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l'influence d'une cour et d'un ministère où dominait l'esprit de l'Église. << On dit à Paris que vous réussissez à merveille auprès du roi!» écrivait Condorcet à Turgot; mais il ajoutait : « Prenez garde aux dévots (1). Un mot attribué au roi vint cependant augmenter la confiance de Voltaire.

<< Vous avez rempli mon cœur d'une sainte joie, écrit-il à Condorcet le 12 août 1774, quand vous m'avez mandé que le roi avait répondu aux pervers qui lui disaient que M. Turgot est encyclopédiste : « Il est honnête homme et éclairé : cela me suffit (2). » Et le malin vieillard cite alors à son ami une histoire chinoise tirée du trente-deuxième recueil des Lettres édifiantes et curieuses, qui lui paraît s'appliquer à la circonstance. « Il y est dit en propres mots qu'un ministre d'État accusant un mandarin d'être chrétien, l'empereur Kienlong lui dit La province est-elle mécontente de lui? Non. Rend-il la justice avec impartialité? Oui. — A-t-il manqué à quelque devoir de son état? Non. - Est-il bon père de famille? Oui. Eh bien! donc, pourquoi l'inquiéter pour une bagatelle? Si vous voyez M. Turgot. faites-lui ce conte» (3).

Déjà Voltaire avait écrit à Turgot, pour le féliciter, une lettre qui mérite d'être rappelée.

« Huc quoque clara tui pervenit fama triomphi,
Languida quo fessi vix venit aura Noti.

» M. de Condorcet me mande qu'il ne se croit heureux que du jour où M. Turgot a été nommé secrétaire d'État!

» Et moi, Monseigneur, je vous dis que je me tiens très malheureux d'être continuellement près de mourir, lorsque je vois la vertu et la raison supérieure en place. Vous allez être accablé de compliments vrais, et vous serez presque le seul à qui cela sera arrivé. Je suis bien loin de vous demander une réponse; mais en chantant à basse note De profundis pour moi, je chante Te Deum laudamus pour vous. >> Le vieux très moribond et très aise ermite de Ferney (*). » Cependant Turgot s'était mis à l'œuvre, et le ministère de la marine l'absorbait déjà tout entier.

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<< Je ne connais point la marine, » disait-il. — « Et pourtant, ajoute Condorcet, il savait très bien la géographie, comme marin, comme négociant, comme politique, comme naturaliste. Il avait étudié la

(1) Cond., Eur. Ed. Arago, I, 212.

(2) Voltaire ecrivait le même jour à son ami d'Argental: « Je dois avoir quelque espérance, s'il est vrai que le roi ait répondu à ceux qui Jui disaient que M. Turgot est encyclopédiste : Il est honnête homme et cela me sullit. Ces paroles n'annoncent pas un bigot guverné par la prêtraille; elles annoncent une âme juste et ferme. »

Et le mème jour à Mme du Deffand: Je suis

faché que M. Turgot n'ait que le département
de nos vaisseaux et de nos colonies. Je ne le
crois pas plus marin que moi; mais il m'a
paru un excellent homme sur terre, plein
d'une raison très éclairée, aimant la justice
comme les autres aiment leurs intérêts, et
aimant la vérité presque autant que la justice.»
Corr., 12 août 1774.

(3) Cond., Eur. Ed. Arago, I, 38-39.
(4) Corr., 20 juillet 1774.

théorie de la manoeuvre, il connaissait celle de la construction et de tous les arts employés à fabriquer un vaisseau, à le gréer, à l'armer. Les opérations astronomiques qui servent à diriger la route des navires, les instruments imaginés pour rendre ces opérations exactes, lui étaient connus; et il était en état de juger entre toutes ces méthodes. En se comparant à d'autres hommes, il eût pu se croire très instruit; mais ce n'était pas ainsi qu'il se jugeait lui-même. Il sentait qu'il lui manquait l'expérience de la navigation, l'habitude d'observer ces mêmes arts dont il n'avait pu saisir que les principes, enfin des connaissances mathématiques assez étendues pour entendre ou appliquer les savantes théories sur lesquelles une partie importante de la science navale doit être appuyée (1). »

Turgot ne resta guère qu'un mois ministre de la marine, du 14 juillet au 24 août 1774. Ce temps si court fut utilement employé. Les ouvriers du port de Brest réclamaient en vain leur paie. La pénurie du Trésor ou l'incurie de l'administration étaient telles qu'il leur était dû une année et demie d'arrérages. Turgot les fit payer exactement (2). Il abolit toutes les impositions graduelles et autres qui grevaient les pensions de la marine et fit même rendre l'argent qui avait été retenu (3).

Il fit imprimer à Paris, pour l'usage de l'artillerie et de la marine, un traité élémentaire d'Euler sur la construction et la manœuvre des vaisseaux, ainsi qu'une traduction de l'édition allemande du traité d'artillerie de Benjamin Robins, que l'illustre mathématicien avait enrichi de notes savantes. Il lui offrit comme honoraires, au nom du roi, et de la manière la plus délicate, un présent de mille roubles (*). Il voulait employer des bâtiments légers à conduire des savants dans toutes les parties du monde pour y faire des observations scientifiques, rêvant de fonder ainsi une sorte d'académie ambulante. qui aurait en effet rendu les plus grands services à la science (").

Il savait que les constructions navales étaient plus chères en France qu'en Angleterre, et pour remédier à son infériorité sur ce point, il songeait à faire construire des vaisseaux en Suède, d'après les plans et sous la direction d'ingénieurs français (6).

(1) Cond., Vie de Turgot, 60. (2) Id., 61.

(3) Mém. sur l'administr. de la mar. et des col., par un ollicier general de la marine (M. de Bory). Paris, in-8°, 1789, p. 123. M. de Bory, parlant de Turgot ministre de la marine, le nomme un ministre citoyen d'une probite rigide.

(4) Cond., Vie de T., 61; Biogr. univ. de Michaud; art. Euler, par Nicollet. L'ouvrage d'Euler dont il s'agit avait été écrit en latin sous le titre de Scientia navalis, seu tractatus de construendis ac dirigendis naribus (St-Petersb., 1749, 2 v. in-io, fig.). Il fut traduit en français sous le titre de Théorie complète de la construction et de la manœuvre des vaisseaux (1773, in-8°). Quant à l'ouvrage de Benjamin Robins

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Il considérait comme fâcheux et abusif l'emploi d'officiers de plume dans l'administration de la marine, et il voulait les remplacer par des employés civils (1).

Il s'occupait avec sollicitude des colonies. Il restituait à un officier de talent, Bory, le gouvernement général de Saint-Domingue qui lui avait été injustement enlevé (*).

<< Les gens des colonies, écrivait Baudeau, paraissent fort contents du bon Turgot, qui leur fait payer le courant des lettres de change qui leur tiennent lieu de monnaie dans ce pays-là; qui écoute tout le monde avec attention et intérêt et qui témoigne la meilleure volonté possible (3).

Il avait pour nos colonies tout un plan d'améliorations et de réformes. Il pensait qu'elles sont indispensables à un grand État, parce qu'elles offrent un asile à l'excédant de la population, parce qu'elles forment des provinces nouvelles qui s'ajoutent naturellement aux autres. Il voulait qu'on favorisât le plus possible leur accroissement, car les colonies faibles et qui ne se suffisent point à elles-mêmes sont un fardeau. Il blâmait la politique coloniale des Anglais, égoïste, injuste, vexatoire. Il était partisan convaincu de la liberté du commerce des colonies. Il croyait possible la culture du sol colonial par des hommes libres, et projetait d'affranchir progressivement les esclaves. Redoutant une guerre maritime avec l'Angleterre, il pensait que le sort définitif en serait décidé dans l'Inde, et que là était le « nœud de la question », mais que les Français devaient se borner dans ce pays à exercer un protectorat sur les États indigènes. Il détestait le système d'administration fiscale en vigueur dans les colonies. Il voulait faire des îles de France et de Bourbon des ports absolument francs, ouverts à toute nation; y établir la liberté du commerce et la liberté de conscience la plus entière; y appeler des colonies indiennes, chinoises, hollandaises (*).

On voit quelle était la hardiesse des vues de Turgot en matière de commerce maritime et d'administration coloniale. Beaucoup de mesures dont il a rêvé l'application sont aujourd'hui heureusement passées dans la pratique (5).

Déjà il se préparait à faire l'essai de ses projets dans l'une de nos colonies les plus importantes, l'île de France : « Le choix de celui qui devait diriger dans cette île les établissements et les institutions. qu'il y croyait nécessaires, était déjà fait. Il avait même reçu ses

(1) Dup. Nem., Mém., 123.

(2) Mém. sur l'adm. de la marine, de Bory, 49. (3) Chr. sec. de l'abbé Baud. Rev. rétr., 1re s., III, 401.

(4)Dup. Nem., Mém., 126-135.

(5) Il s'en faut que ses opinions fussent admises généralement. Le 16 août 1774, les

directeurs du commerce de la province de Guyenne se plaignaient à Turgot de la concurrence étrangère faite à leur tratic dans les îles. La plupart des commerçants pensaient alors comme ceux de Bordeaux. Lettres miss. de la Chamb. de comm. de Bord., 6e registre, Arch. dép. de la Gironde.

premières instructions de la main de Turgot, » dit Dupont de Nemours (1). Nous avons tout lieu de croire que la personne chargée de cette mission de confiance n'était autre que Bernardin de SaintPierre.

Après une vie agitée, Bernardin de Saint-Pierre était venu se fixer à Paris, où il avait fait la connaissance des encyclopédistes. Il avait publié en 1773 un Voyage à l'île de France. Il était reçu chez Mlle de Lespinasse, il était son ami (2). Il était devenu aussi celui de Condorcet. Nous trouvons dans la correspondance de tous deux plusieurs requêtes adressées à Turgot en faveur du chevalier de Saint-Pierre. Celui-ci demandait à faire un voyage pour reconnaître le golfe Persique, la mer Rouge et les bords du Gange. Il ne sollicitait du reste d'autre récompense que la direction d'un jardin d'acclimatation pour les plantes des pays chauds établi à Hyères (3). Turgot paraît n'avoir guère connu Bernardin de Saint-Pierre que par son Voyage à l'île de France, et cet ouvrage ne lui avait pas plu outre mesure. Il était séduit pourtant par l'originalité sentimentale et chagrine d'un esprit voisin de celui de Rousseau. « Il y a un peu de Jean-Jacques dans son affaire, lui écrivait Condorcet, et vous ne haïssez pas Jean-Jacques (). » Sa réponse aux amis du naturaliste se trouve dans un fragment de lettre tout intime datée de Compiègne, 17 août. « Je ne crois pas trop possible ce que me propose M. de SaintPierre, dit Turgot, mais je chercherai sûrement à l'employer (3). Il est probable, en effet, qu'il songeait à l'utiliser comme gouverneur de l'île de France, lorsqu'il fut lui-même nommé contrôleur général, ce qui fit manquer toute l'affaire.

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Ce ne fut pas, on le pense bien, la seule requête que reçut Turgot pendant ce ministère d'un mois. Des solliciteurs surtout, on peut dire qu'ils se nomment légion. Dans le nombre il y en a un que nous pouvons citer, parce que Turgot lui fit l'honneur de lui répondre, et qu'il le méritait.

Un M. de Grignac, de Saint-Dizier, chevalier de l'ordre de Saint Michel, ami de Buffon, antiquaire et physicien distingué, avait découvert en 1773 près de sa ville natale, sur la petite montagne du Châtelet, une ville souterraine. Il reçut du roi pour cette découverte une récompense de 2,000 fr. et commença bientôt la publication d'un bulletin des fouilles qu'il dirigeait. Il envoya cet écrit à plusieurs personnes et notamment à Turgot. Il priait en même temps le gouvernement de l'aider dans les recherches qu'il avait entreprises

(1) Dup. Nem., Mém., 135.

(2) Eur. posthumes de Bern. de Saint-Pierre; Essai sur sa vie, par Aime Martin.

(3) Cond.. Eur. Ed. Arago, I, 244.

(4) Id., I, 216.

(5) Id., I, 248, note. L'éditeur de Condorcet

ajoute: «M. Aimė Martin, dans la biographie formant le 1er volume des œuvres de Bernard. de Saint-Pierre, ne parait pas avoir eu connaissance de toute cette affaire. Il représente Condorcet comme l'ennemi le plus redoutable et le plus acharné de Bernard. de Saint-Pierre. »

sur la physique des forces. Turgot trouva le temps de lui répondre une lettre polie et bienveillante (1).

Tel fut le passage trop court de Turgot à la marine. En songeant à ses vastes projets, et en voyant le peu qu'il a pu faire, on est tenté de s'associer aux sentiments de Dupont de Nemours regrettant qu'il ne soit pas resté dans ce ministère. Ce poste, « moins orageux, moins sujet que celui des finances aux influences de Paris et de la cour, ne l'exposait pas aux mêmes revers, » dit-il (2). Soit; mais il ne lui permettait pas non plus de tenter une application complète de ses idées, et une grande expérience eût manqué à l'histoire celle de la tentative impuissante d'une réforme politique, quinze ans avant la Révolution française.

:

(1) Voici cette lettre datée de Compiègne, 6 août 1774:

J'ai recu, Monsieur, lui répondit Turgot, l'exemplaire de vos observations sur les découvertes que vous avez faites dans la montagne du Châtelet. Je vous prie d'en recevoir mes sincères remerciments. Ces observations ne peuvent manquer de porter sur cet objet la curiosité des savants qui s'occupent de semblables recherches, et vous aurez la satisfaction de pouvoir vous regarder comme le premier auteur des découvertes que ce recueil aura

occasionnées. Les recherches que vous vous proposerez de faire sur la physique des forces, concernent principalement M. Trudaine et M. le contrôleur général. Je serais fort aise de pouvoir les engager à vous les faciliter.

Je suis parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. TURGOT. »

(Buffon, sa famille, ses collaborateurs et ses familiers. Memoires par M. Humbert Bazile, etc. Paris, Renouard, 1863. in-8°. p. 380.) (2) Dup. de Nem., Mém., 138.

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