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Turgot se proposait d'ailleurs d'organiser régulièrement le service de l'assistance pour les pauvres malades, en supprimant les hôpitaux et en créant un système de visites et de secours à domicile. « Si l'on établit, dit-il, sur chaque paroisse, au moyen de l'assemblée des propriétaires, une administration pour les pauvres malades, on pourra les faire visiter chez eux. Ils y seront mieux soignés, et plus aisément guéris, parce que leurs propres facultés se joindront à la charité publique pour améliorer leur sort, parce qu'ils n'y gagneront pas une complication de maux, parce que leur famille subsistera de la viande nécessaire pour leur faire du bouillon. Et ils coûteront bien moins parce qu'il ne faudra pas entretenir des édifices immenses pour les loger (1). Beaucoup de médecins pensent aujourd'hui, comme Turgot, que le séjour à l'hôpital est pernicieux pour la plupart des malades et que rien ne remplace l'administration des soins et des secours à domicile.

$8. Agriculture, industrie, commerce.

Par ses grands édits relatifs à l'abolition de la corvée et des corporations, et par d'autres mesures que nous avons également rappelées plus haut, Turgot s'efforça d'assurer aux agriculteurs, aux industriels et aux commerçants le plus précieux des biens, la liberté. Mais les règlements prohibitifs étaient trop anciens et trop nombreux, les abus trop enracinés, pour qu'il ait pu même songer à les détruire tous. Il dut intervenir sans cesse dans les contestations qui s'élevaient entre les ouvriers et les patrons, les commerçants et les officiers municipaux, les administrateurs de tout ordre et les parlements, pour protéger les uns, modérer le zèle des autres, faire prévaloir partout la justice et l'humanité. C'est ainsi qu'il défendait qu'on détruisît les étoffes défectueuses ou prétendues telles, qu'on emprisonnât un ouvrier coupable d'avoir violé une prescription surannée (*), qu'on empêchât une pauvre femme d'exercer chez elle, avec ses enfants, son pénible métier de couturière. Il pensait même que l'État ne doit pas se borner à ce rôle presque négatif qui consiste à détruire ou à empêcher le mal. Il pratiqua le devoir de charité à l'égard des fabricants malheureux, se fit parfois leur banquier, ou, suivant l'occasion, leur accorda des subventions gratuites. Il récompensa les fondateurs d'industries nouvelles, encouragea et protégea les inventeurs. Il s'efforça d'intéresser les savants aux progrès de l'industrie et des autres branches du travail matériel. Il soumit à leur examen des machines, des métiers, des procédés de fabrication. Il envoya Dombey au Pérou chercher des graines et des plantes. utiles (). Il essaya d'introduire la culture du tabac en Corse (*). Il fit

(1) Eur. de T. Ed. Daire, II, 532.
(2) Arch. nat., F. 12, 152; 2 nov. 1774.

(3) Dup. Nem., II, 189.
(4) V. liv. III, chap. IV, p. 171.

l'expérience d'un barrage propre à arrêter la débâcle des glaces sur la Seine et à faciliter la navigation fluviale pendant l'hiver. Il envoya Vicq d'Azyr dans le Midi pour étudier les moyens de combattre l'épizootie, et l'on sait avec quelle énergie, quelle activité il se dévoua à la destruction d'un fléau qui menaça un instant de s'étendre à la France agricole tout entière. Il établit des ateliers de salaisons pour utiliser la viande des animaux sains sacrifiés par mesure de sûreté. Il fit rechercher les moyens de désinfecter les cuirs des bêtes mortes de maladie. Le commerce lui dut des communications d'une exactitude, d'une rapidité et d'un bon marché jusque-là inconnus : les Turgotines allèrent en cinq jours et demi de Paris à Bordeaux. Il intervint auprès de Vergennes en faveur des négociants qui se plaignaient de taxes établies à l'étranger sur les objets de leur commerce. Il créa la caisse d'escompte. Il voulait fonder une banque rurale ('). Il projeta l'établissement d'un système uniforme des poids et mesures, et la réforme de la fabrication des monnaies (*).

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La liberté lui paraissait le grand remède applicable à tous les maux. Tout était privilége et servitude dans notre régime maritime et colonial. Il avait entrepris d'émanciper nos ports; il pensait qu'il faHait aussi émanciper nos colonies. Il permit aux négociants de Rochefort de faire directement par le port de cette ville le commerce des îles et colonies françaises de l'Amérique. Il accorda la même liberté à Saint-Brieuc, Binic et Portérieux. Dans son mémoire au roi << sur la manière dont la France et l'Espagne doivent envisager les suites de la querelle entre la Grande-Bretagne et les colonies,» il prévit nettement quelles seraient pour les colonies européennes les conséquences de la formation d'une république indépendante dans l'Amérique du Nord, et il recommanda trente ou quarante ans à l'avance une politique libérale que l'Angleterre a su adopter à temps et qui aurait peut-être épargné à l'Espagne et au Portugal la perte de leurs colonies. « Il faut consentir de bonne grâce, disait-il, à laisser à ces colonies une entière liberté de commerce, en les chargeant de tous les frais de leur défense et de leur administration; à les regarder non comme des provinces asservies, mais comme des États amis protégés si l'on veut, mais étrangers et séparés. - Voilà où toutes les nations étrangères qui ont des colonies arriveront tôt ou tard, de gré ou de force. Voilà ce que l'indépendance des colonies anglaises précipitera inévitablement.— Alors l'illusion, qui depuis deux siècles berce nos politiques, sera dissipée. C'est alors qu'on appréciera la valeur exacte de ces colonies appelées par excellence colonies de

(1) Dup. Nem., II, 245-246.

(2) Dup. Nem., II, 235.

commerce, dont les nations européennes croyaient s'approprier toute la richesse, en se réservant de leur vendre et de leur acheter tout exclusivement. On verra combien la puissance fondée sur ce système de monopole était précaire et fragile, et peut-être s'apercevra-t-on par le peu de changement réel qu'on éprouvera, qu'elle était aussi nulle et chimérique dans le temps qu'on en était le plus ébloui (1). » Et plus loin, ces paroles profondes que bien des exemples contemporains tendent à justifier: « Les producteurs et les consommateurs étrangers profitent des colonies autant que ceux de la nation qui croit les posséder exclusivement (2). » Enfin ce vœu patriotique à l'adresse de la France que malheureusement elle n'a point su réaliser : << Sage et heureuse sera la nation qui, la première, saura plier sa politique aux circonstances nouvelles, qui consentira à ne voir dans ses colonies que des provinces alliées, et non plus sujettes de la métropole! Sage et heureuse sera la nation qui, la première, sera convaincue que toute la politique, en fait de commerce, consiste à employer toutes ses terres de la manière la plus avantageuse, tous ses bras de la manière la plus utile à l'individu qui travaille, c'est-à-dire de la manière dont chacun, guidé par son intérêt, les emploiera, si on le laisse faire, et que tout le reste n'est qu'illusion et vanité (3). »

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Turgot n'eut qu'une seule fois l'occasion d'exprimer son avis sur la politique extérieure de la France; ce fut à propos de la querelle engagée entre l'Angleterre et ses colonies américaines et dans le mémoire que nous venons de citer (*). Il parla en homme pratique; il envisagea froidement, au point de vue de l'intérêt de sa patrie, les suites probables de l'événement, les chances qu'il nous offrait de recouvrer nos colonies perdues, telles que le Canada, et de ressaisir l'empire des mers qui nous avait échappé. Mais il détestait la guerre; il conseillait de l'éviter; il s'efforçait de prémunir Louis XVI contre les ardeurs belliqueuses de l'Espagne. C'est qu'il alliait à un patriotisme ardent un amour éclairé de l'humanité. Il croyait que la justice doit tôt on tard effacer les haines de peuples à peuples et régner sur le monde. Il haïssait de toute son âme les conquêtes, les conquérants. Nous ne saurions mieux faire, pour clore ce résumé trop court de ses opinions et de ses actes, que de citer les paroles éloquentes qu'il adressait en 1778 au docteur Price, et dont la vérité courageuse n'est que trop actuelle encore : « C'est... une chose étrange que ce ne soit pas une vérité triviale de dire qu'une nation ne peut jamais avoir le

(1) Euv., de T. Ed. Daire, II, 559. (2) Id., 561.

(3) Euv. de T. Ed. Daire, II, 563.
(4) V. liv. III, ch. x1, p. 469.

droit de gouverner une autre nation; et qu'un pareil gouvernement ne peut avoir d'autre fondement que la force, qui est aussi le fondement du brigandage et de la tyrannie; que la tyrannie d'un peuple est de toutes les tyrannies la plus cruelle et la plus intolérable, celle qui laisse le moins de ressource à l'opprimé; car enfin un despote est arrêté par son propre intérêt; il a le frein du remords ou celui de l'opinion publique; mais une multitude ne calcule rien, n'a jamais de remords, et se décerne à elle-même la gloire lorsqu'elle mérite le plus de honte (1). »

On ne se sépare point sans regret d'un homme tel que Turgot. On ne quitte pas non plus sans quelque inquiétude le terrain solide des événements et des faits, pour hasarder ses pas dans le domaine périlleux des appréciations et des hypothèses. Cependant, il faut juger, il faut conclure. Essayons de conclure et de juger.

Les questions diverses que soulève depuis bientôt un siècle le ministère de Turgot peuvent se ramener à deux principales:

1o Turgot, personnellement, était-il capable d'accomplir l'œuvre de réformes qu'il méditait? Est-ce sa faute s'il échoua?

2o Turgot, soutenu par un roi plus ferme, eût-il pu réussir? Était-il possible de prévenir la Révolution?

Écartons tout d'abord un avis extrême. Beaucoup de royalistes de très bonne foi ont déclaré longtemps et quelques-uns pensent peut-être encore que toute réforme était inutile, que la royauté s'est perdue par des concessions, que la seule politique à suivre était celle de Louis XIV, que Turgot, par conséquent, était un novateur malfaisant et que sa chute fut un bien; car, s'il eût réussi, il n'eût fait qu'amener une catastrophe semblable à celle de 1789.

Que répondre à cette manière d'entendre le sens des événements? Elle correspond à une théorie préconçue qu'il faut admettre ou rejeter: la théorie de droit divin. Une fois le principe reconnu, ses partisans n'ont pas tort de le pousser logiquement jusqu'à ses dernières conséquences. Si les rois sont les représentants de Dieu sur la terre, s'ils sont les dépositaires de l'autorité divine, s'ils sont « des Dieux > comme parle Bossuet, l'opinion publique n'est rien, les vœux d'une nation ne sont rien, tout amoindrissement de la puissance royale est une capitulation, toute réforme est à la fois une faiblesse et une faute. L'idéal toujours changeant d'un état social meilleur, l'amour de la

(1) Euv. de T. Ed. Daire, II, 806.

liberté, le progrès, ne sont que des leurres, et Turgot était un songe creux, d'avoir déserté les traditions et la foi de ses aïeux pour se prendre à toutes ces chimères. Une discussion serait ici superflue; elle aurait d'ailleurs l'inconvénient d'être parfaitement étrangère à notre sujet. Inclinons-nous, en les respectant, lorsqu'elles sont sincères, devant les croyances d'un autre âge, et revenons à la question.

On convient généralement aujourd'hui qu'il était nécessaire de réformer la France au XVIIIe siècle. Turgot était-il capable d'accomplir cette réforme? Ceci revient à se demander si Turgot était un homme. d'État et quelles qualités on est en droit d'exiger d'un homme d'État. Assurément il n'y eut jamais rien de plus grand, rien de plus beau qu'un véritable homme d'État, et bien peu dans l'histoire approchent du portrait idéal que les peuples en ont imaginé. Cette exigence a sa raison d'être. Aucun honneur n'égale celui de commander à des hommes, et comme personne n'est forcé d'y prétendre, une nation a le droit de se montrer difficile envers ceux qui se croient dignes d'exercer le pouvoir.

On veut qu'un homme d'État ait des connaissances étendues et solides, qu'il puisse tout comprendre: agriculture, commerce, marine, industrie, finances, travaux d'utilité générale; qu'il sache apprécier l'importance d'une découverte scientifique ou d'une œuvre d'art, distinguer les talents, honorer la vertu ou le génie. Les principes du droit public et privé, qui règlent les rapports des citoyens entre eux et des citoyens avec l'État, ou ceux de l'État avec l'éducation et la religion, doivent lui être aussi familiers que les détails des diverses administrations. Il faut qu'il ait un programme de réformes connu et immédiatement applicable, et, pour juger de l'opportunité de ces réformes, il faut qu'il ait étudié le passé, qu'il connaisse le présent et qu'il sache lire dans l'avenir. Quelle pratique des hommes et des choses, quelle pénétration, quelle volonté, quelle puissance de travail, quelle habileté et quelle droiture, quelle hardiesse et quelle prudence suppose à la fois un tel rôle ! Ce n'est pas tout: on exige aussi que l'homme d'État ait visité en philosophe, comme Montesquieu, les nations voisines, qu'il connaisse en diplomate leurs intérêts, leurs dissentiments, leurs ambitions secrètes, qu'il surveille leurs entreprises, ménage leurs susceptibilités, profite honorablement de leur alliance, mais n'hésite pas à défendre contre elles les droits de la patrie, et à repousser, s'il est nécessaire, une injuste agression. Les arts de la guerre ne lui seront donc pas étrangers, et alors même qu'il ne serait pas un grand capitaine, il en aura l'intrépidité, il aura surtout cette intuition qui fait choisir les meilleurs chefs, discerner les meilleurs plans. A toutes ces qualités on voudra qu'il joigne une intégrité absolue, la justice, la bonté, le mépris et même l'oubli des

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