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désespéraient le bon Morellet jusqu'à le rendre injuste et chagrin. S'il fallait l'en croire sur parole, comment accorder ses plaintes avec celles des ennemis de Turgot, qui l'accusaient sans cesse au contraire d'une extrême précipitation? Comment expliquer ce mot de Turgot à qui on reprochait de trop se presser: «Que voulez-vous? Les besoins du peuple sont immenses, et dans ma famille on meurt de la goutte à cinquante ans (1). »

Il se hâtait donc, et la preuve, c'est que, au milieu des occupations et des embarras de toute sorte qui l'avaient assailli pendant les derniers mois de 1775, il avait trouvé le temps de préparer, d'élaborer, de rédiger enfin les six projets d'édits. Ils furent absolument son œuvre personnelle (").

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Celui de tous qui lui avait donné le plus de mal est celui des corvées. Nous avons suivi pas à pas sa correspondance avec, Trudaine et les intendants sur cet important sujet (3). Le 3 janvier 1776 Trudaine ne se déclarait pas encore satisfait de tous les détails de l'édit des corvées; et, le matin, songeant à l'entretien qu'il avait eu la veille (mardi) avec le ministre, il lui écrivait confidentiellement : « J'ai beaucoup réfléchi, mon ami, sur tout ce que nous avons dit hier soir, et je ne puis me dispenser de remettre, de nouveau sous vos yeux tout le système des dispositions que je vous propose (').» Vient ensuite l'exposé de ces dispositions. Trudaine redoutait que le mode d'imposition proposé par Turgot pour le remplacement des corvées n'ouvrit la porte à deux abus principaux: 1° l'administration des finances, toujours à court d'argent. pouvait être entraînée à détourner des travaux publics une partie de l'impôt, qui leur était destiné, et à s'en servir pour couvrir d'autres dépenses; 2° cet, impôt nouveau ajouté à tant d'autres pouvait surcharger outre mesure les généralités, pour peu qu'il atteignit une somme un peu forte; et rien, par le fait, n'empêchait qu'il ne s'accrût. Pour parer d'avance à ces difficultés possibles, Trudaine proposait de déclarer: 1° que la contribution annuelle remplaçant les corvées ne dépasserait jamais l'ensemble des sommes rigoureusement nécessaires pour les ouvrages ordonnés; 2° que cette contribution ne serait pas fixe; qu'elle serait réglée annuellement sur les besoins annuels;, enfin qu'elle ne pourrait excéder en aucun cas une certaine quotité, une sorte de maximum formellement établi. Il craignait en effet que si la contribution était fixe, le surplus des sommes dépensées ne vint à être diverti et employé à autre chose. Il était fort effrayé aussi d'une idée que Turgot lui avait exprimée la veille le ministre, trop confiant en la loyauté de ses successeurs, pensait qu'en temps de

(1) Buff., Corr. inéd., 1, 492. uote. (2) Dup. Ne.n., Mém., II, 2:4.

(3) Voir notamment liv. II, ch. xu, p. 272. (4) Vignon, III; Arch. trav. pub., 11.

guerre les fonds des corvées pourraient être distraits, pour être ensuite restitués à la paix. « Ce n'est guère la marche de ce pays-ci, répondait Trudaine. On sacrifie toujours plus volontiers les objets utiles et nécessaires, tels que les chemins ou autres dépenses publiques, que les dépenses inutiles et toutes les déprédations que nous voyons sous nos yeux (1). » Édifiant aveu d'un administrateur financier sur les finances de son temps! Trudaine du moins était digne d'avoir Turgot pour ministre et pour ami.

Dans cette même lettre, Trudaine réclamait le projet de préambule de l'arrêt. Turgot le lui envoya de Versailles le même jour (*), en l'accompagnant du billet suivant: «Je vous envoie, mon ami, le préambule. Je ne crois pas que l'endroit que vous critiquez soit susceptible du sens qui vous alarme (3). Au surplus, je le corrigerai. J'ai fait sur votre idée une réflexion : c'est qu'en Limousin l'imposition passe la proportion que vous voulez proposer. Cela est encore plus fort dans la généralité de Caen. Je communiquerai votre lettre à M. de Maurepas et au garde des sceaux (Miroménil). - Je ne pourrai aller à Paris; car ma sciatique est devenue beaucoup plus forte et plus douloureuse (*). » Turgot, on le voit, était toujours malade.

Quant au sujet principal de ce billet, voici en deux mots de quoi il s'agissait. Il ne suffisait pas de décider que les corvées seraient remplacées par un impôt; il s'agissait de fixer également l'assiette de cet impôt. Trudaine en avait causé avec Turgot, dans leur entretien du mardi précédent, et il avait proposé de répartir l'impôt de la même manière que celui du vingtième, mais dans une proportion moindre, qu'il avait indiquée. Cette proportion n'avait point paru suffisante à Turgot; et il citait à l'appui de son opinion, l'exemple du Limousin et de la généralité de Caen, où la corvée était déjà remplacée par une imposition en argent et où cette imposition dépassait la proportion proposée par Trudaine.

Trudaine se rendit à l'avis du ministre. Le 4, il lui écrivit que M. d'Ailly (intendant des finances) lui avait adressé un état sur les vingtièmes, et qu'il s'était convaincu par lui-même que la proportion d'imposition qu'il avait proposée mardi ne serait pas suffisante dans plusieurs généralités. Il abandonnait donc toute idée de fixer à l'avance cette proportion. Il croyait qu'on pouvait s'en tenir « à la seule précaution de ne rien laisser faire aux intendants que d'après l'état qui leur serait envoyé des sommes qu'ils auraient à dépenser dans l'année. » Il rendait compte en même temps d'une conversation confidentielle qu'il avait eue avec M. de Lamoignon (président à

(1) Vignon, III, 112.

(2) Le 3 janvier.

(3) Turgot veut dire sans doute que les fonds

no seraient pas distraits, mais seulement diminués en temps de guerre.

(4) Vignon, III, 114.

mortier du parlement de Paris, cousin de Malesherbes). Lamoignon, disait-il, croyait cette fixation inutile. Il approuvait tous les articles de l'édit qui lui avaient été lus, surtout si l'effet de la loi ne devait être que de trois ans. « Il trouvait le dispositif si différent de ce qu'on publiait de cette opération, il y trouvait tant de candeur et de bonne foi, qu'il ne doutait point que [la publication de l'édit] ne ramenât plusieurs de ceux qui se préparaient à s'y opposer. » Ainsi Lamoignon, bien que membre du Parlement, et d'abord hostile à l'édit sans le connaître, s'y laissait convertir après l'avoir lu. Trudaine en concluait. qu'il fallait se hâter de le rendre public; il pensait que c'était le plus sûr moyen de dissiper les préventions et les calomnies dont il était l'objet. Il craignait seulement que la maladie de Turgot ne reculât << l'envoi de cette loi au Parlement » (1).

Il n'avait pas encore pris connaissance du préambule de l'édit. Deux jours après, il écrivit à Turgot (2): « Votre préambule, mon ami, est certainement trop long; du moins il me frappe ainsi, et je crains fort qu'il ne paraisse tel à tout le monde. Le ton d'ailleurs n'en est nullement analogue au préambule des lois.» Trudaine se plaçait au point de vue des coutumes administratives, et à ce point de vue il avait raison : le préambule de Turgot était écrit en style tout autre que le style officiel de l'époque. « Croyez, mon ami, disait-il, que chaque chose a son style et son caractère propre, et qu'on ne peut s'en écarter sans prêter plus ou moins à la critique... Les longues discussions frappent moins que les vérités présentées avec force et brièveté. » Il était forcé de convenir toutefois que c'était là un « excellent mémoire »; et c'était un mémoire, en effet, qu'avait voulu écrire Turgot, afin de persuader l'opinion publique. Mais Trudaine, avec tout son bon sens, était trop l'homme de son métier pour comprendre ce qu'il y avait de grand dans la conduite d'un ministre plus soucieux de convaincre que de commander. Aussi ne peut-on s'empêcher de sourire quand on voit ce même Trudaine prendre la plume et s'évertuer à « refaire à sa manière» le préambule de Turgot. La frayeur que lui inspire la ligue formée d'avance contre l'édit, ne serait pas non plus exempte de ridicule, s'il n'était touchant de le voir trembler pour le sort des réformes et pour Turgot. Il ne néglige aucune occasion d'avertir le ministre, de le tenir en garde contre ses ennemis; il le met scrupuleusement au courant de tout ce qu'il apprend et entend dire autour de lui. Laissons-le parler :

<< Je crois devoir vous donner avis que j'ai rencontré hier dans une maison le président Fleury (président à mortier, frère du contrôleur général de 1781), qui m'a paru fort animé contre cette besogne.

(1) Vignon, III, 114.

(2) Le 6 janvier 1775.

"

C'est le parti de M. le prince de Conti. Leur principal motif est qu'on fait porter cette imposition sur les nobles et les privilégiés. Il m'a dit qu'il pensait que toutes les charges publiques devaient tomber sur les roturiers qui, par leur état, naissent taillables et corvéables à volonté, tandis que les nobles, au contraire, naissent exempts de toute imposition. Ce système m'a paru si odieux dans son principe, qu'il aura sûrement peu de partisans; et si le Parlement appuyait sa résistance sur des raisons aussi contraires à tous les principes d'humanité et de justice, il pourrait bien avec raison se rendre fort odieux au peuple, si le peuple avait le sens commun. Mais tout ce que je vois depuis quelque temps me persuade si fort qu'il n'y a dans le public ni raisons ni principes, que je ne sais qu'espérer... Je dois encore vous ajouter que, dans la conversation, qui a été de ma part fort modérée, je lui dis qu'il était difficile de savoir mauvais gré à un roi qui prenait le parti des pauvres contre les riches. Il m'a répondu que c'était précisément le système de despotisme de Constantinople, qui protégeait le peuple contre les grands. Au surplus, je ne me suis aucunement ouvert avec lui, parce que je n'y ai aucune confiance. Je lui ai dit qu'étant ouvrier par mon département, j'attendais avec impatience qu'on nous, donnât de l'argent pour travailler, et que je n'en savais pas davantage. J'ai cru devoir vous conter cette conversation; il est toujours utile de savoir à qui on a affaire (1). »

Ce fragment de lettre est instructif à divers égards: il montre quelles opinions libérales et éclairées professait Trudaine, bien qu'il affectât vis-à-vis des indifférents de n'être qu'un employé subalterne sans idées personnelles; il explique la pitié attristée et un peu dédaigneuse qu'avaient pour la foule, pour le peuple d'alors, la plupart des grands esprits de ce temps, les Voltaire, les Turgot même; il dévoile, enfin, la pensée véritable de la majorité parlementaire « Les nobles... naissent exempts de toute imposition; les roturiers..., par leur état, naissent taillables et corvéables à volonté... >>

Le jour même où Trudaine achevait cette lettre, Turgot venait de présenter l'édit des Corvées au Conseil; nous le savons par quelques mots de Buffon, adressés le 6 janvier au président de Ruffey: « .....Il n'y a rien de nouveau ici, sauf la suppression des corvées pour les grands chemins qui est passée au Conseil. Le roi a marqué dans cette occasion une tendresse de père pour le peuple (*). » Buffon, du moins, n'était point partisan des corvées.

Il est temps enfin de connaître ce fameux édit, que le roi venait d'approuver, et dont la simple annonce avait déjà suscité tant

(1) Vign., III, 116; Arch. trav. pub., ms. orig. (2) Buff., Corr. inéd., 6 janv. 17:6.

d'émotions, destinées à s'accroître encore avec les débats passionnés dont il allait être l'objet.

Le préambule est fort long, il ne tient pas moins de dix pages in-octavo. Après quelques phrases générales sur l'utilité des chemins, Turgot entreprend de montrer tous les inconvénients du système employé jusqu'à ce jour pour leur construction et leur entretien :

I. Les corvées enlèvent le cultivateur à ses travaux et lui font un tort réel, en dépit de toutes les précautions qu'on pourrait imaginer.« Prendre le temps du laboureur, même en le payant, serait l'équivalent d'un impôt. Prendre son temps sans le payer est un double impôt; et cet impôt est hors de toute proportion, lorsqu'il tombe sur le simple journalier, qui n'a pour subsister que le travail de ses bras. »

Les corvées sont, pratiquement, un mauvais moyen de faire des routes. « L'homme qui travaille par force et sans récompense travaille avec langueur et sans intérêt; il fait, dans le même temps, moins d'ouvrage, et son ouvrage est plus mal fait. » L'art de construire des chaussées, quoique assez simple, exige des connaissances et une attention qu'on ne peut exiger des corveïeurs, car ils ont tous un métier différent, et ne travaillent aux chemins qu'un petit nombre de jours par an.

Les corvées pourvoient plus mal encore à la réparation des routes. Ce genre de travail ne peut avoir lieu par corvée que deux fois l'année, avant et après l'hiver. Les routes sont alors très dégradées, n'ayant pas été entretenues dans l'intervalle. On est obligé de les recouvrir de pierres dans leur totalité, ce qui rend chaque fois la chaussée « aussi rude que dans sa nouveauté », et entraîne une dépense annuelle, << souvent très approchante de la première construction ». Les corvées ne permettent l'exécution d'aucun ouvrage qui exige quelque instruction et quelque industrie particulière, telle que le pavage.

Les corvées entraînent une foule d'accidents: pertes de bêtes de somme excédées de fatigue; pertes d'hommes blessés, estropiés ou emportés par les maladies qu'occasionne l'intempérie des saisons. Il faut encore ajouter les frais, les contraintes, les punitions de toute espèce, les vexations secrètes dont les corvées sont la cause.

<< Nous croyons impossible, dit Turgot en concluant, d'apprécier tout ce que la corvée coûte au peuple.

II.

La seconde partie du Mémoire est consacrée à l'indication des avantages que présentera la confection des chemins à prix d'argent. Ce système permettra d'évaluer exactement l'impôt, « de tarir à la fois la source des vexations et des désobéissances... et d'économiser l'usage de l'autorité, qu'il est si fâcheux d'avoir à

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