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LIVRE I

PREMIÈRES RÉFORMES

ANNÉE 1774

CHAPITRE I

Turgot quitte l'intendance de Limoges. Il est nommé Ministre

de la Marine.

(Premiers mois de l'année 1774.)

Au mois de janvier 1774, Turgot était encore dans son Intendance de Limoges. Mais, suivant son habitude, les opérations de son département terminées, il se disposait à venir passer quelques mois à Paris. Le 14 janvier, il écrivait à Condorcet: «J'avais mandė, Monsieur, à Mlle de L'Espinasse par le dernier courrier, qu'il ne fallait plus m'écrire. Je suis obligé, à mon grand regret, de me rétracter. Une colique d'estomac assez vive, que j'ai eue avant-hier et dont il me reste encore quelques ressentiments très légers, m'a décidé à retarder mon départ, en partie parce que je veux avoir le temps de m'assurer entièrement contre le retour de cet accident, en partie parce qu'il m'a fait perdre quatre jours de travail sur lesquels j'avais compté, et qu'il faut remplacer (1). »

Le 21 du même mois, il écrivait de nouveau: « J'espère que, pour cette fois, c'est tout de bon que je vous mande de ne plus m'écrire. Ce n'est pas que je n'aie encore un peu souffert de ma colique d'estomac; mais je me ménagerai tant, que je me flatte de pouvoir partir la semaine prochaine (2).

Il est donc vraisemblable que cette année-là Turgot se trouvait à Paris à la fin de janvier. Rien ne pouvait alors faire pressentir les

(1) Euvres de Condorcet. Ed. Arago, I, 231. (2) Eurres de Condorcet. Ed. Arago, I, 235.

graves événements qui, pour la France et pour lui-même, devaient marquer l'année 1774. Le 12 mars, Turgot écrivait à Caillard (1): « Je ne vous écris pas assez souvent pour vous mander des nouvelles. Il n'y en a pas d'ailleurs de fort intéressantes. L'abbé Delille sera élu jeudi de l'Académie (). » C'était là la plus grosse nouvelle du jour.

Notre futur ministre ne songeait guère qu'à se délasser des fatigues et des soucis de l'administration. Il composait de ces fameux vers métriques dont nous avons parlé plus haut. «Il me reste encore, ajoutait-il dans sa lettre à Caillard, quatre-vingt-six vers de Didon à traduire; je n'en ai traduit que cinquante depuis votre départ (3). » Il voyait ses amis: Mlle de Lespinasse, Mme d'Enville, l'ambassadeur de Naples Carracioli. Il s'intéressait au spectacle toujours changeant et toujours nouveau qu'offrait la ville de Paris. La grande querelle de la musique allemande et de la musique italienne passionnait alors les esprits. Marie-Antoinette, encore dauphine, s'efforçait de mettre Gluck à la mode, et le 19 avril avait eu lieu la première représentation d'Iphigénie (). Marmontel, le chevalier de Chastellux, d'Alembert, prenaient le parti de Piccini et des Italiens. L'abbé Arnaud et Suard étaient enthousiastes de Gluck (5). Entre les deux camps ennemis (6) Turgot gardait tout son sang-froid, et s'efforçait de juger impartialement. Le 26 avril, il écrivait à Condorcet qui était alors à la campagne, à Ribemont, en Picardie : « J'ai vu enfin cet opéra de Gluck. Il y a des morceaux qui m'ont fait le plus grand plaisir; tels sont le chœur de l'arrivée d'Iphigénie, les adieux d'Achille et d'Iphigénie, des deux parts; les morceaux que chante Clytemnestre à la fin du troisième acte, et le quatuor de la fin. Ces morceaux m'ont paru de la plus grande beauté. Il y en a d'autres qui m'ont fait plaisir; mais je n'ai pas trouvé en général assez de morceaux de chant, et tant de récitatifs, parlés ou obligés, ou d'airs qui se rapprochent beaucoup du récitatif, m'ont laissé désirer quelque chose. C'est peut-être la faute du poète, qui n'a point donné au musicien des paroles bien coupées, liées à l'action et propres au chant. Peut-être le musicien a-t-il sur cela un faux système. Je trouve, comme l'abbé Arnaud, que les chœurs gagnent plus à être en action qu'ils ne perdent à être

(1) Caillard, secrétaire du comte de Boisgelin parent de Turgot, et auquel celui-ci ne cessa de s'interesser. Daire a retrouvé plusieurs lettres inédites de Turgot á Caillard, qu'il_a publiées dans son edition des Euvres de T., II, 811.

(2) Eurres de T. Ed. Daire, II, 832. (3) Id.

(4) Merey écrivait au baron de Nenny, à la date du 19: « Notre célèbre maître de chapelle, le sieur Gluck, donne aujourd'hui la premièré representation de son opéra d'Iphigénie en Aulide, à laquelle Mme la Dauphine assistera. Cette musique a eu le plus grand succès aux

répétitions qui ont été faites, et on prévoit qu'elle fera une époque pour la reformation de l'harmonie française, qui est, comme vous le savez, très insipide et monotone.» Arch. de Vienne. Marie-Antoinette. Corresp. publiée par MM. Geffroy et d'Arneth, II, 131.

() Voltaire, de même. Il ecrivait le 16 août à M. Morin Il semble que Louis XVI et M. Gluck vont créer un nouveau siècle. C'est un Solon sous lequel nous aurons un Orphée, du moins à ce que disent tous les grands connaisseurs en politique et en musique.»

(6) Voir à ce sujet Marmontel, Mém., fin du livre IX.

moins compliqués que ceux de Rameau. L'ouverture m'a plu beaucoup comme chant, mais je n'y ai rien vu de tout ce que l'enthousiasme de l'abbé Arnaud lui fait voir. J'ai été très flatté dans mon ignorance de voir que mon impression était assez conforme au jugement de l'ambassadeur de Naples (1). » Turgot apportait dans ses jugements sur la politique du jour la même sagesse que dans l'appréciation du nouvel opéra. « Les politiques, disait-il dans la même lettre, prétendent que les cobrigants de la Pologne vont se diviser et que M. de Lascy fait sa cour à Mme et même à M. Dubarry pour tâcher de nous entraîner dans cette querelle. Pour moi, j'espère beaucoup de notre sagesse et un peu de notre impuissance. - Il n'y a du reste aucune nouvelle » (2).

Cependant une grande nouvelle, la maladie du roi, ne tarda pas à retentir, motif d'espoir pour les uns, d'anxiété et d'alarme pour les autres. Turgot, ignorant les angoisses de l'ambition, fut peu ému de l'événement, et voici en quels termes il en informe Condorcet, le 2 mai: « Quand vous seriez, Monsieur, dix fois plus actif que vous n'êtes, c'est-à-dire quarante fois plus que moi, je vous défierais de vous agiter autant que le font en ce moment tous les habitants de la fourmilière de Versailles. Vous savez ou vous apprendrez par tout le monde que le roi a la petite vérole. Elle est confluente; il est fort affaissé et si peu à lui qu'il n'a pas demandé les sacrements. Mme Dubarry l'a vu avant-hier, et hier pendant le souper de Mesdames, mais il ne lui a point parlé. L'archevêque, qui lui-même est très mal, a été malgré les chirurgiens à Versailles; il a vu le roi. Mais les douleurs de sa néphrétique l'ont pris, il a pissé du sang, il a rendu une pierre, et n'a point parlé au roi de sacrements. On dit que le grand aumônier s'en est chargé. L'archevêque est revenu à Paris. A minuit et demi, le roi était très mal; on prétend que les boutons s'aplatissaient, on en augure très mal. Cependant il n'avait point encore été question de sacrements. Mesdames, qui n'ont point eu la petite vérole, le voient toutes trois (). » En ce moment de trouble universel, veut-on savoir ce qui inquiète Turgot? Il songe aux intérêts de ses amis, à ceux de sa patrie et de l'humanité. Son ami Suard était pauvre et persécuté. Élu de l'Académie en même temps que Delille, il n'avait pu obtenir d'être agréé par le roi; on l'accusait bien à tort d'être encyclopédiste. Il s'agissait de le réhabiliter dans la faveur royale et d'obtenir pour lui une pension. Turgot et ses amis avaient donc rédigé un Mémoire pour Suard. Mme d'Enville était allée porter ce Mémoire à Versailles au prince de Beauveau. Maurepas devait en remettre un de son côté. Mais Turgot craignait que la

(1) Cond.. Euv. de T. Ed. Arago, 1, 237. (2) Id., I, 238.

(3) Les trois filles de Louis XV. Eur. de T. Ed. Arago, I, 239.

Cond.,

maladie du roi ne nuisît à ces démarches. « Dans ce moment-ci, disait-il, tout est en l'air (1). »

D'autre part, le roi de Prusse venait de faire une chute. On le disait dans un véritable danger. Et Turgot, songeant aux complications que pouvait amener la mort simultanée des deux monarques, écrivait: << Dieu veuille que les changements qui peuvent résulter des événements ne nous amènent pas la guerre (2). » La guerre paraissait à juste titre le plus cruel des fléaux à l'administrateur qui connaissait la misère des provinces, à l'homme d'État qui considérait la situation politique de la France, au philosophe enfin qui déplorait à l'avance le sang inutilement versé.

Cependant le dénouement approchait, le long et triste règne de Louis XV allait se terminer. Le 5 mai, Turgot écrit une longue lettre à Caillard. Il y constate les progrès de la maladie du roi. Puis il passe aux sujets favoris de sa correspondance avec ses amis: littérature, physique, économie politique. Il parle de la lumière zodiacale et de la corvée, de son livre sur la formation des richesses, et de l'abbé Delille. Il laisse la lettre ouverte pendant cinq jours sans la terminer. Enfin la catastrophe est imminente, elle est certaine. « Je ne finis ma lettre que le 10 mai, dit-il; le roi était hier et ce matin à la dernière extrémité. A onze heures et demie, je n'ai point encore de nouvelles de sa mort. On ne peut former aucune conjecture sur l'avenir (3). »

Louis XV mourut le jour même. Son successeur se trouva comme accablé tout d'abord par le poids inattendu de l'autorité que le hasard de la naissance lui confiait. Il n'était nullement préparé à gouverner un grand royaume tel que la France. Il était né lourd, épais, sombre, taciturne, avec des éclats soudains de violence. Il avait été fort mal élevé. Son gouverneur La Vauguyon en eût fait un dévot fanatique, ignorant et dissimulé, si son bon sens, son application à l'étude et sa loyauté naturelle n'avaient corrigé en partie les vices de cette triste éducation. Il se plaisait aux plus rudes exercices. Il chassait avec fureur, il travaillait comme un manœuvre avec les maçons du château. Il eût fait assurément un excellent ouvrier. Il aimait la menuiserie, la serrurerie. Quand il avait bien peiné une partie du jour, il arrivait affamé à table et mangeait démesurément; aussi était-il sujet à des indigestions; il s'endormait ensuite d'un sommeil pesant. Il fuyait le monde, et surtout la société des dames. On sait que la gracieuse dauphine Marie-Antoinette, sa femme, ne lui inspira longtemps qu'une froide indifférence. Il était faible de caractère, mais entêté; facile à attendrir, mais sans l'élan

(1) Cond., Eur. de T. Ed. Arago, I, 289. (2) Id., I, 240.

(3) Euv. de T. Éd, Daire. Lettre à Caillard, II, 832-833.

instinctif de la bonté; juste et droit au fond de l'âme, mais porté aux petites finesses peu dignes d'un esprit élevé. Il avait de la mémoire et quelques connaissances; il ignorait cependant tout ce qui touchait à l'administration de l'État, il ne s'était jamais occupé des affaires publiques. Quand il se vit roi, son premier mouvement fut de la terreur. Il eut amèrement conscience de son incapacité.

Comment gouverner sans premier ministre? Il hésita longtemps avant d'arrêter son choix. Toutes les convoitises étaient en éveil, toutes les ambitions en jeu; mille intrigues s'agitaient autour de lui. Il écouta le conseil de sa tante Adélaïde: il fit appeler Maurepas, et lui donna le titre de ministre d'État.

Maurepas était un vieillard égoïste et futile. Éloigné jadis de Versailles pour avoir chansonné Mme de Pompadour, il était resté pourtant cher à Louis XV, dont il avait l'âge, les qualités et les défauts, voire même les vices, à peu de chose près. Il avait, comme lui, l'esprit fin, la manie des petits moyens dans le gouvernement, l'indolence, la malice, la sécheresse de cœur, l'impuissance à comprendre et à vouloir le bien. Il connaissait admirablement toutes ies cabales de la cour. Cette dernière considération décida sans doute en sa faveur un jeune prince qui, sur ce terrain-là surtout, se sentait novice et désirait un mentor. Les courtisans eurent bientôt trouvé ce mot pour désigner le premier ministre.

L'une des premières victimes du nouveau régime fut d'Aiguillon qui s'était ouvertement compromis avec Mme Dubarry sous Louis XV. Son renvoi fut l'œuvre de la reine.

Marie-Antoinette formait un contraste parfait avec son mari: vive, enjouée, belle, charmante, mais superficielle, légère, vaniteuse, vindicative, elle semblait n'avoir d'âme que pour le plaisir. Son cœur était bon, sensible à l'excès; son esprit, prompt aux premiers mouvements, mais mobile, ne pouvait se fixer à rien de sérieux. Des courses à cheval, des parties de plaisir, des comédies, des bals, des fêtes, tels étaient ses grands soucis, les événements mémorables de sa vie. Dédaignant l'opinion, la bravant au besoin, elle n'adoptait pour règle de ses actes que ses préférences et ses caprices. Elle se moquait de la vieille étiquette française, tournait le dos aux gens qui ne lui plaisaient point, comblait d'amitiés, de dons et de grâces ses favoris et ses favorites. Si sa mémoire était courte, elle n'oubliait pas les blessures faites à son amour-propre. Elle était aussi extrême en ses affections qu'en ses rancunes. Elle estimait le roi; elle était sans doute trop fière pour le trahir, mais elle ne le respectait pas toujours. Pour être né tardivement, son empire sur lui n'en était que plus grand, bien qu'il n'eût pas encore atteint ce degré d'absolutisme qu'il acquit malheureusement plus tard. D'ailleurs, peu soucieuse de se mêler

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