les mille entraves dont souffrait l'activité naturelle de la nation.

Politique, administration, finances, industrie, commerce, il n'avait dans ses études rien négligé de ce qui peut enseigner l'art d'être utile à ses semblables; il n'avait cessé dans ses écrits, dans son Intendance, de mettre cet art difficile en pratique. Il avait rédigé pour l'Encyclopédie l'article Fondation (6), destiné à combattre les donations perpétuelles et incommutables qui enchaînent la volonté des générations futures, alors même que le vœu du testateur demeure sans objet ou fait obstacle à l'intérêt général. Il avait réclamé en toute occasion la liberté industrielle (7). Il avait cherché à éclaircir les principes qui doivent fixer la législation difficile de la propriété des mines et des carrières (). Il avait plaidé avec éloquence auprès de l'abbé Terray la cause de la liberté du commerce des grains (9). Il s'était énergiquement prononcé en faveur de la liberté du commerce avec les colonies (1o). Il avait contribué de son mieux à éclairer l'opinion publique sur cette grave question de la liberté commerciale. en donnant à l'Encyclopédie l'article Foires et Marchés (11), en traduisant le pamphlet de Josias Tucker intitulé: Questions importantes sur le commerce (12), mais surtout en appliquant au commerce les données d'une science nouvelle : l'Économie politique.

C'est principalement comme économiste, en effet, que Turgot laissera un nom dans l'Histoire. La plupart de ses ouvrages se rapportent à un objet unique: rechercher l'origine de la richesse, trouver les moyens de l'augmenter, de la distribuer équitablement, et en même temps de rendre les hommes meilleurs et plus heureux. De ses opinions en économie politique découlent tous les principes qui l'ont guidé dans ses opérations administratives. Elles expliquent à la fois l'admirable unité logique de tous ses actes comme intendant ou

(1) Euv. de T. Ed. Daire, I, 389 et suiv. (2) Id., II, 98.

(3) Id., II, 115.

(4) Id., II, 111.

(5) Id., II, 1 el suiv.

(6) Id., I, 299.

(7) Euv. de T. Ed. Daire, I, 353 et suiv.
(8) Id., II, 130.

(9) Id., 1, 154 et suiv.

(10) Id., 1, 370.
(11) Id., I, 291.
(12) Id., I, 322.

comme ministre, et aussi les quelques erreurs qu'il a pu commettre. Vauban, Boisguilbert, avaient deviné l'économie politique; Quesnay et Gournay l'avaient ébauchée; Turgot l'organisa. Dès la Sorbonne sa lettre à de Cicé sur le papier monnaie (1) révélait en lui l'économiste. Ses mémoires sur les valeurs et monnaies (2) et sur les prêts d'argent (3), mais surtout ses réflexions sur la formation et la distribution de la richesse (), admirable traité qui est resté classique, nous montrent son génie parvenu à sa robuste et virile maturité. Neuf ans avant Adam Smith, il avait eu l'honneur d'élever définitivement l'économie politique au rang de science positive. Il peut en être considéré comme le fondateur.

Il avait, avec quelques travers, toutes les qualités d'esprit qui conviennent à l'économiste. Il avait le goût des détails, il aimait l'exactitude. « J'aime l'exactitude, » écrivait-il à Condorcet, et il ajoutait modestement, « bien qu'elle soit le sublime des sots (5). » Comme il « s'était élevé tout seul » ("), suivant l'expression de Morellet, et qu'à la maison paternelle il avait d'abord vécu dans une sorte d'isolement, il avait de bonne heure pris l'habitude de la méditation et de la réflexion. Il éprouvait aussi une certaine peine à débrouiller et à éclaircir ses idées. « Lorsqu'il se mettait au travail, lorsqu'il était question d'écrire et de faire, dit Morellet, il était lent et musard. Il perdait du temps à arranger son bureau, à tailler ses plumes, non pas qu'il ne pensât profondément, en se laissant aller à ces niaiseries, mais à penser seulement, son travail n'avançait pas (7). » A force de creuser ses idées, il était devenu difficile jusqu'à la minutie, parce qu'il voulait donner à tout un degré de perfection tel qu'il le concevait. «Il cherchait à corriger, dit Dupont de Nemours, là où les autres ne voyaient point de défaut... Il se plaisait à retoucher sans cesse l'expression de sa pensée. Il ne s'en lassait jamais, plus sévère encore pour lui-même que pour ses amis» (9). Aussi écrivait-il comme il parlait, avec une sorte de peine. La rédaction d'une simple minute de lettre était laborieuse pour lui. L'une d'elle, conservée aux archives de Limoges, est toute remplie de ratures et de surcharges (). Peut-être est-ce pour vaincre cette paresse naturelle, qu'il recherchait, avant de se mettre au travail,

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Nous avons pu vérifier nous-même aux Archives nationales l'exactitude de cette assertion. L'écriture de Turgot est d'une régularité, d'une fermeté remarquables, d'ailleurs très simple, et sans exagération d'aucune sorte.

Il n'est pas indifférent de mentionner ici l'opinion de Lavater. Je l'ai vu, dit le docteur Moreau, pénétré d'une espèce de respect religieux, en parcourant l'écriture de Turgot qu'il n'avait jamais vue. » - - L'Art de connaître les hommes par la physionomie, par Gasp. Lavater, pub. par le doct. Moreau, 10 v. in-8°, 1820, III, 126.

l'excitation physique produite par un bon repas. Il ne travaillait bien, dit-on, que lorsqu'il avait largement diné (1).

Ce sont là des minuties. Par la réflexion et la méditation, sa raison s'était formée, mûrie, fortifiée. Son esprit, se complaisant aux recherches patientes, aux analyses rigoureuses, avait gagné en exactitude, en étendue, en profondeur. Il s'était nourri d'une foule. de notions qu'il s'était assimilées pleinement, cherchant partout son bien et en composant sa substance. « Les caractères dominants de cet esprit que j'admirais, dit Morellet, étaient: la pénétration, qui fait saisir les rapports les plus justes entre les idées, et l'étendue, qui en lie un grand nombre en un corps de système ('). » — « Il paraissait minutieux, dit Condorcet, et c'était parce qu'il avait tout embrassé dans de vastes combinaisons, que tout était devenu important à ses yeux par des liaisons que lui seul avait su apercevoir (3). » — « Peu de ministres, dit Montyon, ont eu des idées plus vastes, des conceptions aussi hardies. Son esprit tenait de la nature du génie; il apercevait toutes les affaires sous les plus grands rapports, en sondant les éléments, en pénétrant l'essence (*). »

Sans cesse replié sur lui-même, pensant pour lui tout en pensant aux autres et au bonheur de l'humanité, Turgot n'avait peut-être pas assez éprouvé le besoin de classer des idées qu'il comprenait très nettement lui-même. Il s'était plus occupé de chercher la vérité que d'en présenter une exposition claire, ordonnée et méthodique. « La clarté n'était pas son mérite, dit Morellet. Quoiqu'il ne fût pas véritablement obscur, il n'avait pas les formes assez précises ni assez propres à l'instruction; souvent un trop grand circuit, trop de développements nuisaient à ses explications. » Je n'ai pas trouvé non plus qu'il rangeât toujours les idées dans leur ordre le plus naturel, ni qu'il en suivit toujours la gradation, dont la force de son intelligence lui permettait de se passer (3). Toutefois, ces défauts, graves chez un écrivain proprement dit, sont d'une importance secondaire chez un penseur ou un homme d'État.

On ne s'étonnera point qu'avec une intelligence si robuste, des jugements si fortement motivés pour lui-même, des idées si intimes et si personnelles, Turgot ait eu d'inébranlables convictions et une confiance parfois exagérée en ses propres théories. On ne s'étonnera pas davantage, qu'habitué à penser, à juger, à raisonner par lui même, il ait eu peu de souci des opinions d'autrui, du mépris même pour les opinions du vulgaire, que, par conséquent, il ait été porté moins que personne à entrer dans l'esprit des autres, à les étudier, à les connaître, à les ménager. C'est ce que des observateurs superficiels

(1) Em. Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes.

(2) Morell., Mém., I, 14.

(3) Cond., Vie de T., 286.

(4) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 190.
(5) Morell., Mém., I, 14.

prendraient aisément pour de l'orgueil. Il tenait d'ailleurs de son tempérament et de sa race une certaine rudesse de formes qui pouvait aussi tromper.

De là certains reproches adressés fréquemment à Turgot par ses contemporains, et sur lesquels il est bon de s'expliquer. Citons en premier lieu les témoignages qui lui sont le plus défavorables.

Voici d'abord son portrait d'après un pamphlet du temps, œuvre de Monsieur, frère du Roi (plus tard Louis XVIII), un de ses ennemis les plus acharnés :

« Il y avait en France un homme gauche, épais, lourd, né avec plus de rudesse que de caractère, plus d'entêtement que de fermeté, d'impétuosité que de tact, charlatan d'administration ainsi que de vertu, fait pour décrier l'une, pour dégoûter de l'autre; du reste, sauvage par amour-propre, timide par orgueil, aussi étranger aux hommes qu'il n'avait jamais connus, qu'à la chose publique qu'il avait toujours mal aperçue. Il s'appelait Turgot (1). »

D'Allonville, qui n'est pas un ami de Turgot non plus, tant s'en faut, reprend sous une autre forme les mêmes accusations.

<< Turgot, dit-il, fut un philosophe, un savant, un homme de bien; mais, nourri d'une invincible vanité théoricienne, il se montre dur et faible, présomptueux et sans connaissance du cœur humain... [Il fut bientôt] environné d'ennemis, dont l'âpreté de son caractère accroissait journellement le nombre..... Il ne recevait qu'avec dédain, qu'avec mépris, ceux qui lui faisaient quelque représentation. [Il était] entété parce qu'il était vertueux, médiocre parce qu'il était entêté; totalement étranger à la connaissance des hommes..., etc (*). »

Montyon décrit en ces termes sa manière de discuter: « Souvent [il] se refusait à la discussion..... Son silence avait une expression de dédain on entrevoyait qu'il ne répondait point à l'objection, parce qu'il estimait qu'elle ne méritait pas de réponse et qu'on n'était pas à la hauteur de ses conceptions (3). Lorsqu'il défendait ses principes, c'était avec une aigreur offensante, et il attaquait le contradicteur plus que l'argument (*).

Besenval, non moins sévère pour Turgot que Montyon, l'appelle « un philosophe arrogant ». Il parle de sa « dureté », du « laconisme >> et du « farouche de ses réponses » (3).

Voici encore, d'après Montyon, comment Turgot considérait les hommes: << Aux yeux de M. Turgot, toute l'espèce humaine était divisée

«

(1) Le songe de M. de Maurepas ou les Machines du gouvernement français; le 1er avril 1776. Soulavie, III, 107. Inutile de relever les calomnies qui se trouvent mêlées, dans ce portrait, à des traits exagérés mais très réels du caractère de Turgot.

(2) D'Allonv., Mém., 83-84.

(3) Ce silence ne pouvait-il venir aussi de la timidité naturelle de Turgot? Comme il

éprouvait quelque embarras à développer ses idees en public, il est possible que, dans bien des cas, il se derobài à la discussion en se réfugiant dans un mutisme complet. Ce silence lui pesait cependant et donnait à sa physionomie l'expression de la contrainte et de l'ennui.

(4) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 177. (5) Besenv., Mém., 17î-172.

en trois classes: la première, qui en composait la masse et presque la totalité, était formée de tous ceux qui ne s'occupaient point de spéculations économiques; il n'y voyait que le résidu de la société, et lors même qu'il s'y trouvait des esprits ou des talents d'un ordre supérieur, il n'y donnait que peu d'attention, parce qu'il n'apercevait en eux qu'un mérite secondaire et hétérogène à l'objet de ses méditations. Les contradicteurs de ses opinions, qui formaient la seconde classe, lui paraissaient ou des hommes stupides ou des esprits faux; il était même assez ordinaire qu'il leur refusât la probité et la bonne foi; et c'était dans leur perversité qu'il croyait trouver la cause de leur dissentiment. La troisième classe, très peu nombreuse et à ses yeux la classe d'élite, était composée de ses sectateurs; ils lui paraissaient des êtres supérieurs en intelligence et en morale; il les croyait capables de tout, leur confiait les fonctions auxquelles ils étaient le moins propres, et si quelquefois il a eu sujet de se plaindre de leur infidélité, leur croyance l'a disposé à l'indulgence, parce qu'il portait, en administration, la superstition et le fanatisme qu'il reprochait aux sectes religieuses (1). » Tout ce développement de Montyon tend clairement à prouver que Turgot ne connaissait nullement les hommes. Evidemment exagérées, ces accusations proférées contre Turgot par des ennemis plus ou moins déclarés contiennent pourtant quelque chose de vrai. D'autres témoignages d'ailleurs, moins suspects, les confirment en partie.

Marmontel, qui se fait l'écho des attaques dont Turgot fut l'objet sans les réfuter très chaudement, dit qu'on lui trouvait de la « roideur, l'orgueil de Lucifer, et dans sa présomption le plus inflexible entétement » (*).

Le marquis de Mirabeau (l'ami des hommes) qui ne trouvait pas Turgot assez étroitement économiste, et lui reprochait des liaisons avec les administrateurs et les philosophes, mais savait au besoin lui rendre justice, parle de sa manière « opiniâtre et dédaigneuse » de conduire ses plans de finance (3).

Dans les Mémoires du duc d'Aiguillon, que l'abbé Soulavie rédigea d'après des notes, des extraits et des réflexions du comte de Mirabeau (l'orateur), Turgot est accusé de « ne connaître les hommes que dans les livres » ().

Malesherbes a reproduit la même appréciation dans les mêmes termes. Il a dit de Turgot et de lui-même : « Nous ne connaissons les hommes que par les livres (5). »

Laharpe, un de ses partisans, avoue qu'il y avait peut-être dans son

(1) Mont., Part, sur qq. Min. des Fin., 178. (2) Marm., Mém., XII, 17-176.

(3) Lettre inedite du in irquis ou bailli de Mirabeau, 29 août 1778. Mém. de Mirab., par M. Lucas de Montigny, III, x, 158.

(4) Mémoires de Mirabeau, par Luc. de Mont., III. x, 185.

(5) Paroles dites par Malesherbes à de Vaines en 1794, en prison, et conservées par l'abbé Morellet. Mém., II, 36), note.

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