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SUR LE

MINISTÈRE DE TURGOT

INTRODUCTION

« Vous vous imaginez avoir l'amour du bien public, vous en avez la rage. »

(Paroles de MALESHERBES A TURGOT.)

TURGOT EN 1774

En 1774, Turgot avait quarante-sept ans. Il était dans la force de l'âge. Dupont de Nemours, qui eut tout le loisir de le bien voir, en a tracé le portrait suivant : « Sa figure était belle; sa taille haute et proportionnée. Ennemi de toute affectation, il ne se tenait pas fort droit. Ses yeux, d'un brun clair, exprimaient parfaitement le mélange de fermeté et de douceur qui faisait son caractère. Son front était arrondi, élevé, ouvert, noble et serein; ses traits prononcés, sa bouche vermeille et naïve; ses dents blanches et bien rangées. Il avait eu, surtout dans sa jeunesse, un demi-sourire qui lui a fait tort, parce que les gens qui ne le connaissaient pas, y croyaient presque toujours voir l'expression du dédain, quoiqu'il ne fût, le plus souvent, que l'effet de la naïveté et d'un peu d'embarras. Il s'en était corrigé par degrés en vivant dans le monde... Ses cheveux étaient bruns, abondants, parfaitement beaux; il les avait tous conservés, et lorsqu'il était vêtu en magistrat, sa manière de porter la tête les répandait sur ses épaules, avec une sorte de grâce naturelle et négligée. Il avait la couleur assez vive sur un teint fort blanc et qui trahissait les moindres mouvements de son âme. Jamais homme n'a été au physique et au moral moins propre à dissimuler. Il rougissait avec une facilité trop grande, et de toute espèce d'émotion, soit d'impatience ou de sensibilité (1). »

(1) Dupont de Nemours, Mém., II, 262.

« Il ne pouvait dissimuler, dit Condorcet, sa haine pour les méchants, son mépris pour la lâcheté ou les bassesses; ces sentiments se peignaient involontairement sur son visage, dans ses regards et dans sa contenance. Ce défaut d'empire sur son extérieur, qui tenait à la candeur de son âme, contribuait, autant que l'éducation contrainte qu'il avait reçue, à l'espèce de timidité et d'embarras qu'il avait dans le monde (1). »

« Ce ministre, dit Sénac de Meilhan, avait une figure belle et majestueuse et des manières simples; il rougissait facilement, dès qu'il fixait l'attention, et qu'il était en scène, et l'embarras qui régnait alors dans son maintien pouvait également être le produit de la timidité ou d'un amour-propre inquiet et susceptible. Son abord était froid, et son visage prenait une expression marquée de dédain, à l'instant que les personnes excitaient en lui ce sentiment par leur caractère ou leurs opinions (1). »

« La figure de Turgot, dit Montyon, était belle, majestueuse, avait quelque chose de cette dignité remarquable dans les têtes antiques. Cependant sa physionomie n'était ni douce ni agréable, manquait d'expression décidée, et avait quelque chose d'égaré. » Et plus loin: << Les manières de M. Turgot avaient quelque chose de noble, et cependant de gêné et d'embarrassé; il y avait de la disgrâce dans son maintien et de la gaucherie dans tous ses mouvements. Quand il était dans un cercle, il semblait être dans un élément qui lui était étranger, et il était déplacé partout ailleurs que dans son cabinet (3). »

Les témoignages des contemporains s'accordent, on le voit, sur la beauté sévère, la timidité, la gaucherie de Turgot. Il existe, il est vrai, quelques différences d'interprétation. Cet embarras qui paraît à Condorcet l'effet de la franchise et de la candeur, pourrait bien être causé, à en croire Sénac de Meilhan, par un excès d'amour-propre, et Dupont de Nemours lit un mélange de fermeté et de douceur dans ces yeux et sur ce visage où Montyon ne voit aucune expression décidée et trouve même de l'égarement. Ces contradictions peuvent s'expliquer par la mobilité de la physionomie de Turgot. Il regardait les gens suivant qu'il les estimait ou les aimait (*). Ceux-ci s'habituaient à le voir tel qu'il était pour eux; ils le peignaient suivant qu'ils en étaient regardés. Il va sans dire également que chacun l'a représenté avec ce degré de partialité qui est l'effet inévitable de tout sentiment, même tempéré par la raison. Dupont de Nemours vénérait en lui un maître; Condorcet était son ami; Sénac de Meilhan l'admirait

Condorcet, Vie de Turgot, 283.

(2) Sénac de Meilhan, Du Gouv., 146.

(3) Montyon, Part. sur quelques Ministres des Fin., 175.

(4) Son accueil était doux et poli, mais froid, dit Marmontel, qui connaissait Turgot, etait estimé de lui, mais ne fut jamais au nombre de ses amis. - Mém., XII, 178.

beaucoup, sans en être ébloui; Montyon, bien que contraint de rendre hommage à sa vertu, haïssait ses idées.

Dès ses premières années, Turgot avait donné des preuves de cette extrême timidité physique dont parlent ses biographes. << Il avait passé toute son enfance, dit Morellet, rebuté, non pas de son père, qui était un homme de sens, mais de sa mère, qui le trouvait maussade parce qu'il ne faisait pas la révérence de bonne grâce et qu'il était sauvage et taciturne. Il fuyait la compagnie qui venait chez elle; et j'ai ouï dire à Mme Dupré de Saint-Maur, qui voyait Mme Turgot, qu'il se cachait quelquefois sous un canapé ou derrière un paravent, où il restait pendant toute la durée d'une visite, et d'où l'on était obligé de le tirer pour le produire. » Au séminaire, « sa modestie et sa réserve eussent fait honneur à une jeune fille. Il était impossible de hasarder la plus légère équivoque sur certain sujet, sans le faire rougir jusqu'aux yeux, et sans le mettre dans un extrême embarras (1). »

/Il s'exprimait difficilement, au moins en public. « Son élocution, dit Montyon, était pénible, diffuse, obscure (). » Il souffrait lui-même de la difficulté de sa parole. Il avait essayé d'en triompher, et c'est pour ce motif qu'à son début dans la magistrature, il avait un instant recherché une place d'avocat (). Son défaut d'éloquence ne tenait point, comme chez tant d'autres, au vide de l'esprit, à l'incohérence ou à la confusion des idées. Devant ses amis, dans un cercle intime, il parlait volontiers, parfois avec une singulière chaleur, et il laissait échapper de temps en temps des pensées profondes et des idées lumineuses (). Toutefois, « sa conversation tournait presque toujours en dissertation. Il était rare qu'il plaisantât, et s'il se permettait une ironie, elle était plus pensée que gaie (3). »

La goutte était héréditaire dans sa famille; son père et son frère en moururent. Il avait ressenti lui-même les premières atteintes de ce mal à l'âge de trente-trois ans. Il est possible que cette infirmité dont il souffrit cruellement, ait contribué à rendre son humeur mélancolique, bien que, dans sa jeunesse, il est vrai, il se montrât d'une gaîté franche en mainte occasion ("), comme l'atteste Morellet. On prétend que la goutte favorise le travail intellectuel. Si la vérité de cette assertion était démontrée, Turgot pourrait être invoqué comme exemple.

Il était sérieux. Le sérieux semble avoir été de tradition chez les Turgot. Ce furent pour la plupart de graves personnages, magistrats ou intendants. « Avide de connaissances et laborieux, dit Sénac de Meilhan, il ne fut jamais distrait de l'étude par les plaisirs, ni par le

(1) Morellet, Mém., I, 12.

(2) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 175. (3)Dup. de Nem., Mem., I, 25.

(4) Mme du Hausset, Mém., 114.

(5) Mont., Part. s. qq. Min. des Fin., 175.
(6) Morell., Mém., 1, 12.

soin de sa fortune (1). » -« << Il avait une mémoire prodigieuse, dit Morellet, et je l'ai vu retenir des pièces de cent quatre-vingts vers après les avoir entendues deux ou même une seule fois. Il savait par cœur la plupart des pièces fugitives de Voltaire, et beaucoup de morceaux de ses poëmes et de ses tragédies (1). » Nous verrons qu'il fut presque universel.

L'étendue de ses connaissances n'était égalée que par sa fureur de travail. « Vous travaillez trop, lui disait Condorcet, et vous croyez que votre corps ne cherchera pas à se venger de la préférence que vous accordez à la tête? Les corps ne sont point accoutumés à être ainsi négligés (3). » Si beaucoup d'écrivains ont produit des œuvres plus vastes, il est peu d'hommes qui aient embrassé des travaux aussi divers et aussi étendus (*).

Dès le collége, il avait été initié par l'abbé Sigorgne à la physique nouvelle, aux découvertes de Newton (5). A vingt et un ans, il avait adressé à Buffon, qui venait de publier sa Théorie de la terre, une lettre anonyme remplie de critiques très sérieuses et très sensées ("). Plus tard, il avait appris la chimie avec Rouelle (7). Il était allé en Suisse faire des observations géologiques (8). Il avait écrit pour l'Encyclopédie l'article Expansibilité (9). Il n'avait cessé de s'intéresser aux progrès des sciences, de fréquenter les savants, de leur écrire, de se livrer lui-même à des observations et à des expériences scientifiques (1o). Il n'avait pourtant jamais eu beaucoup de goût pour les mathématiques (").

Il avait reçu dans sa jeunesse une éducation littéraire aussi éclairée que solide, qui joignait la connaissance des chefs-d'œuvre de l'antiquité à celle des classiques français et des ouvrages de Fénelon, de Vauvenargues, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau (12).

Il avait le don des langues. Il écrivait l'anglais avec facilité et correction. Il savait l'allemand, l'italien, le grec, le latin. Il étudia

(1) Sén. de Moilh., Du Gouv., 147.

(2) Morell., Mém., Í, 12.- Pour obtenir l'exacte vérité, il faut sans doute faire la part de quelque exagération dans l'assertion du bon Morellet.

(3) Lettre de Condorcet à Turgot, 28 juin 1770. Cond. Eur. Ed. Arago, I, 168.

(4) Le goût des sciences et des lettres semble avoir ète héréditaire dans la famille de Turgot: Turgot de Monville, proviseur du college d'Harcourt, à la fin du xvIe siècle, fut un savant homme; - Jacques-Etienne Turgot de Soumont, intendant de Metz à la fin du XVIe siècle, a écrit des mémoires historiques sur la Lorraine et les Trois-Evêchés;- -Jacques Turgot de Saint-Clair, président à mortier an Parlement de Rouen, mort en 1659, était l'ami de l'orientaliste Bochart, et comptait parmi ses ancêtres par les femmes le célèbro Pierre Pithou; Michel-Etienne Turgot, prévôt des marchands de Paris, fut de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres; il avait été élevé par son aïeul maternel, Lepeletier de Souzy, qui recevait dans sa maison Boileau, Massieu,

Tourreil, M. et Mme Dacier; - un des frères de Turgot fut membre de la Société d'Agriculture, associé libre de l'Académie des Sciences; il a laissé quelques écrits. (Eloge histor. de Turgot, le prévôt des marchands, par Bougainville. Histoire de l'Ac. des Inscrip., XXV,213.)

Une fois pour toutes, pour ce qui concerne la généalogie de Turgot, voir l'Histoire du canton d'Athis, par le comte de La Ferrière. Nous devons personnellement des remercîments à M. Eug. Chatel, archiviste du Calvados, à M. le docteur Olive, de Bayeux, et à M. Le Hardy de Rots, pour leurs bienveillantes communications relatives aux ancètres de Turgot.

(5) Morell., Mém., I, 12.

(6) Euvres de T. Ed. Daire, II, 782.
(7) Dup. Nem., Mém., I, 39.

(8) Id., I, 10-17.

(9) Euvres de T. Ed. Dup. Nem., I, 155.
(10) Dup. Nem., Mém.. I, 10.
(11 Morell., Mém., I, 12.
(12) Morell., Mém., I, 14.

l'hébreu et l'espagnol. Il fit connaître à la France les poésies de Macpherson. Il traduisit des morceaux détachés de Shakspeare, de Hume, de Tucker, de Pope, une partie de la Messiade de Klopstock, le premier livre des Idylles de Gessner, quelques scènes du Pastor Fido, le commencement de l'Iliade, une multitude de fragments de Cicéron, de César, d'Ovide, de Tacite, d'Horace, de Tibulle, de Virgile, la plus grande partie du Cantique des Cantiques. Il se moquait des traductions libres, et leur refusait le titre de traductions, pensant « qu'on pouvait à la fois traduire très littéralement et avec beaucoup d'élégance. » Il disait quelquefois : « Si je veux vous montrer comment on s'habille en Turquie, il ne faut pas envoyer le doliman à mon tailleur pour m'en faire un habit à la française. Vous n'en connaîtriez que l'étoffe. Il faut que je mette l'habit turc sur mes épaules, et que je marche devant vous (1).

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Comme s'il avait pressenti l'importance prochaine de la Linguistique, il avait cherché et trouvé en partie la méthode qui permet de remonter à l'origine des mots. Il avait rédigé pour l'Encyclopédie l'article Étymologie (), résumé très net et très intéressant de ses recherches philologiques. Auparavant déjà, sur les bancs de la Sorbonne, il avait analysé et commenté pour son instruction personnelle les Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l'origine des langues (").

Ainsi, l'étude des lettres l'attirait par ce qu'elles ont de plus extérieur et pour ainsi dire de moins littéraire, mais aussi de plus positif: la formation et la signification des mots. Les traductions avaient pour lui plus d'attrait que la libre composition, que l'art d'écrire proprement dit. Ce puissant esprit cherchait d'instinct la difficulté et l'effort. Il avait moins le génie de l'invention que celui de la critique, entendue dans le sens élevé que lui a donné notre époque.

L'imagination ne lui faisait pas absolument défaut. Mais ce n'était pas celle des vrais poètes, des grands écrivains ou des inventeurs de génie. C'était une imagination réfléchie et voulue.

Il était bien près pourtant de se croire poète, quoi qu'il ait toujours mis un soin jaloux à cacher au public ses œuvres poétiques. Mais le goût de la grammaire, la préoccupation de la précision pour ainsi dire scientifique, l'avait entraîné à un écart singulier. Reprenant une tentative du XVIe siècle, il prétendait assujétir la poésie française au rhythme des anciens, et scander les alexandrins comme les hexamètres d'Homère ou de Virgile. Il essaya même, sous un nom d'emprunt, d'obtenir l'assentiment de Voltaire pour cette innovation, qu'il n'est pas d'ailleurs le seul à avoir tentée. C'est à

(1) Dup Nem., Mém., I, 14-15; — Œuvres de T. Ed. Dup. Nem., IX, 1.

(2) Euvres de T. Ed. Daire, II, 756.
(3) Id., II, 709.

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