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des affaires publiques qui l'ennuyaient, elle ne voyait en toute chose que des questions de personnes. Plusieurs ambitieux essayèrent de lui inspirer le désir de gouverner par elle-même. Louis XVI, assurément, lui en eût laissé volontiers le soin. Elle ne se prêta jamais à de tels projets, tant elle avait horreur de toute réflexion et de toute application soutenues. Elle désespérait son lecteur, l'abbé de Vermond. qui aurait voulu lui apprendre au moins l'orthographe, et le patient ami de sa mère, le comte de Mercy, ambassadeur d'Autriche, qui aurait désiré lui faire jouer secrètement un rôle politique. Cependant, quand il s'agissait d'une faveur à obtenir pour l'un des siens, d'une petite vengeance à exercer ou d'un caprice à satisfaire, elle retrouvait toute son activité, sa ténacité, toutes les ressources d'un esprit subtil et inventif. Il était rare que le roi, à peine instruit de sa fantaisie, n'y cédât pas aussitôt. S'il résistait, la reine impatiente, irritée par l'obstacle opposé à ses désirs, n'en devenait que plus pressante. Elle ne priait plus, elle ordonnait. Louis XVI finissait par se laisser fléchir, et le retard apporté à sa défaite ne marquait que mieux sa dépendance.

C'est ainsi que Marie-Antoinette avait obtenu pour Choiseul la permission de sortir de l'exil. C'est ainsi qu'elle avait « exigé » (1) l'éloignement du duc d'Aiguillon. Celui-ci avait, sous Louis XV, cumulé deux ministères, les affaires étrangères et la guerre. Les affaires étrangères furent confiées à Vergennes, et la guerre à Muy. Le comte de Vergennes appartenait au parti dévot. C'était un habile négociateur, mais comme ministre une imposante médiocrité. Laborieux, grave, toujours occupé de l'administration de son département, il se mêla peu aux intrigues de cour. Il n'aimait d'ailleurs ni les nouveautés ni les réformes. Le comte de Muy appartenait au même parti que Vergennes. Il avait été jadis l'intime ami du Dauphin, père de Louis XVI. Il était sévère, intègre, grand partisan de la discipline et de l'économie.

Ces changements de ministres étaient loin d'avoir satisfait l'opinion publique. Le règne de Louis XV ne paraissait pas fini tant que le Parlement était en exil, tant que Maupeou et Terray étaient en place. On désirait surtout ardemment le renvoi du contrôleur général. C'est alors que les amis de Turgot commencèrent à prononcer son nom. Ils le désignaient tout haut comme le seul ministre des finances possible, afin d'attirer sur lui l'attention du Roi et de son Conseil.

Dès le 5 juin, la chronique secrète de l'abbé Baudeau nous montre la candidature de Turgot posée devant l'opinion publique, et déjà combattue à la cour. « Les fripons de cour, qui craignent le Turgot,

(1) Maric-Antoinette, Corresp. publ. par Geff. et d'Arm., II, 198.

lui ont jeté bien des chats aux jambes. Entre autres, on l'accuse d'être dissimulé et jésuite, et l'on fait sonner qu'il est haï dans sa province.

>> Le fait est vrai; mais c'est qu'il est juste, exact, de mœurs sévères et sans faste. La noblesse limousine était accoutumée aux plus grandes injustices; sous le titre de faveurs, les gentilshommes un peu titrés, ou parents des titrés, faisaient modérer les tailles et capitations de leurs protégés, ainsi que leurs propres vingtièmes, et la charge retombait sur le malheureux sans protection. D'ailleurs l'Intendance était une bonne auberge pour eux, quand ils y trouvaient une table somptueuse, des femmes et des tables de jeu. M. Turgot, garçon laborieux, qui dîne presque seul et sobrement, et ne joue jamais, n'est pas leur homme. D'ailleurs, il ne fait jamais grâce aux protégés pour ne pas faire injustice aux autres. Voilà toute la source de cette haine qu'on lui reproche (1). »

Ainsi, avant même d'être ministre, Turgot avait déjà des ennemis à la cour.

Trois jours après, l'abbé Baudeau parle de lui de nouveau. « On a beaucoup manœuvré contre le Turgot, dont il est fait mention pour le contrôle général; on dit qu'il est encyclopédiste : c'est une hérésie abominable à la cour (2). »

Le 23 juin, il y revient encore: «On reparle enfin du bon Turgot pour contrôleur général. Dieu les écoute! Il n'y aurait rien de plus pressé que de le mettre en place pour arrêter les brigandages des financiers et des régisseurs des blés, qui perdront ce malheureux pays-ci (3). >>

On put croire à plusieurs reprises que le roi se décidait à faire droit aux réclamations de l'opinion publique. «Grande nouvelle qui fait bien du tapage! s'écrie Baudeau le 3 juillet. L'abbé Terray vient d'être renvoyé, disent-ils, et enfin le bon Turgot est à sa place. Dieu les entende (*)! La nouvelle était prématurée, et deux jours après Baudeau le reconnaît tristement : « L'abbé [Terray] n'est pas encore parti. » Il se hâte d'ajouter: «Toujours est-il question du bon Turgot (3). »

Le 7 juillet, l'impatience de Baudeau est manifeste, et il faut voir comme il exhale sa bile contre les ennemis de son ami. « Il y a toujours dans le public, dit-il en manière d'exorde, une grande impatience de voir renvoyer le chancelier [Maupeou], le Boynes [le ministre de la marine] et surtout l'abbé [Terray]. Mais les friponneux de finance et leurs bons amis de cour se déchaînent contre le Turgot, avec un certain ménagement hypocrite qui me fait peur plus que si

(1) Chr. sec. de l'abbé Baudeau. Rev. rétros., 1" sec., III, 273.

(2) Id., III, 276.

(3) Baud., Chr. sec., Rev. rétr., 1re sec., III, 263. (4) Id., III, 275.

(5) Id., III, 277.

c'était une charge à découvert. Ils vous demandent en dessous : << N'est-il pas un peu systématique? »

Et alors Baudeau s'emporte: «Voilà de ces mots perfides avec lesquels on coule à fond un honnête homme. Oui, Madame, dis-je à une spirituelle bégueule de cour qui est une des mères de l'église jésuitique, oui, Madame, il est systématique, c'est-à-dire que ses idées sont suivies et liées à des principes, car voilà ce que signifie le mot systématique. Eh! vous croyez donc que pour conduire un royaume comme la France, il faut des idées décousues et des routines ! N'avez-vous pas eu assez d'ignares administrateurs, vivant au jour le jour, sans règle et sans ordre! La bégueule a rougi et n'a pas répliqué; mais j'ai conçu que c'était là un de leurs passe-paroles, car d'autres de la même clique me l'ont répété avec le même ton. Je m'y connais! Ils le croient prêt à parvenir, mais ils continuent à le miner en dessous (1). »

Enfin, une première satisfaction fut donnée à l'abbé Baudeau et à l'opinion publique. Le ministre de la marine, de Boynes (*), considéré justement comme le lieutenant du duc d'Aiguillon, fut contraint de donner sa démission. Maurepas avait un successeur tout prêt pour de Boynes, Turgot. Sa nomination est racontée diversement.

<< Lorsque les intendants partent pour leurs provinces, dit la Correspondance Métra, il est d'usage de les faire entrer au Conseil, où on leur donne leurs instructions: celles que remit M. l'abbé Terray à M. Turgot, ordonnaient de nouvelles charges; il s'y opposa avec fermeté, et supplia Sa Majesté de recevoir plutôt sa démission que de l'obliger à écraser un peuple malheureux. Le roi ne dit mot, et peu de temps après, il le nomma ministre de la marine, en lui faisant dire que ce n'était que pour le moment, et qu'il le destinait à une place plus analogue à ses lumières (3). »

<< M. de Maurepas, dit Morellet, avait constamment montré de la bienveillance et de l'estime à M. Turgot, qui le voyait assez souvent. Un abbé de Véry, plein d'admiration pour la vertu et les talents de M. Turgot, était ami intime et familier de Mme de Maurepas; il avait même quelque crédit sur l'esprit du vieillard, qui, malgré le dédain qu'il affectait pour la philosophie, se tenant bien sûr de l'arrêter quand il voudrait, le fit appeler au ministère (*). »

Montyon raconte les choses un peu autrement : « Mme la duchesse d'Enville, dit-il, admiratrice enthousiaste de M. Turgot, en avait

(1) Chr. sec. de l'abbé Baudeau. Rev. rétros., 1re sec., III.. 278.

(2) Parmi les gentillesses que le bruit public attribue au Boynes, on assure qu'il avait reçu du contrôleur general cinq millions en piastres, et qu'il les avait placées prudemment chez de bons banquiers à un honnête intérêt de six pour cent. Ces piastres étaient destinees pour les colonies, il y aurait eu du danger à

les exposer en mer; il n'avait envoyé dans les
iles que du papier et avait mis l'argent effectif
en dépôt. Rien n'est plus sage. Voyez ce que
c'est que la calomnie: bien des gens appellent
cette prévoyance une friponnerie.
Chr. sec., III, 413.

«

Baud.,

(3) Corr. Métra, 1, 67-68; recueil généralement favorable à Turgot.

(4) Moroll., Mém., I, 224-225.

parlé avec ce sentiment à M. de Maurepas, qui avait pris l'opinion de cette duchesse et de sa société pour une opinion générale et nationale. D'ailleurs M. de Maurepas, parent des La Rochefoucault et des Mailli, avait pour eux une grande déférence et cherchait à s'identifier avec ces maisons dont l'alliance illustrait la famille de Phelypeaux (1). »

Ces divers récits peuvent s'accorder. Mme de Maurepas d'une part entraînée par l'abbé Véry, Mme d'Enville de l'autre, agirent sur Maurepas, qui fit accepter Turgot à Louis XVI, déjà prévenu en sa faveur.

Le 19 juillet 1774, il fut présenté au roi et à la famille royale comme secrétaire d'État de la marine, et le 22 il prêta le serment d'usage entre les mains du roi (2). Il était ministre (3).

Cette nouvelle causa dans le Limousin une affliction générale. Elle fut annoncée publiquement en chaire par tous les curés de la province, et partout ils dirent la messe à l'intention de l'intendant qui les quittait. Les paysans suspendirent leurs travaux pour y assister, et ils répétaient « C'est bien fait au roi d'avoir pris M. Turgot; mais c'est bien triste à nous de ne l'avoir plus (*). »

Les courtisans accueillirent avec défiance le nouveau venu; mais l'entourage direct du roi et le parti des gens modérés le vit arriver sans déplaisir. Mercy, parlant du choix de Turgot, écrivait à Muy: << Ce choix a l'approbation générale, non pas que l'on suppose à Turgot un grand talent pour la marine, mais on lui connaît un grand fonds de probité et d'honnêteté. » Marie-Antoinette écrivant à sa mère disait de même que Turgot avait « la réputation d'un très honnête homme (5) », et elle le traitait « avec bonté (®). »

Dans le public proprement dit, l'impression fut médiocre. Terray et le chancelier étaient encore aux affaires. L'avénement de Turgot à la marine sembla une concession sans valeur. Mais le public d'élite qui connaissait Turgot salua avec joie l'arrivée de cet « honnête homme » au ministère. Il crut y voir entrer avec lui la justice et la raison mêmes.

<< J'ai appris hier au soir une excellente nouvelle, et qui se trouve aujourd'hui véritable, écrit dans son journal l'abbé Baudeau. Le Boynes est chassé de la marine et il a pour successeur le bon Turgot. Le Turgot est plein de probité; ses principes sont excellents et sa droiture inflexible. Il fera sûrement beaucoup de bien. » Il ajoute cependant: « Il est un peu musard et il aurait besoin de subalternes qui fussent très expéditifs.

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Dans cette dernière phrase, l'excellent abbé ne songe-t-il pas un peu à lui-même? N'y peut-on lire le désir secret d'être appelé auprès de Turgot, de collaborer à son œuvre, de stimuler au besoin son zèle?

Quoi qu'il en soit, l'avènement de Turgot à la marine fut, cela est visible, une déception pour Baudeau. « Le public instruit et bien intentionné, écrit-il le 22, murmure de voir le bon Turgot à la marine. On espérait le voir aux finances. La crainte que l'abbé n'y reste fait trembler tout le monde. » Pourtant il se rassure à la réflexion. << Ceux qui réfléchissent le mieux, ajoute-t-il, disent que les conseillers du jeune roi, quels qu'ils soient, qui lui ont donné déjà trois honnêtes gens pour ministres, ne sont pas capables de protéger l'abbé. Pour moi, je crois qu'un même conseil ne peut jamais contenir cet abbé et le bon Turgot. D'autres pensent que le département de la marine est un premier pas, et que la direction générale des finances sera l'autre. On ajoute même que la partie militaire de la marine pourrait bien être réunie au ministère de la guerre, le Turgot ne conservant que la partie économique pour la joindre aux finances (1). » La joie de Condorcet fut plus entière et plus franche.

<< Vous savez sans doute la nomination de M. Turgot, écrivit-il à Voltaire. Il ne pouvait rien arriver de plus heureux à la France et à la raison humaine. Jamais il n'est entré dans aucun conseil de monarque, d'homme qui réunit à ce point la vertu, le courage, le désintéressement, l'amour du bien public, les lumières et le zèle pour les répandre. Depuis cet événement, je dors et je me réveille aussi tranquillement que si j'étais sous la protection de toutes les lois de l'Angleterre. J'ai presque cessé de m'intéresser pour les choses publiques, tant je suis sûr qu'elles ne peuvent manquer de bien aller. M. Turgot est un de vos admirateurs les plus passionnés et un de nos illustres amis; ainsi nous aurions des raisons particulières d'être heureux, si les raisons particulières pouvaient se faire entendre ici... Le choix de M. Turgot mérite d'être célébré par tous ceux qui s'intéressent à la bonne cause. On a pu nasillonner aux oreilles du roi quelques compliments sur les choix édifiants qu'il avait faits jusqu'ici, il est juste qu'il s'accoutume, en récompense de celui qu'il vient de faire, à entendre une autre mélodie (2). »

La crainte de Voltaire et de ses amis, à l'avénement du nouveau roi, avait été qu'il ne laissât prendre trop d'influence au clergé; car on savait Louis XVI sincèrement dévot. Ses premiers choix n'avaient pas rassuré. La nomination de Turgot leur parut au contraire, de la part du pouvoir, une sorte d'avance discrète faite aux philosophes. Mais ils redoutèrent alors pour Turgot lui-même

(1) Baud., Chr. sec., III, 291.

(2) Cond., Eur. Ed. Arago, I, 26 37.

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