auteur prohibitif à Paris » (1), pamphlet plein d'une ironie dure et amère, qu'il répandit clandestinement. Il y mettait en scène un capitaine des troupes de la Ferme, un échevin et un vicaire qui attaquaient Turgot en employant une partie des arguments de Necker, tandis qu'un laboureur ruiné par la Ferme leur racontait ses misères. Condorcet ménageait moins encore les défenseurs des institutions anciennes dans sa brochure sur les Corvées (2). « Ne soyons point surpris, disait-il, que l'abolition des corvées ait des adversaires. Pour lui en susciter une foule, il suffisait qu'elle fût la réforme d'un abus; qu'elle annonçât dans le gouvernement le projet de supprimer tout ce qui ruine le peuple ou l'opprime. Comment voulez-vous que le fils d'un homme qui s'est enrichi aux dépens du peuple oublie, en pérorant, que c'est aux exactions de son père qu'il a dû le droit de donner son avis?... Dans un bon gouvernement, il n'y a point de fortune à espérer. Les gens de mérite peuvent obtenir des récompenses, des places qu'ils ne peuvent regarder que comme le droit de se dévouer au service de la patrie: de fortune à faire il n'y en a pour personne. Il doit donc arriver que dans la capitale d'un grand empire où l'envie de s'enrichir a entassé les habitants de toutes les provinces, un bon gouvernement soit une espèce de calamité publique où chacun voit la ruine de ses espérances... Il y a des classes d'hommes condamnés à avoir toujours les idées d'un autre siècle; quand elles ne sont qu'absurdes, plaignonsles et ne nous permettons d'en rire qu'autant qu'il le faut pour les corriger. Mais si par des vues d'avarice et d'ambition, ils osent s'opposer au bien du peuple; si, non contents d'être les admirateurs des sottises antiques, ils veulent employer pour les défendre l'intrigue ou les bourreaux... puisse la main du Génie leur imprimer une flétrissure éternelle et les dévouer au mépris et à la haine de tous les siècles (3)! » Si les amis de Turgot s'exprimaient ainsi, ses ennemis le leur rendaient bien, et la polémique devenait chaque jour plus violente. L'un des pamphlets les plus perfides dirigés alors contre le ministre était l'œuvre de Monsieur; il avait pour titre : Le Songe de M. Maurepas ou les Mannequins du gouvernement français; il fut lancé manuscrit dans le public vers le 1er avril. « Un mannequin, disent les Mémoires secrets de Bachaumont, est une figure factice et mobile au gré du peintre, pour modeler tous les mouvements qu'il veut donner à son original: c'est de là que la satire dont on a déjà parlé plusieurs fois a pris son titre, les (1) Bach., Mém. secr., IX, 93-93. Condamnée par le Parlement le 30 janvier même année, la brochure sur les Cortées commençait à se répandre dans le publics (3) Cité par la Corr. Métr., II, 425; 16 mar. 1776. Mannequins, conte ou histoire, comme on voudra. L'auteur suppose que tout est mannequin dans le monde, c'est-à-dire suit volontairement, ou sans le savoir, une impulsion étrangère. Le roi, suivant lui, est le premier des mannequins, et en donnant une idée favorable des bonnes dispositions du jeune prince, il le peint comme propre à se laisser conduire, tant à raison de sa jeunesse que de la flexibilité et du peu de constance de son caractère. Le mannequin qui dirige ce chef des mannequins est le comte de Maurepas: le ministre est mené par sa femme; celle-ci, par l'abbé Véry, auditeur de Rote; l'abbé Véry était engoué de M. Turgot, voilà comment il était parvenu au ministère. Le surplus est une histoire détaillée de toutes ses opérations, qui se termine au lit de justice, faute de matière; mais l'écrivain annonce une suite. On voit qu'il en veut beaucoup à ce ministre, à ses opérations et surtout aux économistes. Pour rendre son ouvrage plus intéressant, il transforme le système économique en un monstre, qu'il anime et qu'il représente avec tous les attributs qui peuvent le rendre odieux ou ridicule. C'est dans un songe qu'a M. de Maurepas, sous le nom d'Ali-Bey, au moment où S. M. le consulte sur le genre d'administration qu'il introduira pour remédier aux maux de l'ancienne, que lui apparaît ce fantôme sous des dehors imposants; il lui fait accroire être la divinité tutélaire qui va rendre au royaume sa splendeur. Le vieux ministre, tout émerveillé de ce rêve, consulte sa femme, celle-ci l'abbé Véry, etc. On trouve peu d'anecdotes nouvelles dans ce roman allégorique, assez bien fait dans son genre, et point aussi méchant qu'on l'avait annoncé. Il est bien écrit, il y a du sarcasme, des portraits bien frappés; il sent l'homme de cour; il y a des idées creuses et obscures, des métaphores trop outrées, et l'on serait tenté de l'attribuer au comte de Lauraguais s'il y avait moins d'ordre et de méthode : le plan est trop soutenu d'un bout à l'autre pour appartenir à ce seigneur (1). » En somme, il y avait dans ce pamphlet quelque esprit, mais de la recherche, de l'affectation, et l'auteur y faisait preuve d'une véritable inintelligence politique. On y lisait le portrait de Turgot que nous avons cité au début de ce volume. Maurepas y était fort maltraité aussi, ce qui prouve que le comte de Provence et lui ne s'étaient pas encore entendus, n'avaient pas encore uni contre Turgot leurs efforts malfaisants. « M. de Maurepas, disait Monsieur,... n'est pas superstitieux, c'est même une espèce d'esprit fort; il ne croit à rien, mais il croit à sa femme (*). » L'apparition de ce pamphlet fut comme le signal d'un véritable (1) Bach., Mém. secr., IV, 135 - Autres pamphlets de l'époque: Point de financiers, point de régie, ouvrage économique, delire d'une tête échauffée, qui, à force de vouloir abonder dans le sens de M. Turgot, a passé le but. » Le Monopoleur converti, ou l'Ami de la France. déluge d'écrits de la même espèce dont la cour et Paris furent inondés. « Les ennemis de M. Turgot, écrivait Mairobert le 10 avril, ne cessent de chercher à répandre de l'odieux ou du ridicule sur ses opérations, sur ses confidents et ses suppôts, même sur sa personne. C'est ce qui a donné lieu à une chanson qui pourrait être plus ingénieusement méchante, et plus correcte surtout, mais qui résume assez bien les entours du ministre et les inconvénients funestes qui pourraient découler de son système. Mme la duchesse d'Enville, virtuose ayant beaucoup de goût pour la science économique, y est spécialement décriée; le marquis de Condorcet, l'abbé Morellet, l'abbé Baudeau y figurent d'une manière assez vraie et parfois plaisante. Cette facétie est fort recherchée. Le clergé, la noblesse, la magistrature, la finance se trouvent aujourd'hui d'accord pour détester le contrôleur général (1). » Retenons cette dernière phrase: elle nous fournit une preuve nouvelle de l'existence de la ligue formée contre Turgot par les privilégiés. Quant à la chanson, en voici un fragment: Inonder l'État de brigands, De malheurs augmenter la somme, Sont les résultats effrayants Du système de ce grand homme, Dont les fous sont les partisans. Riez, chantez, peuples de France, Vous recouvrez la liberté; Quant à votre propriété, Le prince en garde la finance, Et de ce fortuné bienfait Zéro sera le produit net (2). Le 19 avril, Mairobert enregistre une nouvelle chanson : « Les frondeurs de la cour et du ministère s'encouragent par l'impunité et répandent de nouveaux couplets intitulés : Les Étonnements des Chartreux. M. le comte de Maurepas, M. Turgot, M. de Vergennes, M. de Malesherbes, M. le comte de Saint-Germain, M. de Sartines y figurent au premier rang, et comme il n'est personne ni ouvrage assez parfait pour ne pas présenter un côté à la critique et au ridicule, on trouve du sel et quelque justesse dans certains endroits du vaudeville, où d'ailleurs on accorde des louanges à tous ces messieurs. Pour mieux faire passer la satire, M. de Guibert et les nouveaux régisseurs des vivres y sont attaqués en sous-ordre et traités plus durement. Cette facétie est d'un bon faiseur pour la fabrique; elle est assez gaie et montre plus de malice que de méchanceté (3). » Et le 28 « Les censeurs de l'administration de M. Turgot ne (1) Bach., Mém. secr., IX, 90; 10 avril 1776. (2) Id., IX, 96; 16 avril 1776. (3) Bach., Mém. secr., IX, 98; 19 avril 1776. Mairobert n'en nomme point l'auteur. cessent d'enfanter des satires contre lui. Il court encore un nouvean vaudeville intitulé: Prophétie Turgotine. Il attaque cependant moins le ministre même que son système et ses conseillers : c'est à proprement parler une parodie assez ingénieuse de la doctrine des économistes, dont on fait voir le ridicule et les abus dans les conséquences ultérieures de leurs principes; elle est d'ailleurs assez gaie, d'un bon faiseur et supérieure à tout ce que la licence a enfanté ́à cet égard. Le dernier couplet qui, pour faire revenir le roi des idées chimériques que son attrait lui a fait adopter trop aveuglément, le compromet et s'écarte du respect profond dû à ce maître auguste, est vraiment condamnable et mériterait au chansonnier une correction sévère (1). » Voici le texte complet de la Prophétie Turgotine : Vivent tous nos beaux esprits Du bonheur français épris, Grands économistes: Par leurs soins, au temps d'Adam Momus les assiste! Ce n'est pas de leurs bouquins Que vient la science. En eux ces fiers paladins Out la sapience. Les Colbert et les Sully Nous paraissent grands; mais fi! On verra tous les états Entre eux se confondre, Du même pas marcheront Puis, devenus vertueux Les Français auront des dieux Nous reverrons un ognon Alors d'amour sûreté Entre sœurs et frères, Seront des chimères; Plus de moines langoureux, Matines et nones, On verra ces malheureux Prisant des novations La fine séquelle, La France des nations Cet honneur nous le devrons (1) Bach., Mém. secr., IX, 107; 28 avril 1776. A qui devrons-nous le plus? Ne voudra plus l'être. Le lendemain, 29 avril, autre satire, celle-là toute personnelle, et probablement de bas étage. « Outre le vaudeville dont on a parlé, dit Mairobert, il s'agit d'une autre facétie intitulée : Les Trois Maries, dont on ne connaît encore que le titre et le sujet. L'idée de l'auteur est d'y tourner en ridicule trois virtuoses du parti économiste, fort liées avec le contrôleur général, et chez lesquelles il tient des comités avec les coryphées de la secte: ce sont Mme la duchesse d'Enville, Mme Blondel et Mme Du Marchai; cette dernière surtout prête infiniment à la censure (2). Le 2 mai, encore un couplet: « Que notre roi consulte Maurepas, Qu'il soit son mentor ou son guide, Mais qu'à Turgot le mentor s'abandonne, A tout l'État casser le cou, Quand il peut lui river son clou, C'est là ce qui nous étonne. Il y avait d'autres couplets du même genre sur le « gobe-mouche » Vergennes, l'« ostrogoth » Malhesherbes, le « pied-plat » Guibert, l'« incapable » Sartines, etc. (3). Les grandes dames elles-mêmes ne dédaignèrent pas de se mêler à la cohue des pamphlétaires et de prendre rang dans la guerre d'épigrammes faite à Turgot et à ses collègues. Depuis peu, dit, le 5 mai, le continuateur de Bachaumont, les marchands de nouveautés en tabatières, pour exciter le goût des amateurs par la variété, ont imaginé des boîtes plates qu'ils ont par cette raison appelées des Platitudes; elles sont de carton et à très bon prix. Mme la duchesse de Bourbon est allée ces jours derniers à l'hôtel Jaback, et quand on a demandé à Son Altesse ce qu'elle désirait, elle a répondu des « Turgotines ». Le marchand a paru surpris et ignorer ce qu'elle voulait dire. « Oui, a-t-elle ajouté, des tabatières comme celles-là, » en montrant la forme moderne. << Madame, ce sont des : (1) Chants et chansons populaires de la France, II, 67e livraison. (2) Bach., Mém. secr., IX, 109; 29 avril 1776. (3) Corr. Métr., III, 61; 2 mai 1776. |