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l'accuse d'avoir fait donner les places de son département à des prête-noms, qui ne touchaient qu'une partie des revenus stipulės officiellement et consentaient à lui abandonner le reste (1). Il est très possible en effet que ce Lacroix ait surpris la bonne foi de Turgot et qu'il ait habilement dissimulé ses déloyales pratiques. Voici en tout cas un incident scandaleux dont l'administration de Lacroix fut la cause ou l'occasion. Il y est question d'une dame Lebreau, directrice privilégiée du « spectacle » de Lyon. Un comédien, auteur sans grande consistance, mais qui n'avait aucun intérêt à raconter une histoire fausse, Fleury, rapporte en ces termes cette affaire:

<< Quelques particuliers, jaloux de la prospérité de cette directrice (Mme Lebreau), et voulant se mettre à sa place, ourdirent une intrigue avec le sieur L*** (Lacroix), chef de bureau au contrôle général. On lui enleva d'autorité le privilége qu'elle tenait du duc de Villeroi, gouverneur de la province; c'était un abus criant, et en tout point une chose contraire au bon droit. Au coup qui la frappe, Mme Lebreau ne perd pas la tête; persévérante, active, adroite et semant l'or, elle est bientôt au courant. Le mystère de cette manœuvre lui est dévoilé; on lui donne le moyen d'avoir une expédition en règle du traité qui la dépouille si injustement, et elle y trouve, entre autres clauses: que les nouveaux emprunteurs assurent à L*** dix-huit mille livres par année pendant leur exploitation, avec la petite douceur en sus d'un pot-de-vin considérable, et tel qu'on peut le présenter à un chef de bureau dont il faut avant tout ménager l'honnête susceptibilité. Ainsi nantie, Mme Lebreau prend une chaise de poste, arrive à Versailles, voit M. de Villeroi (fort heureusement il faisait en ce moment son service de capitaine des gardes). Elle demande à être présentée à la reine, qui le lui accorde un placet clair et précis, appuyé de pièces justificatives, ne laisse aucun doute; le lendemain, Louis XVI est instruit. Déjà un peu prévenu contre M. Turgot, pour je ne sais plus quelle tracasserie d'intérieur de palais, le roi fait venir ce ministre. — «Votre chef de bureau L*** est un fripon, dit-il, il abuse » de votre nom pour dépouiller des gens honnêtes et vendre des places » à son profit. Faites-lui restituer ce qu'il a reçu pour la direction du >> spectacle de Lyon; l'ancienne directrice sera remise dans ses droits >> et vous chasserez cet homme. >> La réprimande était aussi austère (2) qu'inattendue; M. Turgot, ne sachant ce que c'était que cette affaire, répondit qu'il allait s'en informer, et que si son commis était coupable, ainsi qu'on l'avait rapporté à Sa Majesté, il réclamerait contre lui la punition la plus sévère... Les ministres de bonne foi sont dupes, et M. Turgot le fut cette fois complètement. -L* était adroit; il avait affaire à l'une de ces consciences pures qui

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(1) Corr. Métr., III, 63-65.

(2) Fleury veut dire : sévère.

ne peuvent comprendre une bassesse; il eut beau jeu pour se justifier, ne sachant pas Mme Lebreau à Paris, et croyant ainsi que personne ne pénètrerait le mystère de ses arrangements (1). Au Conseil le plus prochain, Turgot défendit son subdélégué (*) avec toute la chaleur d'une âme convaincue, et après l'éloge complet de la confiance que cet homme méritait, l'honnête ministre conclut par un appel à la justice du roi, pour punir les calomniateurs. Louis XVI, pour toute réponse, tira vivement de sa poche les papiers que la reine lui avait remis sur cette affaire, les jeta sur la table, et tourna le dos en disant : « Je n'aime ni les fripons ni ceux qui les » soutiennent (). »

Nous arrivons au personnage qui exerça certainement une influence décisive dans la disgrâce de Turgot, et dont le rôle, soupçonné seulement jusqu'ici, a été récemment éclairé par des pièces irrécusables. Il s'agit de la reine Marie-Antoinette.

Voici d'abord ce qu'on savait naguère sur sa participation à l'événement. << Turgot, dit Bailly, avait obtenu de Louis XVI la promesse qu'aucune ordonnance de comptant ne serait délivrée pendant un certain temps. Peu de jours après, un bon de cinq cent mille livres, au nom d'une personne de la cour, est présenté au Trésor. M. Turgot va prendre les ordres du roi, et lui rappelle la parole qu'il en avait reçue. « On m'a surpris, dit le roi. Sire, que » dois-je faire? Ne payez pas. » Le ministre obéit sa démission suivit de trois jours le refus de paiement (*). » D'après une tradition accréditée, la personne qui aurait réclamé l'acquittement de l'ordonnance au comptant était la reine ("); elle se serait vengée du refus de Turgot en exigeant son renvoi.

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Cette tradition n'a été ni contredite sérieusement, ni éclaircie; mais d'autres preuves accablantes pour la reine sont venues s'y joindre. Avant de citer les textes, et pour les mieux comprendre, rappelons en quelques mots l'affaire du comte de Guines. Marie-Antoinette avait défendu avec chaleur ce personnage médiocre contre toutes les attaques et toutes les médisances. Elle s'était vivement intéressée à son procès contre son secrétaire Tort de La Sauve. Elle avait obtenu qu'il serait autorisé, contrairement à tous les usages, à se servir dans sa défense de pièces diplomatiques secrètes. Les ministres,

(1) On distribua un billet d'enterrement de Lacroix, au nom et de la part de Mme Lebreau. Cette facétie fut attribuée à Marcenay, aucien directeur de la régie des Messageries, que Lacroix avait fait renvoyer. (Corr. Métr., III, 63-65.)

(2) Fleury veut dire : subordonné. (3) Fleury, Mém.

(4) Bailly, hist. fin., II, 214; note.

(5) La reine, toujours à court d'argent, dépensait des sommes considérables. En voici une preuve, parmi bien d'autres. Mercy écrivait le 19 janvier 1776 à Marie-Thérèse que

sa fille avait reçu du roi à plusieurs reprises plus de 100,000 écus de diamants; que cependant elle avait grand désir d'acheter des girandoles qu'un bijoutier lui offrait pour 600,000 fr. Elle n'osa demander cet argent au roi; elle acheta les girandoles 460,000 fr. avec les fonds de sa cassette; elle obtint la faculté de les payer en 4 ans. (Gelf., Mar.-Ant., II, 418.)

Michelet prétend que l'acquit au comptant de 500,000 fr. était destiné à doter le duc de Luxembourg, un des favoris de la reine. Luxembourg a vaincu Turgot, dirent les gazettes étrangères. (Mich., Louis XVI, 217-218.)

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en revanche, n'avaient cessé de protester contre le comte de Guines. Ambassadeur à Londres, il nous compromettait; et, probablement à l'occasion des affaires d'Amérique et des menaces de guerre avec la Grande-Bretagne (1), le Conseil mécontent de ses mauvais services, avait demandé son retour en France. C'est Turgot qui, selon son habitude, s'était dévoué en cette circonstance, qui avait assumé la responsabilité de la démarche, enfin qui avait arraché au roi une lettre adressée au comte de Vergennes et lui donnant pleins pouvoirs pour rappeler le comte de Guines. La reine, irritée, avait juré dès lors la perte de Turgot. Elle avait exigé qu'une réparation éclatante vengeât l'ambassadeur de sa disgrâce; qu'il reçût le titre de duc; que Louis XVI lui écrivît de sa main pour lui conférer ce titre et l'assurer de son amitié. Elle avait même forcé son trop complaisant époux à refaire trois fois, sous ses yeux, la lettre destinée au comte de Guines (2). Voici en quels termes Mercy raconte cette affaire à l'impératrice Marie-Thérèse dans sa dépêche datée du 16 mai 1776:

« Je ne puis ni ne dois dissimuler à Votre Majesté que, depuis quelques semaines, les choses ont pris ici une tournure aussi contraire au vrai bien de la reine, qu'elle est désolante pour moi, et dans les preuves qu'en donne ma dépêche d'office, Votre Majesté daignera y observer des effets du crédit de la reine, lesquels pourraient un jour lui attirer de justes reproches de la part du roi son époux et même de la part de toute la nation. Dans l'affaire du comte de Guines, le roi se trouve dans une contradiction manifeste avec lui-même. Par des lettres écrites de sa main au comte de Vergennes et au comte de Guines, lettres entièrement opposées l'une à l'autre, il se compromet et compromet tous ses ministres au su du public, qui n'ignore aucune de ces circonstances, et qui n'ignore pas non plus que tout cela s'opère par la volonté de la reine et par une sorte de violence exercée de sa part sur le roi.

» Le contrôleur général, instruit de la haine que lui porte la reine, est décidé en grande partie par cette raison à se retirer; le projet de la reine était d'exiger du roi que le sieur Turgot fût chassé, même envoyé à la Bastille le même jour que le comte de Guines serait déclaré duc, et il a fallu les représentations les plus fortes et les plus instantes pour arrêter les effets de la colère de la reine, qui n'a d'autre motif que celui des démarches que Turgot a cru devoir faire pour le

(1) V. liv. III, ch. x1, p. 468.

(2) Voici la lettre de Louis XVI au comte de Guines, datée du 10 mai, deux jours avant le renvoi de Turgot: Lorsque je vous ai fait dire, Monsieur, que le temps que j'avais réglé pour votre ambassade était fini, je vous ai fait marquer en même temps que je me réservais de vous accorder les graces dont

vous étiez susceptible. Je rends justice à votre conduite, et je vous accorde les honneurs du Louvre, avec la permission de porter le titre de duc. Je ne doute pas, Monsieur, que ces gråces ne servent à redoubler, s'il est possible, le zèle que je vous connais pour mon service. Vous pouvez montrer cette lettre. >> (Geff., Mar.-Ant., Intr. LII.)

rappel du comte de Guines. Ce même contrôleur général jouissant d'une grande réputation d'honnêteté et étant aimé du peuple, il sera fâcheux que sa retraite soit en partie l'ouvrage de la reine. Sa Majesté veut également faire renvoyer le comte de Vergennes, aussi pour cause du comte de Guines, et je ne sais pas encore jusqu'où il sera possible de détourner la reine de cette volonté. Votre Majesté sera sans doute surprise que ce comte de Guines, pour lequel la reine n'a ni ne peut avoir aucune affection personnelle, soit cependant la cause de si grands mouvements; mais le mot de cette énigme consiste dans les entours de la reine, qui se réunissent tous en faveur du comte de Guines. Sa Majesté est obsédée, elle veut se débarrasser ; on parvient à piquer son amour-propre, à l'irriter, à noircir ceux qui, pour le bien de la chose, peuvent résister à ses volontés; tout cela s'opère pendant des courses ou autres parties de plaisir, dans les conversations de la soirée chez la princesse de Guéménée; enfin on réussit tellement à tenir la reine hors d'elle-même, à l'enivrer de dissipation que, cela joint à l'extrême condescendance du roi, il n'y a dans certains moments aucun moyen de faire percer la raison... Nous avons vu [l'abbé de Vermond et moi] dans ce moment de grande effervescence que la reine s'impatientait de nos remontrances, qu'elle cherchait à les éluder. La semaine passée, qui était l'instant où allaient s'exécuter ses projets, elle évita avec adresse que je pusse lui parler en particulier (1). »

Marie-Antoinette est donc responsable plus que personne du renvoi de Turgot. Mais il semble qu'elle ait eu après coup quelque honte de son triomphe. Elle n'osa le confesser à sa mère. Parlant, le 15 mai, du renvoi de Turgot et de Malesherbes, elle écrivait : « J'avoue à ma chère maman que je ne suis pas fâchée de ces départs. Mais je ne m'en suis pas mêlée. » Le témoignage de Mercy prouve qu'ici MarieAntoinette altérait la vérité. Cependant Marie-Thérèse, qui avait lu les rapports secrets de Mercy, répondait gravement à sa fille, sans lui laisser voir jusqu'à quel point elle était bien informée : « Je suis bien contente que vous n'avez point de part au changement des deux ministres, qui ont pourtant bien de la réputation dans le public et qui n'ont manqué, à mon avis, que d'avoir trop entrepris à la fois. Vous dites que vous n'en êtes pas fâchée: vous devez avoir vos bonnes raisons; mais le public, depuis un temps, ne parle plus avec tant d'éloges de vous, et vous attribue tout plein de petites menées qui ne seraient convenables à votre place. Le roi vous aimant, ses

(1) Geff., Mar.-Ant., II, 447. Le comte de Creutz, rendant compte de l'événement à la cour de Suède, écrivait de son côté le 12 mai:

La grâce que le roi vient de faire à M. de Guines, en fe nommant duc, est l'ouvrage de la reine; cette princesse s'est conduite, dans cette affaire, avec un secret et une habileté

au-dessus de son åge; elle n'a jamais dit un mot en public à M. de Guines pendant tout ce temps; on croyait qu'elle l'avait abandonné; et tout d'un coup on vient de voir l'effet le plus éclatant de son crédit. On ne doute plus du pouvoir qu'elle a sur le roi.» (Geff., Mar.Ant., II, 447, note.)

ministres doivent vous respecter; en ne demandant rien contre l'ordre et le bien, vous vous faites respecter et aimer en même temps... (1). » A ce langage sévère et sensé, Marie-Antoinette répliquait plus tard en persistant dans ses premières allégations : « Il est affligeant pour moi que ma chère maman croyait à mon désavantage des rapports souvent faux, et presque toujours exagérés. Je ne devine pas ce qu'on entend par de petites menées non convenables à ma place j'ai laissé nommer les ministres (*) sans m'en méler d'aucune manière; j'ai dit avec franchise à ma chère maman que je n'étais pas fâchée du départ des autres; c'est qu'ils mécontentaient presque tout le monde. Du reste, ma conduite et même mes intentions sont assez connues, et bien éloignées de menées et d'intrigues. Il peut y avoir des gens inquiets de ce qui se dit entre le roi et moi; mais pour les satisfaire, je ne renoncerai pas à entretenir la confiance qui doit rester entre mon mari et moi ; j'espère d'ailleurs que l'opinion générale ne m'est pas si contraire qu'on l'a dit à ma chère maman (3). Amère illusion! L'opinion générale ne se prononça que trop rudement contre Marie-Antoinette. La postérité, plus juste et mieux informée, ne saurait pourtant l'absoudre. Si l'on peut accuser, en effet, du renvoi de Turgot d'une manière générale toute la haute société du XVIIIe siècle, noblesse, clergé, magistrature, si les privilégiés de tout étage contribuèrent à la chute du ministre; si les intrigues de cour, les perfidies de Maurepas y furent pour beaucoup, dans ce fatal événement, la plus lourde part de responsabilité revient à la reine Marie-Antoinette.

Après avoir essayé de juger impartialement et autant que possible, en connaissance de cause, les acteurs d'un procès depuis longtemps pendant devant l'histoire, il faut encore raconter dans ses détails un dénouement déjà connu, et les circonstances qui, dans les journées des 10, 11 et 12 mai, préparèrent ou accompagnèrent la retraite de Malesherbes et la disgrâce de Turgot (').

Condorcet (") est ici pour nous un guide fort précieux, bien que l'ardent philosophe n'ait connu qu'une partie de la vérité. En contrôlant son témoignage par ceux de Mercy et des Mémoires secrets, on peut arriver à reconstituer en partie la chronique des trois dernières journées du ministère.

Maurepas était un homme subtil. Ayant à compter avec le roi, avec la reine, avec l'opinion publique, et avec Mme de Maurepas, il avait trouvé le moyen de contenter tout son monde et lui-même par surcroît. Mme de Maurepas, conseillée par l'abbé Véry, était restée à

(1) D'Arn. et Geff., Mar.-Ant., II, 450.

(2) Les successeurs de Turgot et de Malesherbes Amelot et Clugny.

(8) Geff., Mar.-Ant., II, 453.

(4) Les peines que Turgot prend, les épar

gnes qu'il effectue, no tourneront pas an profit du peuple, disait-il, il n'y a pas de remède au gaspillage.» (Eur. de T. Ed. Daire, Notice hist. CXII.)

(5) Dans la lettre à Volt. du 12 juin 1776.

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