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CHAPITRE II

Turgot est nommé Contrôleur général des Finances.

(24 août 1774.)

Sous un roi vertueux, conseillé par un ministère d'honnêtes gens tels que Turgot, Muy et Vergennes, l'abbé Terray était resté contrôleur général : chacun s'en étonnait. Dès le 16 juillet, on peut lire dans les mémoires secrets dits de Bachaumont : « On s'impatiente de ne pas voir dans le ministère des changements dont on se flattait. Depuis la démission du duc d'Aiguillon, tout est au même état... (1). » L'abbé Baudeau n'est pas plus patient que le public. Il écrit le 31 juillet: « Il y a tout lieu d'espérer que le bon Turgot aura voix au chapitre sur la nomination du futur contrôleur général. En attendant, l'abbé embrouille et gaspille tout; à la fin peut-être justice sera faite (). » Le 6 août : « Toujours l'abbé Terray prêt à partir, et il ne part jamais. Les fripons en tout genre ont une peur terrible que le Turgot ne parvienne aux finances (3). » Le 23 août : << Tout Paris attend une nouveauté pour le jour de la Saint-Louis, fête du roi. Le public s'est mis dans la tête que, pour lui payer son bouquet, le jeune roi lui fera présent du contrôleur général et du chancelier (*). » Louis XVI fit à son peuple le présent qu'il attendait.

La cour était à Compiègne, tout occupée des fêtes données par l'ambassadeur d'Espagne (5). Le roi n'y prenait point part et travaillait. Décidé à renvoyer Terray, il lui cherchait un successeur. Maupeou, qui était encore chancelier, mais dont le renvoi était résolu, avait déjà indiqué Turgot au roi « comme l'homme le plus propre à consoler les Français de la désastreuse administration financière de l'abbé Terray ().» Maurepas, consulté à son tour, proposal également Turgot (7). Maurepas avait ses raisons. Turgot, nous l'avons vu, lui avait été recommandé; Turgot était populaire. Enj, le désignant, Maurepas espérait recueillir des applaudissements pour son compte; il les aimait. Turgot était bon administrateur, ce qui ne pouvait nuire. Enfin Turgot était un homme nouveau sans attache à la cour;

(1) Mém. sec., Bach., VII, 217.

(2) Chr. sec., abbé Baud. Rev. rétrosp., 1re s.; III, 379.

(3) Id., 382.

(4) Chr. sec., Baud., Rer. rétr., 1re s., III, 400.

(5) Mar.-Ant., d'Arn. et Geff., II, 235.

(6) Georgel, Mém., I, 370–381.

(7) D'Allonville, Mém. sec., I, 110.

il ignorait les cabales, les intrigues, et l'art de s'y mèler habilement; il était gauche, novice. Maurepas non seulement ne redoutait pas en lui un rival d'influence, mais il comptait lui imposer sa protection et sa tutelle.

Avant d'accepter Turgot comme ministre des finances, Louis XVI consulta la reine. «Il vint une après-midi la trouver dans son cabinet et lui confia toutes les raisons qui existaient pour et contre le chancelier et le contrôleur général. La reine écouta tout, mais elle ne se permit aucune remarque (1). » Son silence équivalait à une approbation. Turgot était pour elle un inconnu et un indifférent. Le roi se décida à agréer Turgot.

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Maurepas fut chargé de lui offrir le poste nouveau qu'on lui destinait. Le premier mouvement de Turgot fut de refuser. Effrayé de l'étendue de la tâche qu'il aurait à remplir, il pressentait les souffrances et les périls d'une lutte inévitable. Enfin, vaincu par les sollicitations pressantes de Maurepas, il prit son parti et accepta (2). « Lorsqu'il alla remercier le roi, le roi lui dit : « Vous ne vouliez >> donc pas être contrôleur général? — Sire, lui dit Turgot, j'avoue à » Votre Majesté que j'aurais préféré le ministère de la marine, parce » que c'est une place plus sûre, et où j'étais plus certain de faire du >> bien; mais dans ce moment-ci ce n'est pas au Roi que je me donne, » c'est à l'honnête homme. » Le roi lui prit les deux mains et lui dit : « Vous ne serez point trompé. » Turgot ajouta : « Sire, je dois >> représenter à Votre Majesté la nécessité de l'économie, et elle doit » la première donner l'exemple; M. l'abbé Terray l'a sans doute déjà » dit à Votre Majesté. Oui, répondit le roi, il me l'a dit, mais il ne » me l'a pas dit comme vous. » Tel fut, d'après Mlle de Lespinasse l'entretien de Turgot et du roi, et elle continue : « Tout cela est » comme si vous l'aviez entendu, parce que M. Turgot n'ajoute pas un » mot à la vérité. Ce mouvement de l'âme, de la part du roi, fait toute » l'espérance de M. Turgot, et je crois que vous en auriez comme lui (3). » D'après Bailly, qui cite Montyon, Louis XVI aurait tracé lui-même à Turgot le programme de son administration financière. Il lui aurait dit: << Surtout point de banqueroutes, point d'augmentation d'impôts, point d'emprunts. Pour remplir ces trois points, il n'y a qu'un moyen, c'est de réduire la dépense au niveau de la recette, et même

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(1) Mar.-Ant., d'Arn. et Geff., II, 237.

(2) Les temoignages sont ici contradictoires. L'abbé Baudeau prétend que Turgot ne put résister au Roi qui le pressa de prendre le gouvernement de ses finances (Chr. sec., 402). Il n'est guère conforme à l'étiquette que le roi se soit donné cette peine. D'ailleurs le mot: Vous ne vouliez donc pas être contrôleur général? contredit formellement l'assertion de Baudeau. Condorcet, d'autre part, prétend que Turgot se montra joyeux de quitter le ministère de la marine. Condorcet oublie de

nous dire si la joie qu'il éprouva fut l'effet do la première impression. Nous inclinons à croire qu'elle fut seulement le résultat de la réflexion, après l'entrevue avec le Roi. Nous suivons de préférence, pour toute cette affaire, le récit de Mile de Lespinasse; elle était l'amie intime de Turgot qu'elle voyait presque tous les jours, et c'est de sa bouche même qu'elle apprit les détails de l'événement. Ajoutons qu'elle les écrivit sur-le-champ.

(3) Lettre de Mlle de Lespinasse à M. de Guibert, du 29 août 1774.

au-dessous, pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, et les employer au remboursement des dettes anciennes. >> Ces paroles remarquables sont-elles bien de Louis XVI? N'est-ce pas plutôt Turgot qui les a prononcées? N'est-ce pas lui qui aurait exigé du roi, comme condition de son entrée au contrôle général, la promesse formelle d'agréer ce programme et de rendre possible son exécution? Nous serions porté à le croire. Turgot seul pouvait s'exprimer avec cette fermeté et cette netteté.

Quoi qu'il en soit, encouragé par son entrevue cordiale avec le roi, Turgot se laissa aller un instant à une véritable joie. Il ne regretta plus le ministère de la marine, malgré la sécurité qu'il pouvait lui offrir. Il se trouva délivré « comme d'un grand poids », dit Condorcet, en quittant une place où il manquait de quelques-unes des connaissances nécessaires. Il espéra pouvoir faire plus de bien dans son nouveau poste (1).

C'est le 24 août 1774 que Turgot fut nommé contrôleur général. Il avait été déjà question en 1769 de l'appeler à ce poste, en remplacement de Maynon d'Invau. Mais Choiseul, alors tout puissant, n'avait pas daigné lui trouver une tête ministérielle >> et lui avait préféré Terray, « la meilleure tête du Parlement » (*). Terray cette fois céda la place à Turgot. En même temps Maupeou dut remettre les sceaux; ils furent confiés à Hue de Miroménil, ancien premier président au Parlement de Rouen, et dont le principal mérite était d'être le parent de Maurepas. Sartines, homme habile et délié, fut nommé à la marine, bien qu'il se fût compromis naguère par d'extrêmes complaisances pour les faiblesses de Louis XV. Le sage et honnête Angivillers eut la surintendance des bâtiments. De tout le triumvirat il ne resta plus en place que La Vrillière (3).

Une joie violente éclata dans Paris et dans les provinces à la nouvelle du renvoi de Maupeou et de Terray. Il y eut des feux de joie, des illuminations, des chants, des cris. Les deux ministres disgraciés furent pendus en effigie par le peuple, et peu s'en fallut que Terray en personne ne fût jeté à l'eau au bac de Choisy (*). Le nom de Turgot était devenu populaire; on chantait:

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Il est vrai qu'un esprit chagrin, moins facile à l'enthousiasme, avait composé de son côté le quatrain suivant :

Enfin la poule au pot sera donc bientôt mise,

On doit du moins le présumer:

Car, depuis si longtemps qu'on nous l'avait promise,
On n'a cessé de la plumer (1).

Usant de leur vieux privilége, les poissardes de Paris vinrent complimenter le roi le 25 août, jour de la Saint-Louis, et, faisant allusion à la disgrâce de Maupeou et de Terray : « Sire, dirent-elles, je venons faire compliment à Votre Majesté de la chasse qu'elle a faite hier; jamais votre grand père n'en a fait une si bonne (*). »

<< La nomination de M. Turgot au contrôle général a eu l'approbation universelle, dit la Correspondance Métra; il était adoré dans la province de Limousin, dont il était intendant (3). »

En Limousin, en effet, l'avénement de Turgot au ministère fut salué par des cris de joie. Laissons parler le Mercure de France : « Dès que les habitants de la ville de Limoges ont appris que le roi avait nommé à la place de contrôleur général M. Turgot, leur ancien intendant, ils ont fait éclater leur joie par une fête publique; les officiers municipaux, précédés de la bourgeoisie en armes, avec l'appareil usité, ont fait tirer le 8 de ce mois un feu d'artifice, terminé par un soleil tournant, au milieu duquel on lisait: Vive Turgot! Le peuple y a applaudi par de vives acclamations. Le sieur Laforest, chef de la manufacture royale de la même ville, s'est empressé à donner des marques particulières de sa reconnaissance au protecteur de son établissement. On voyait au centre de l'illumination qu'il avait fait placer sur la principale porte d'entrée les armes de Turgot avec cette inscription: Restauratori (*). »

Les amis du nouveau ministre ne furent pas les derniers, on le pense bien, à se réjouir de son élévation. Le marquis de Mirabeau, qui le rencontrait souvent chez des amis communs et qui, sans être lié avec lui, l'estimait comme économiste, « conçut de douces. espérances» en apprenant qu'il était contrôleur général (3). « Justice, enfin, justice, quæ sera tandem (6) respexit, s'écria Baudeau. L'abbé Terray vient d'être renvoyé tout à plat; c'est chose terminée (7). » - Que vous nous manquez bien dans ce moment-ci, écrivait Mlle de Lespinasse à M. de Guibert; l'ivresse est générale, mon ami. » Et encore: « Je vous le répète, vous manquez bien ici : vous auriez partagé les transports de la joie universelle ("). » L'enthousiasme

(1) Bersot, Etudes sur le XVIIIe siècle, étude générale, 53.

(2) Lettre de Mlle de Lespinasse à Guibert.,

27 août 1774.

(3) Corr. Métr., I, 67.

(4) Merc. Fr., úct. 1774, 208.

(5) Luc. de Mont., Mém. Mirab.

(6) Baudeau a remplacé tamen du texte latin par tandem.

(Chr. sec., 402.

(8) Lettre de Mile de Lespinasse à Guibert., 29 août 1774.

<< des amis de la raison et de la prospérité publique », comme les appelle Dupont de Nemours, était à son comble, et Turgot dut employer, pour calmer leur zèle, « autant de soins que d'autres ministres en ont pris pour exciter celui de la multitude » (').

Voltaire, tout en applaudissant à l'élévation de Turgot, paraissait inquiet de l'influence que la cour et le clergé pourraient exercer sur lui. « M. Turgot, écrivait-il à d'Argental, passa quinze jours aux Délices, il y a plusieurs années; mais M. Bertin y vint aussi, et ne m'a servi de rien. Si j'avais quelques jours de vie encore à espérer, j'attendrais beaucoup de M. Turgot, non que je lui redemande l'argent que l'abbé Terray m'a pris dans la poche, mais j'espère sa protection pour les gens qui pensent, parce qu'il est lui-même un excellent penseur. Il a été élevé pour être prêtre, et il connaît trop bien les prêtres pour être leur dupe ou leur ami. Toutefois Antoine se ligua avec Lépide, qui était grand pontife, sot et fripon (2). » Il disait le même jour à Mme du Deffand: « Je me console et je me rassure dans l'opinion que j'ai de M. de Maurepas et de M. Turgot. Ils ont tous deux beaucoup d'esprit et sont surtout fort éloignés de l'esprit superstitieux et fanatique. M. de Maurepas, à l'âge de près de soixante-quatorze ans, ne doit et ne peut guère avoir d'autres passions que celle de signaler sa carrière par des exemples d'équité et de modération. M. Turgot est né sage et juste; il est laborieux et appliqué. Si quelqu'un peut rétablir les finances, c'est lui (3). »

<< Si le bien ne se fait pas, il faut en conclure que le bien est impossible (*), » écrivait d'Alembert à Frédéric II. Ces paroles prophétiques de d'Alembert résumaient à l'avance toute l'histoire du ministère.

Revenons à Compiègne. Turgot était sorti tout ému du cabinet de Louis XVI. Les paroles qu'il avait entendues avaient été dites avec cet accent de sincérité qu'on ne saurait feindre. Il était plein d'espoir, et cependant il tremblait. Il se recueillit, et tout aussitôt il écrivit au roi la lettre mémorable qui contient l'exposé de ses idées générales sur le ministère des finances (3).

On l'y voit, dès les premières lignes, troublé par l'immensité de sa tâche. Puis, comme redoutant à l'avance la faiblesse du jeune prince et les préventions qu'on pourra lui suggérer, craignant que l'épanchement mutuel de ce premier entretien ne se renouvelle pas, il s'empresse de remettre sous les yeux du roi le texte de « l'engagement qu'il a pris avec lui-même ». Il en dresse une sorte

Dup. Nem., Mém., I, 19.

Volt. à d'Argent., 5 sept. 1774.
Volt. à Mme du Deff., 7 sept. 1774.

(4) D'Alemb. à Fréd. II, 12 sept. 1774. Par le bien, Frederic entend des réformes.

(5) Eur. de T. Ed. D., II, 165.

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