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Pendant le mois de décembre, les instructions qui ordonnaient le refluement des bestiaux sur la rive gauche de la Garonne et la destruction des animaux malades dans toute la zone extérieure des pays infectés, reçurent un commencement d'exécution. Mais on s'aperçut bientôt des difficultés énormes que présentait cette émigration en masse des troupeaux de gros bétail d'une rive à l'autre. Turgot songea à simplifier l'opération en faisant tuer sur place tous les animaux qu'on ne pourrait loger dans les étables de la rive gauche. Leur viande devait être utilisée dans des ateliers de salaisons établis à cet effet. Le premier atelier de ce genre devait être créé à Grenade (en Gascogne), sous la direction d'un munitionnaire des vivres de la marine. Une commission chargée d'examiner les animaux destinés à l'exploitation devait être composée d'un commissaire de la marine, du subdélégué de l'arrondissement, d'un médecin et d'un << artiste de l'école vétérinaire ». Turgot écrivit au ministre de la marine pour le prier de désigner le commissaire qui lui paraîtrait le plus apte à faire partie de la commission (1).

Il ne prétendait pas toutefois faire de l'industrie des salaisons une industrie privilégiée, et le 11 décembre il informa l'intendant Clugny de ses intentions à cet égard : « Quelques personnes proposent d'établir dans le même canton et pour leur compte d'autres ateliers de salaisons; je vous prie de leur accorder toute la faveur qu'elles méritent; cette concurrence ne peut être que très utile pour les intérêts du roi, et j'ai fait connaître au sieur de Chaumont (le munitionnaire des vivres de la marine) qu'il doit s'y prêter en tout ce qui dépendra de lui... (2). » Il approuva bientôt l'établissement d'une seconde usine de salaisons à Muret, près de Toulouse (3).

Cependant l'intendant Clugny, qui manifestait, depuis son arrivée à Bordeaux (), un zèle louable pour l'extinction de l'épizootie, voulut se rendre compte par lui-même de l'état des choses dans la vallée de la Garonne; il alla jusqu'à Toulouse pour s'entendre avec le comte de Périgord, gouverneur de Languedoc, qui arrivait de Paris dans sa province, après s'être concerté lui-même avec Turgot (3). Sur ces entrefaites, une compagnie offrit au contrôleur général d'acheter tous les cuirs des bêtes refluées qui pourraient mourir dans le terme de quatre mois. Celui-ci, répondant à Clugny, qui lui avait fait part des propositions de cette compagnie, reconnut qu'il y aurait de grands avantages à ce privilége, « mais les inconvénients attachés aux priviléges exclusifs sont si grands, cette compagnie aurait été si fort maîtresse des prix, » qu'il préféra de beaucoup le régime de la libre concurrence (").

(1) Arch. nat., F. 12, 151; 4 déc. 1775. (2) Id.; 11 déc.

(3) Id.; 24 dec.

(4) Où il avait remplace Esmangard.
(5) Arch. nat., F. 12, 151; 23 déc. 1775.
(6) Id.; 24 dec.

Il restait à savoir si le refluement était possible. Clugny, qui cependant l'avait proposé, ne le pensa pas, lorsqu'il fut instruit par l'expérience. Turgot fut effrayé comme lui de l'énormité des dépenses que cette opération entraînerait dans l'Agenais. Dans le Languedoc elle était déjà achevée, parce que là il avait fallu garantir au plus vite et à tout prix la montagne noire (1), où la nature du sol empêchait l'établissement de cordons de troupes, et parce que « le salut du royaume » dépendait de la préservation de ce pays. Il pensa que dans l'Agenais il suffirait d'entourer les centres infectés. Une première fois, pendant l'hiver de 1774-1775, on avait réussi par ce moyen à repousser le fléau qui se montrait déjà jusqu'à Riom en Auvergne, à Grignols en Périgord, et jusqu'en Saintonge. On pouvait espérer que l'emploi du même procédé obtiendrait le même succès une seconde fois (').

L'année 1776 surprit Turgot au milieu des soucis que lui causait l'épizootie des provinces méridionales. On put craindre sérieusement un instant que la France entière ne fût envahie: le fléau menaça le Nord, tandis qu'il désolait le Midi.

Dès le mois d'octobre l'intendant d'Amiens signalait l'apparition de la maladie dans le Calaisis: les cuirs de La Rochelle, bien que désinfectés, l'avaient peut-être importée (3). De Calais, la maladie passa à Guînes. Vicq d'Azyr, l'ayant examinée, déclara qu'elle était exactement semblable à celle du Midi (*). Quinze jours après elle se déclara à Ribemont (5). En même temps elle se propageait dans l'Ardrésis et le Boulonnais, puis dans l'Artois (").

Ainsi, de Boulogne et de Calais aux bords de l'Oise, comme de Bayonne à Toulouse et à Bordeaux, le gros bétail était frappé, les bœufs, les vaches périssaient par centaines: cruel malheur pour l'agriculture française déjà si lourdement atteinte par le poids des impositions! fatal surcroît de dépenses pour les finances de l'État déjà si gravement obéré! En décembre 1775, les frais de l'épizootie s'élevaient déjà à la somme de 2,435,000 fr. dans la seule généralité d'Auch et Bayonne.

Lorsqu'on apprécie l'administration financière de Turgot ou seulement l'œuvre générale de son ministère, il est juste de tenir compte des embarras continuels que lui créa l'épizootie. Ce n'était pas assez de la cour, de la finance, des Parlements et du clergé ligués contre lui; il fallait encore qu'il dépensât une partie de son temps et de ses forces dans une lutte ingrate et obscure contre une maladie de bestiaux.

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CHAPITRE XVI

Turgot, Voltaire et le pays de Gex: première partie.

(D'août à décembre 1775.)

Nous avons constaté maintes fois dans le cours de notre récit que Voltaire professait pour Turgot une admiration et une affection très sincères. Ces sentiments n'étaient pourtant pas exempts de quelques vues intéressées. Voltaire espérait que Turgot servirait ses projets philanthropiques (noble égoïsme, sans contredit, et aussi voisin que possible du désintéressement); il employait ses amis, Condorcet, d'Argental, de Vaines et d'autres, à plaider sans relâche auprès de Turgot la cause du pays de Gex et des artisans de Ferney. Il aurait voulu aussi que Turgot l'aidât à réhabiliter la mémoire de La Barre et à obtenir le libre retour d'Etallonde en France.

Sur ce dernier point cependant il était retenu, et par la crainte très louable de compromettre Turgot, et par la conviction de plus en plus nette dans son esprit que le succès était impossible. Il renonçait à fléchir le Parlement. Etallonde ayant fait, secrètement sans doute, le voyage de Paris, « Je suis enchanté, écrivait Voltaire à de Vaines, que mon jeune homme vous ait paru sage. On dit que M. Turgot en a été aussi content que vous; ces deux témoignages, appuyés de celui de M. Condorcet, doivent suffire. Il n'y a plus rien à demander à personne; j'ai toujours pensé que c'était assez que la vérité fût connue de philosophes tels que vous. Nous ne cherchons point à plaire aux assassins de robe (1). »'

L'affaire du pays de Gex était plus simple; elle dépendait presque exclusivement de Turgot; il s'agissait d'affranchir ce petit pays des gabelles et autres impôts indirects, moyennant une somme fixe payée par les états aux fermiers généraux (2). Voltaire reçut bientôt l'assurance qu'il serait fait droit à sa demande; il accueillit cette bonne nouvelle avec la joie la plus vive et il en laissa librement éclater l'expression. Il écrivit à Frédéric II une lettre toute pleine des louanges du ministère. Il fit part de ses projets à M. de Fabry;

(1) Volt. à de Vaines, 7 août 1775. — Il venait de publier en faveur du jeune Etailonde un némoire intitulé: Le Coi du sang innocent. (Bach., Mém. secr., VIII, 190.)

(2) On se rappelle qu'en juillet 1775, l'abbé

Morellet était allé voir Voltaire à Ferney et que celui-ci l'avait entretenu de ses projets pour le pays de Gex, et l'avait prié de les recommander à Turgot (Morell.. Mém., I, 152,* 234). V. liv. II, chap. VII, p. 164.

et presque aussi confiant que la Perrette de la fable, il lui détailla avec complaisance tous les bienfaits que la décision du contrôleur général allait rendre possibles dans le pays: on conviendra d'un prix pour le sel avec la Ferme; sur la vente du sel on pourra prendre de quoi payer les dettes de la province; on confectionnera des routes, etc. En même temps, il y avait fête à Ferney, et Voltaire ne manqua pas d'en adresser le compte-rendu à de Vaines, afin que Turgot en fût instruit. « Nos Fernésiens, dit-il, tirèrent à l'arquebuse pour des prix. L'un de ces prix était une médaille d'or gravée à Ferney portant d'un côté le buste de M. Turgot et de l'autre ces mots enfermés dans une couronne d'olivier : Regni tutamen. » C'est Mme de Saint-Julien (') qui a gagné le prix, ajoute-t-il, et porte à son cou la médaille. Le 10 septembre, toujours triomphant, il écrivit à Dupont de Nemours: « Je vous dirai d'abord qu'il n'y a peut-être point de pays en France où l'on ait ressenti plus vivement que chez nous tout le bien que les intentions de M. Turgot devaient faire au royaume. Tout petits que nous sommes, nous avons des États, et ces États ont pris de bonne heure toutes les mesures nécessaires pour assurer la liberté du commerce des grains et l'abolition des corvées. Ce sont deux préliminaires que j'ai regardés comme le salut de la France. Nous avons célébré, au milieu des masures antiques que je change en une petite ville assez agréable, les bienfaits du ministère..... (2). [Nous avions demandé] la distraction de notre petit pays d'avec les Fermes générales; projet ancien que M. de Trudaine avait déjà formé et qui est aussi utile au roi qu'à notre province. - M. Turgot a renvoyé notre mémoire à M. de Trudaine, lequel en conséquence nous a fait ses propositions. Nous les avons acceptées sans délai et sans y changer un seul mot, et nous les avons tous signées avec la plus vive reconnaissance. - Voilà l'état où nous sommes. Les États m'ont chargé de supplier M. Turgot de vouloir bien, s'il est possible, nous donner, pour le ler d'octobre, ses ordres positifs, suivant lesquels nous prendrons nos arrangements, et nous ferons les fonds pour payer à la Ferme générale l'indemnité à elle accordée pour subvenir à la confection des chemins sans corvées et pour acquitter annuellement les dettes de la province. Nous payerons tout avec allégresse, et nous regarderons le bienfaiteur de la France comme notre bienfaiteur particulier... J'apprends que vous êtes assez heureux, M. Turgot et vous, pour loger sous le même toit. Je m'adresse à vous pour vous prier de l'instruire de nos intentions, de notre soumission et de notre reconnaissance ("). »

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Tout Paris était informé des projets du patriarche de Ferney et de

(1) Mme de Saint-Julien était la sœur du commandant du pays de Gex et la femme du receveur général du clergé de la province.

(2) Suit la description de la fête et la mention du prix remporté par Mme de Saint-Julien. () Volt. à Dup. de Nem., 10 sept. 1775.

la prospérité de sa colonie. « Voltaire, lisait-on dans les Mémoires secrets de Bachaumont, profite de son crédit sur l'esprit du nouveau ministre pour améliorer Ferney. Il a obtenu l'établissement d'une foire, d'un marché public; il a fait bâtir 18 maisons, ce qui porte. le nombre des maisons du village à 100; Mme de Saint-Julien... et d'autres personnes en ont acheté. Le commerce des montres va bien, etc. (1). »

Cependant l'arrêt promis par Turgot ne paraissait pas. Voltaire impatient écrit à d'Argental: « Nous attendons à tout moment une pancarte de ce M. de Sulli-Turgot, pour tirer notre petit pays des griffes de MM. les fermiers généraux (2). » Il s'adresse à Morellet. Il se plaint que Morellet ne lui réponde pas. Il s'adresse à de Vaines. Il se plaint que de Vaines ne lui réponde pas davantage. Il cherche dans sa tête quelle peut bien être la cause des retards de Turgot. Il croit l'avoir trouvée : « Peut-être, dit-il à Mme de Saint-Julien, M. Turgot ne veut-il pas se compromettre avec ses fermiers généraux dans un temps où il voit des factions se former contre lui (3). » Le 22 septembre, toujours obsédé par l'espoir que son pays de Gex sera bientôt libre de la gabelle, il dit à d'Argental: « Je tiens M. Turgot supérieur à Colbert et à Sully; » mais il ajoute cette restriction, mentale pour ainsi dire « pourvu qu'il continue, » c'est-à-dire pourvu qu'il affranchisse le pays de Gex de la gabelle (*).

On peut sourire de cette impatience nerveuse; mais n'est-on pas attendri en même temps de l'ardeur juvénile que ce vieillard déploie pour le bien?

Le 1er octobre, c'est à Christin qu'il fait part de ses désirs et de ses espérances; il loue Turgot, Malesherbes, Louis XVI; il supplie Christin de s'intéresser à la délivrance du pays de Gex. Puis, il revient à Mme de Saint-Julien; il lui apprend qu'il a envoyé à Turgot une longue lettre de doléances; il se plaint de ne recevoir aucune réponse pour son affaire du pays de Gex; il soupçonne de nouveaux motifs de ce long silence; il croit que Turgot est mécontent de lui à cause de la condamnation dont Laharpe a été l'objet pour avoir publié la Diatribe. Cependant il ne peut croire que ce petit désagréinent... « ait pu déranger les projets de M. Turgot et de M. Trudaine sur sa colonie » ; et il avait en effet bien raison de ne pas le croire (3). Le 3, il s'adresse encore à Mme de Saint-Julien. Qu'elle voie Turgot! Il n'y a que Turgot qui puisse tout arranger. Qu'elle voie Trudaine! « Il y a dans la maison de M. Turgot un chevalier Dupont en qui

(1) Bach., Mém. secr., VIII, 209. On lisait précédemment dans le même recueil: Une des choses qui font le plus d'honneur à M. de Voltaire, c'est le soin qu'il prend de faire fleurir son village. Il a établi une manufacture de montres qu'il protége par son crédit et son argent. En 1773, il est sorti de ce lieu quatre

mille montres, faisant un commerce d'environ
400,000 fr. Il y a douze maîtres horlogers. »
(Bach., Mém. secr., VIII, 290.)

(2) Volt. à d'Argent., 15 sept. 1775.
(3) Volt. à Mme de Saint-Julien, 21 sept.
(4) Volt. à d'Argent., 22 sept.

(5) Volt. à Mme de Saint-Julien, 1er oct.

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