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qu'elle disait ressembler au cardinal de Richelieu et à Colbert (1). Mais quelques jours après, revenant au chapitre de son affection pour Turgot, elle l'exprimait avec la plus rare énergie. Guibert ayant d'abord blâmé le choix de Saint-Germain comme ministre de la guerre, « J'admire votre justice, mon ami, lui disait-elle ironiquement. Lorsque vous blâmiez le choix du ministre, c'était M. Turgot qui l'avait fait; depuis, après y avoir mieux pensé, vous avez trouvé que c'était le plus excellent choix que l'on pût jamais faire; ce n'est plus M. Turgot, c'est M. de Malesherbes. Tout comme il vous plaira ; mais vous aurez bien de la peine à mettre dans ces deux têtes-là deux volontés il n'y en a qu'une, et c'est toujours pour faire le mieux possible. Oh! oui, je les aime, ce n'est pas le mot; je les chéris et je les respecte du fond de mon âme. Ils ont eu l'honnêteté de me faire partager le plaisir qu'ils auraient du choix du roi. Ce n'est pas par reconnaissance que je tiens à M. Turgot; il oublierait que j'existe, que je me souviendrais de même de tout ce qu'il vaut. » Et, revenant à l'incident de Montigny : « Voilà ma réponse à tout ce que vous me mandiez de Montigny; par sagesse, je m'abstins de répondre de premier mouvement; vous m'aviez blessée, et je me tus. »

Le soin de défendre ses deux amis méconnus avait empêché cette fois Mlle de Lespinasse de trembler pour le succès de leur entreprise. Mais Frédéric II, mieux placé de loin pour bien voir, commençait à prévoir leur chute prochaine. « Je vous félicite, écrivait-il à d'Alembert, du ministère philosophique dont le xvre des Louis a fait choix. Je souhaite qu'il se maintienne longtemps, ce ministère, dans un pays où l'on veut sans cesse des nouveautés, et où la scène est toujours mobile; gare que leur règne ne soit de courte durée (*)! » Cependant le comte de Saint-Germain s'était mis à l'œuvre, et ses projets de réforme faisaient grand bruit (3). On ne saurait douter que,

(1) Dans la Correspondance de Mlle de Lespinasse, Loménie de Brienne n'est point nomme en toutes lettres, par une faute d'impression évidente (au moins dans l'édition Ménard); il est même désigné sous les initiales de L. de T. Mais le portrait tracé de ce personnage L. de T. ne convient qu'à Brienne. « Une ame inaccessible aux passions,... peu d'énergie.... du caractère, beaucoup de lumières, une grande activité, une grande facilite, et une amabilité qui aplanissent toutes les difficultés. Ces traits se rapportent parfaitement à Brienne. La comparaison avec le cardinal de Richelieu, un prince de l'Eglise comme Brienne, est aussi un índice. Turgot, d'ailleurs, avait une opinion tout aussi exagérée des mérites de son ancien condisciple; il est même possible que Mlle de Lespinasso la tint de lui. Mercy, de son côté, écrivait à Marie-Thérèse : « Brienne ne tardera pas à entrer au Conseil. Il y a longtemps qu'il y serait [si la supériorité de ses talents n'avait pas causé un peu d'ombrage au comte de Maurepas, qui a toujours résisté au désir que les sieurs Turgot et Malesherbes ont d'associer le prélat dont il est question. Mercy eût

désiré l'avènement de Brienne, parce qu'il était l'ami de l'abbé de Vermond, lecteur de Marie-Antoinette. (D'Arn. et Geffr., Mar.-A#t., II, 402).

Cependant Loménie de Brienne était un triste personnage. Un trait rapporté par Sénac de Meilhan le peint, comme homme, en quelques mots. Malgré sa liaison intime avec Turgot,

voyant l'ascendant que prenait Necker dans le public et dans les sociétés dominantes, il s'empressa de rechercher son amitié, et il eut l'air de partager l'enthousiasme général.(Sén. de Meilh., Du Gour., 208.) Comme administrateur, on le vit plus tard à l'œuvre, et son ministère ne répondit pas aux hautes espe rances qu'avaient conçues de lui Turgot, Mlle de Lespinasse et Mercy.

(1) Fréd. Il à d'Alemb., 23 oct. 1775.

(2) M. de Saint-Germain commence de grandes réformes dans les troupes et dans la maison du roi; son projet est d'augmenter le militaire de quarante mille hommes, sans qu'il en coûte rien au roi.» (D'Arn. et Geff., Mar.. Ant., II. 404: Lett. de Mar.-Ant. à Mar.-Ther., 15 dec. 1775.)

sous l'influence de Turgot, une tentative sérieuse n'ait été faite alors pour discipliner et régénérer l'armée française, qui ne s'était pas entièrement relevée des hontes et des désastres de la guerre de Sept. ans. Dans l'armée, plus encore peut-être que partout ailleurs. l'inégalité était choquante; elle l'était non seulement entre les personnes, mais aussi entre les corps de troupes. Saint-Germain supprima la maison militaire du roi, corps privilégié et coûteux dont rien ne justifiait la prétendue nécessité (1). Des soldats ordinaires, quels qu'ils fussent, pouvaient assurer l'ordre et la sécurité à Versailles, tout aussi bien que les mousquetaires et les chevaulégers. Il conserva cependant pour la parade une cinquantaine de gendarmes, et autant de chevau-légers (2). Il diminua d'un quart les gardes du corps et les Suisses (3). La reine accueillit très favorablement cette innovation, soit parce que les officiers et les capitaines des gardes du corps devenaient ainsi seuls chargés de la garde du roi, et qu'elle comptait des amis parmi eux, soit parce qu'elle détestait le duc d'Aiguillon, alors commandant des chevau-légers. On sait du reste qu'elle n'aimait point le faste et qu'elle avait horreur de l'étiquette. «Que voulez-vous faire, dit-elle à Saint-Germain, des 44 gendarmes et des 44 chevau-légers que vous conservez? C'est apparemment pour escorter le roi aux lits de justice? — Non, Madame, c'est pour l'accompagner lorsqu'on chantera des Te Deum (1). » Elle eût aimé que le roi fût gardé à Versailles comme sa mère MarieThérèse à Vienne. La cour ne partageait pas sur ce point le goût de la reine; elle murmura de la suppression de la maison militaire.

Turgot, peu sensible aux mouvements de l'opinion, se contentait de prodiguer ses conseils à Saint-Germain. Il lui remettait deux mémoires, l'un sur les économies qu'il était possible de réaliser immédiatement et dont le total dépassait 2 millions; l'autre sur les réformes qu'on pourrait accomplir en un an, et qui devaient procurer 15 millions d'économies. Il n'agissait pas et ne conseillait pas à la légère; il avait comparé le budget de la guerre avec celui des puissances militaires les plus respectables; il avait consulté les officiers généraux du plus grand mérite, et parmi eux, Guibert, vraisemblablement. Il eût voulu rendre les garnisons plus sédentaires, améliorer le service des étapes, réformer les châteaux-forts et les forteresses hors d'usage dont un meilleur système de guerre permettrait de se passer, réorganiser l'école militaire et y réunir un plus grand nombre de jeunes gentilshommes, rendre les invalides plus heureux et les vétérans plus utiles ("). Il avait ses vues aussi sur les gouverneurs de provinces. Ces gouverneurs ne résidaient pas d'ordi

(1) Rec. d'anc. 1. fr., XXIII, 285; 15 déc. 1775. (2) Mme Camp.. Mém., 134.

(3) Rec. d'anc. l. fr., XXIII, 282; 15 déc. 1775.

(4) Mme Camp., Mém., 134.

(5) Dup. Nem., Mém., II, 122. — En secourant les uns à domicile, en employant les autres.

naire dans leurs provinces, il fallait une commission particulière du roi pour leur permettre d'exercer leurs fonctions, il fallait un ordre exprès du roi pour les autoriser à voyager dans leurs propres gouvernements. Tous étaient de grands seigneurs et de hauts personnages. Ils ne considéraient dans leur titre de gouverneur que la riche pension à laquelle il donnait droit. Autrefois ils avaient causé de grands embarras à la royauté, qui avait pris des précautions contre eux. Ils se considéraient alors comme des princes indépendants, et ils eussent volontiers démembré le royaume à leur profit. Mais depuis Louis XI, Henri IV et Richelieu, les temps avaient bien changé : les gouverneurs n'avaient conservé de leur ancienne autorité que des attributions militaires, restreintes aux cas d'émeutes, rébellion et autres circonstances extraordinaires. C'est ainsi qu'on voit figurer le comte de Périgord et le maréchal de Mouchy dans la répression de l'épizootie de Languedoc et de Guienne dont ils étaient gouverneurs. En résumé, les gouverneurs avaient cessé d'être dangereux; ils rendaient peu de services à l'État; mais ils lui coûtaient fort cher. Turgot se proposait de transformer d'abord en charges personnelles et viagères ces commandements qui se perpétuaient depuis des siècles, puis de les supprimer graduellement par l'extinction des titulaires, ou de les remplacer par des bénéfices militaires (1).

Il ne se bornait pas d'ailleurs à des conseils et à des projets; il agissait, il s'efforçait de coopérer à l'œuvre de son collègue de la guerre. Il encourageait, de concert avec lui, la tentative de Parmentier aux Invalides, pour améliorer le pain du soldat (1). — L'intendant d'Alsace ayant interdit, sans motif avouable, le commerce des foins au sieur Moiran, de Belfort, pour favoriser l'entrepreneur des fourrages de la cavalerie, Turgot s'empressait de signaler à Saint-Germain cet abus de pouvoir, et il réclamait vivement en faveur de la liberté des transactions (3). - Le 22 novembre, il rendait un arrêt ordonnant que les édifices, maisons et bâtiments servant de casernes, dont il serait passé des baux par devant notaires, demeureraient pour les intervalles pendant lesquels il n'y serait pas logé de troupes, entièrement affranchis du droit d'amortissement, pourvu que l'usage et la destination n'en fussent pas changés pour toujours ('). Cette exemption de droits avait pour but d'alléger d'autant le budget particulier de la guerre. Elle ne constituait pas du reste une faveur : Turgot, qui agissait toujours d'après des principes suivis, avait accordé précédemment aux gens de main-morte la faculté de louer de même leurs locaux et bâtiments inoccupés, sans être assujettis au droit d'amortissement (").

(1) Dup. Nem., Mém., II, 122.

(2) Id., 188.

(3) Arch. nat., F. 12, 152; 16 nov. 1775.- Voir

la suite de l'affaire des fourrages, page 354.

(4) Pièc. just. no 55.

(5) Voir liv. I, ch. vin, p. 8).

Parmi les projets que Turgot avait remis à Saint-Germain, figurait le plan d'un arrêt concernant les déserteurs, dont il avait fixé les principes et rédigé le préambule. Cet arrêt fut signé par le roi le 12 décembre. - La législation militaire punissait de mort les déserteurs, quels qu'ils fussent et dans quelques circonstances qu'ils eussent déserté. Il y a cependant une singulière différence entre la désertion à l'intérieur, acte d'insubordination, souvent même de négligence et de paresse, et la désertion devant l'ennemi. Inspiré par des idées de justice et d'humanité qui, depuis Montesquieu et Beccaria, avaient prévalu parmi les partisans de la réforme des lois criminelles, Turgot pensait que la punition doit être proportionnée au crime ou au délit. Il voulait donc substituer d'autres peines à celle de la mort, contre les déserteurs ordinaires, et il ne la maintenait que contre ceux « qui, en abandonnant leur patrie en temps de guerre, joignent, dans cette circonstance, une lâche trahison à leur infidélité. » Tel fut le principal objet de l'ordonnance du 12 (1).

Turgot persuada en même temps à Louis XVI d'accompagner cette mesure d'équité d'un acte de clémence. « Considérant, fait-il dire au roi dans la même ordonnance, la situation malheureuse des soldats... qui ont déserté jusqu'à présent, et qui, fugitifs dans le royaume, ou réfugiés en pays étrangers, expient, la plupart depuis longtemps, par leur misère ou leur repentir, le crime qu'ils ont eu le malheur de commettre..., S. M. s'est déterminée à leur accorder une amnistie générale et sans condition. » — Enfin, Turgot savait très bien que l'extrême rigueur des punitions a pour principal effet de rendre le coupable digne de pitié, et il terminait par ces paroles, que nos mœurs actuelles justifient pleinement: « S. M. se persuade d'ailleurs que ses sujets, n'ayant plus lieu d'être émus de compassion en faveur desdits déserteurs, attendu la diminution notable des peines contre eux précédemment prononcées, ils regarderont comme un devoir, que leur fidélité et leur patriotisme leur imposent, de contribuer à les faire arrêter, loin de protéger leur fuite, et même de leur donner retraite, comme par le passé (*). » Qui de nos jours songerait à soustraire un déserteur à la justice?

L'accord qui régna quelque temps entre Turgot et Saint-Germain aurait pu être fécond et préserver de bien des fautes le ministre de la guerre. Malheureusement, cette union fut de courte durée. Saint

(1) Une autre ordonnance, complément de celle-ci, établissait une chaine à laquelle les déserteurs des troupes devaient être attaches comme forcats, lorsqu'ils n'étaient pas condamués à mort. Cette chaîne devait être établie à Metz, et d'autres devaient être établies ensuite et successivement à Strasbourg, Lille et Besançon. Les forcats militaires étaient destinés à travailler aux ouvrages vils et dangereux..... soit pour le compte du roi, soit pour

celui des particuliers, pendant le temps pour lequel ils auraient ete condamnés par les conseils de guerre. Leur nourriture était ainsi réglée : « Deux livres de gros pain par jour et soupe deux fois par jour; laquelle sera faite avec du beurre ou de la graisse, de l'eau et du sel, et des fèves, pois ou autres légumes, les dimanches et fètes.» (Recueil d'anciennes lois françaises, XXIII.)

(2) Eur. de T. Ed. Daire, II, 419.

Germain céda sans doute à de mauvais conseils; Turgot, toujours résolu à maintenir dans les finances un ordre scrupuleux et une sévère économie, eut bientôt à défendre le Trésor contre les entreprises de son collègue. Il lui écrivit à ce sujet, le 18 décembre, une lettre sèche et polie, remplie de questions et d'observations dont la précision est accablante pour la bonne foi du ministre de la guerre.

Il s'agissait encore de fournitures de fourrages pour la cavalerie. La dépense pour cet objet avait été de 4,033,334 fr. en 1775; elle était évaluée à 4,976,629 fr. pour 1776, soit 943,295 fr. ou un cinquième en plus, à cause du défaut de récolte et du renchérissement de la denrée. Or, les fournitures de fourrages devaient être prises sur les fonds de l'extraordinaire des guerres. Cependant, Saint-Germain proposait d'imposer, par arrêts du Conseil, 1,420,000 fr. sur la province d'Alsace et 571,120 fr. sur celle de Franche-Comté, pour paiement de l'excédant du prix de fourrages, et pour d'autres frais. Turgot lui demandait quels étaient ces autres frais, pourquoi il voulait imposer aux deux provinces 2 millions qui eussent porté de 5 à 7 millions la dépense totale des fourrages, alors que 5 millions étaient déclarés suffisants. Il exprimait le désir de vérifier les marchés passés ou prêts à l'être pour ces fournitures, et de voir clair dans toutes ces obscurités. « Ne sont-ce pas là, disait-il en terminant, de ces formes ténébreuses et détournées que vous et moi voulons éviter, et qui embrouillent la comptabilité fort inutilement (1)? »

Nous aurons l'occasion de juger plus complètement, dans le Livre suivant (2), au début de l'année 1776, et le caractère et l'œuvre militaire de Saint-Germain; mais on peut déjà voir par ce qui précède, quelle était la valeur de l'un et quelle fut la portée de l'autre. Soit que Turgot eût fait appeler son nouveau collègue au ministère, soit qu'il eût simplement approuvé sa nomination, il s'était trop pressé, et il s'était mépris en lui accordant sa confiance. Mais à qui se fier?

(1) Eur. de T. Ed. Daire, II, 450.

(2) Voir liv. III, ch. XI.

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