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avaient été brusquement arrêtées par le lit de justice du 12 mars, tous les princes, ducs et pairs qui avaient rêvé d'entrer au Conseil, faisaient un crime à Turgot de leur éloignement et de leur discrédit.

Tous les privilégiés, quels qu'ils fussent, s'effrayaient des plans d'un ministre qui osait toucher à leurs immunités pécuniaires.

Maurepas, bien qu'indifférent et sceptique, était loin d'être insensible à la perspective de perdre l'autorité; observant avec inquiétude les efforts de la ligue grandissante dirigée contre Turgot, il cherchait un moyen pratique, exempt de danger pour lui-même, de sacrifier ce ministre gênant à sa sécurité personnelle.

La reine, enfin, plusieurs fois contrariée dans ses dépenses par un contrôleur général incorruptible, et circonvenue par les ennemis du grand homme, la reine insouciante, légère, mobile, et comme inconsciente, guettait depuis quelques jours l'occasion de le perdre dans l'esprit du roi.

A cette ligue formidable comprenant toutes les hautes classes de la société d'alors, presque sans exception, à la ligue pour les abus que Turgot avait prévue et nommée au roi dès son entrée en charge, quels appuis, quel parti pouvait-il opposer? Dans une monarchie absolue, un ministre réformateur ne peut avoir de parti. On avait essayé, dit Condorcet, de lui en former un. Un grand nombre d'hommes qui avaient des talents, des lumières, d'autres qui pensaient en avoir ou espéraient le faire croire, avaient d'abord assiégé sa porte et l'avaient entouré. Lorsque la fortune parut l'abandonner, ils se dissipèrent sans bruit, s'écartèrent discrètement. Les gens de lettres, d'abord ralliés, l'abandonnèrent aussi peu à peu pour la plupart. Il ne lui resta que « le peuple et quelques amis » Car ses réformes, dit Bailly, « avaient l'assentiment presque unanime de la nation ('). » Malheureusement, ses amis ne comptaient guère dans l'État, et le peuple n'y comptait pour rien.

C'est le roi qui était tout. Mais qu'il fallait redouter la volonté vacillante, la bonne foi aisée à surprendre de Louis XVI, et aussi sa tendresse aveugle, sa faiblesse pour la reine! Le « pauvre homme », pour reprendre l'expression échappée à la plume de Marie-Antoinette, était depuis longtemps assiégé d'intrigues dirigées contre Turgot: elles redoublèrent, s'accumulèrent, s'armèrent des plus étranges perfidies au commencement de mai. Entamons ce pénible récit.

Il y avait à la cour un marquis de Pezay, grand ami de Necker, << qui ne manquait pas d'esprit et faisait de jolis vers, » d'ailleurs << doucereux, faux, ambitieux, audacieux, insolent, » dit Besenval. Il se mêla d'écrire à Louis XVI, de lui donner des conseils. « Le roi, pendant quelque temps, ne répondit point à ses lettres, et le marquis

(1) Bailly, Hist. fin., 214.

de Pezay lui écrivit un jour qu'il était inquiet de son silence et désirait être rassuré, pour continuer à lui soumettre les idées que lui dictait son zèle; il finissait par supplier le roi que, dans le cas où il approuverait sa correspondance, il daignât, pour lui en donner la preuve, s'arrêter un instant à la troisième croisée d'une pièce par laquelle il passait pour aller à vêpres. Le marquis de Pezay se rendit, au jour fixé, à l'endroit désigné, et vit avec satisfaction le roi s'arrêter devant la croisée. M. de Maurepas fut instruit de cette correspondance, et accueillit avec distinction le marquis de Pezay. M. de Sartines devenu ministre lui accorda un accès facile auprès de lui, et le conseilla dans plusieurs circonstances (1). » Voilà donc notre intrigant lié, dès le début du ministère, d'après Sénac de Meilhan, avec le roi, Maurepas et Sartines, sans que Turgot fût instruit de ces relations. secrètes. L'abbé Véry parle quelque part du penchant de Louis XVI à la dissimulation; le monarque en donna des preuves, en effet, dans toute cette affaire. Ajoutons que Pezay, d'après Besenval, gagna sa confiance, en lui racontant qu'il avait été en correspondance avec le feu roi, et, << en le prenant par son endroit sensible, » par une autre de ses faiblesses, en lui disant du mal de plusieurs personnes (2). Une des moins ménagées fut Turgot assurément.

Laissons la parole à Daire, sur ce point: « Maurepas, qui depuis longtemps s'étudiait sans affectation, mais avec une adresse perfide, à perdre Turgot dans l'esprit du roi..., caressa l'aventurier [Pezay], le prôneur et le commensal de Necker, et le décida sans peine à servir d'instrument à ses desseins contre le contrôleur général. Deux copies de l'état, dressé par ce dernier, des recettes et des dépenses de l'année 1776 furent remises à Pezay, qui communiqua l'une à Necker, et l'autre à un ancien employé du contrôle général, que le ministre avait dû, pour cause d'infidélités graves, renvoyer de ses bureaux. Le budget de 1776 présentait un déficit de 24 millions (3), parce que Turgot y avait compris 10 millions pour continuer le remboursement de la dette exigible, et parce qu'un homme de son caractère ne s'abaissait pas jusqu'à l'art de faire dire aux chiffres autre chose que la vérité. Les deux examinateurs s'étant accordés à merveille pour charger ce travail de critiques qui tendaient à faire croire que le déficit se perpétuerait indéfiniment, Maurepas mit leurs observations sous les yeux du roi. Mais soit que le prince eût soupçonné l'intrigue, soit plutôt que l'impuissance personnelle de se former une conviction eût tenu son esprit en suspens, la ruse employée par l'ambitieux vieillard demeura sans effet (*). »

On est péniblement surpris de trouver Necker mêlé à cette affaire.

(1) Sénac de Meilh., Du Gour., 163-164. (2) Besenv., Mém., 62-63.

(3) V. plus haut, liv. III, ch. 1, p. 372.

(4) Eur. de T. Note hist. de Daire, Cx-CXI. Daire a emprunte la plupart de ces details

à Dup. Nem., Mém., II, 138.

On pourrait adresser à tout autre le reproche de légèreté. Mais un homme habitué à tout calculer et à peser ses moindres paroles ne pouvait pécher ainsi, et on est forcé de reconnaître que le caractère et la délicatesse de sentiments n'étaient pas irréprochables chez lui. Il fut d'ailleurs puni de sa fâcheuse participation aux complots de la cour. La voix publique l'accusa plus tard d'avoir fait renvoyer Turgot. «Ma femme, dit Marmontel (c'était une demoiselle de Montigny, nièce de l'abbé Morellet), pour l'amour de moi, répondait à leurs prévenances et à leurs invitations (des Necker); mais elle avait pour M. Necker une aversion insurmontable. Elle avait apporté de Lyon la persuasion que M. Necker était la cause de la disgrâce de M. Turgot, le bienfaiteur de sa famille (1). » Morellet lui-même, bien qu'il ne paraisse pas avoir ajouté foi au bruit public, n'osa le braver; et il «crut devoir à un de ses plus chers et de ses plus anciens amis (Turgot), de ne pas fréquenter un homme qui occupait sa place (). Ce n'est qu'après la mort de Turgot et la disgrâce de Necker qu'il renoua son ancienne liaison avec le banquier génevois. Condorcet et de Vaines se démirent de leurs fonctions, l'un d'inspecteur des monnaies, l'autre de premier commis au contrôle général, lorsque Necker, plus tard, arriva aux affaires.

Cependant Maurepas ourdissait encore d'autres intrigues; les bons offices de Pezay et de Necker ne lui suffisaient pas. On peut s'étonner qu'il n'ait pas rougi de travailler ainsi à la chute d'un collègue qu'il avait lui-même appelé au contrôle général, et qu'il avait même soutenu quelque temps. Mais l'esprit de courtisanerie et la passion du pouvoir, particulièrement violente chez les vieillards, expliquent bien des fautes et bien des lâchetés. Il n'y avait jamais eu d'ailleurs de véritable intimité entre Turgot et Maurepas. Leur ami commun, l'abbé de Véry, s'était commissionné lui-même en quelque sorte pour maintenir entre eux une harmonie toujours près de se rompre. On lui doit sans doute en grande partie que le ministère de Turgot se soit soutenu jusqu'en mai 1776. « Il est surprenant, dit Véry, qu'avec sa facilité d'esprit, M. de Maurepas soit aussi embarrassé pour entrer en discussion avec M. Turgot, que celui-ci, dont l'embarras fait une partie du caractère, l'est lui-même pour attaquer M. de Maurepas. Cet embarras mutuel, bien plus que la diversité d'opinions, est la vraie cause des plaintes fréquentes qu'ils ont raison de faire l'un de l'autre. Je n'ai pas vu une seule opposition entre eux qu'un quart d'heure d'explication ne fìt disparaître. Leur fond est bon à tous les deux (3), mais une légère goutte d'huile leur manque; la seule utilité qu'ils ont pu trouver dans ma vieille liaison avec eux, c'est que je place quelquefois

(1) Marm., Mém., X, 131. (2) Morell., Mém., I, 156.

(3) La bonté de Maurepas!... Il est vrai que Very etait son ami.

cette goutte d'huile; mais quand elle ne vient que d'une main tierce, l'effet de la goutte n'a qu'un temps. » L'abbé Véry voyait-il juste? Connaissait-il vraiment les différences profondes qui séparaient Turgot de Maurepas, l'antipathie invincible et naturelle qui devait exister entre eux? On pourrait en douter. En réalité, le théoricien Turgot n'entendait rien aux finesses et à la politique cauteleuse du premier ministre. Il ne comprenait pas que pour conserver son amitié ou obtenir son appui, il pût être question de lui accorder en échange quelque faveur injuste, contraire aux principes ou aux intérêts de l'État. « Croirait-on, dit l'abbé Véry, que le jour où M. Turgot était si satisfait du choix de M. de Malesherbes, et où il aurait dû en témoigner sa reconnaissance à M. de Maurepas, il ne craignait pas de le mécontenter, en lui refusant la réintégration d'un employé subalterne dont le poste avait été supprimé?» C'est la surprise du bon abbé Véry qui nous étonne. Turgot n'aurait pas été Turgot s'il eût agi autrement.

Mais il ne fallait pas de ces scrupules pour plaire à Maurepas, et Maurepas n'en avait lui-même aucun. Il est hors de doute qu'il contribua puissamment à la chute de Turgot; il n'y a qu'une voix à cet égard dans les mémoires de l'époque. Tous affirment le fait; il n'y a de différences que pour les détails et les circonstances accessoires.

D'après Georgel, l'émeute de mai et le lit de justice avaient fait une pénible impression sur l'esprit de Louis XVI. Un jour« il se rendit. de son propre mouvement, et par une porte secrète de communication, chez M. de Maurepas, auquel il ouvrit son cœur, en lui manifestant toutes ses inquiétudes. Jusqu'alors celui-ci n'avait jamais laissé apercevoir sa façon de penser sur M. Turgot. » Il dissimula, parut froid et dit enfin : « Je suis charmé que Votre Majesté ait, comme moi, les yeux dessillés. M. Turgot est jugé par ses œuvres : c'est un fou dont la tête romanesque court après les moulins à vent. Il faut donc se hâter de le renvoyer, Sire, le plus tôt sera le mieux (1). » A la suite de cet entretien, Turgot aurait reçu l'ordre de résigner ses fonctions. Tel est le récit de Georgel; mais Georgel était fort incomplètement informé les manœuvres souterraines qui amenèrent le renvoi de Turgot furent beaucoup plus compliquées et plus laborieuses.

Voici l'honnête expédient qu'imaginèrent Maurepas et ses amis. Daire le résume en ces termes, d'après Dupont de Nemours : « On envoyait de Paris à Vienne... des lettres que l'on y faisait mettre à la poste à l'adresse de Turgot, et qui paraissaient lui être écrites par un ami intime qui ne signait point. De la même officine sortaient des réponses à ces lettres, tournées avec assez d'art pour qu'on pût les croire

(1) Georg., Mém., 425-426.

l'œuvre de l'homme à qui on les attribuait. L'absence de signature était expliquée d'une manière plausible, et ces réponses furent d'abord tout à fait inoffensives. Mais plus tard, on leur fit accuser de l'humeur, et l'on finit par y mêler des sarcasmes contre la reine, des plaisanteries contre le premier ministre et des paroles blessantes pour le roi. Toute cette correspondance était portée à Louis XVI : il la communiquait à Maurepas, qui n'exprimait pas, on le pense bien, des doutes trop fermes sur leur authenticité. On interceptait également d'autres lettres, vraies ou fausses, où les accusations les plus alarmantes étaient portées contre le contrôleur général (1). » Ce récit de Dupont de Nemours s'appuie sur le témoignage du comte d'Angivilliers, à qui Louis XVI, plus tard, dans un moment d'épanchement, fit part de ses griefs contre Turgot, et confia les faits qu'on vient de lire. Rien, jusqu'ici, n'est venu les contredire. La violation. du secret des lettres était une pratique constante du gouvernement de cette époque. En vain Turgot avait cru l'abolir. Rigoley d'Ogny, bien que placé sous ses ordres depuis le mois de juillet 1775 (2), n'en était pas moins resté intendant général des postes. On ne saurait s'étonner qu'il eût consenti à employer, à l'insu d'un ministre qu'il détestait (3), et contre lui, un procédé qui de tout temps lui avait été familier. Quant à la fabrication des fausses lettres, ce n'est pas, comme le dit très bien Daire, « la moralité de l'époque » qui peut la rendre invraisemblable (").

Weber attribue à un sentiment d'envie la conduite de Maurepas en cette circonstance. « Le premier ministre, dit-il, commençait à être jaloux de l'ascendant que les lumières et l'intégrité de Turgot lui donnaient sur le cœur de son vertueux maître. On fit redouter au roi de grands troubles; on lui dit que Turgot faisait mal le bien. Le jeune prince, n'osant prendre sur lui la responsabilité de ses penchants, sacrifia le ministre que son cœur chérissait (5). »

Quoi qu'il en soit, la manoeuvre des lettres interceptées n'est pas la seule qui fut employée contre Turgot. Pouvons-nous même nous flatter de connaître toutes celles qu'on imagina? Il en est une fort singulière, et qui, partie de très bas, n'en exerça pas moins sa part d'influence dans la catastrophe finale.

Nous avons déjà parlé d'un chef de bureau du contrôle général nommé de La Croix ou Lacroix, qui avait dans ses attributions l'administration financière de Paris et de Lyon (). La Correspondance Métra, bienveillante d'ordinaire pour Turgot, dit grand mal de ce personnage subalterne. Elle l'appelle « hypocrite et faux »; elle

(1) Eur. de T. Ed. Daire, Not. hist. CXI.

(2) V. p. haut, liv. II, ch. x, p. 269.

(3) Turgot, dit Condorcet, l'avait traité

α

avec le mépris que mérite l'infimie du métier

qu'il faisait. » (Cond., Euv., 12 juin 1776.)
(4) Euv. de T. Ed. Daire, Not. hist. CXI.
(5) Web., Mém., II, 84.

(6) V. liv. I, ch. vi, p. 70.

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