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service de la tournelle, c'est-à-dire qu'elle ne jugeait pas au criminel (). Turgot n'était pas moins sensible que son père. L'anatomie est peut-être la seule science dont il n'ait pris qu'une notion générale. Il lui était impossible d'assister à une démonstration anatomique, et la description seule d'une opération chirurgicale le faisait souffrir (2).

La musique ne lui était nullement indifférente (3). En 1753, lorsque les Italiens reparurent à Paris, Turgot était au nombre de leurs partisans les plus zélés, et on pouvait le voir au spectacle des bouffons (comme on appelait alors l'opéra italien) assis dans le fameux coin de la reine à côté de Diderot, d'Alembert, d'Holbach, Helvétius, Rousseau et autres enthousiastes de la musique italienne (*).

Sous une apparence ordinairement austère, Turgot cachait une âme délicate et passionnée. Sa mère avait été froide pour lui. Il s'était élevé tout seul jusqu'au jour où on l'avait enfermé comme pensionnaire au collége des Jésuites de Louis-le-Grand. Il semble s'être souvenu plus tard avec amertume de la contrainte et de l'ennui de son enfance. « Un article de notre éducation qui me paraît mauvais et ridicule, dit-il quelque part, est notre sévérité à l'égard de ces pauvres enfants... Ils font une sottise, nous les reprenons comme si elle était bien importante. Il y en a une multitude dont ils se corrigeront par l'âge seul, mais on n'examine point cela; on veut que son fils soit bien élevé, et on l'accable de petites règles de civilité souvent frivoles qui ne peuvent que le gêner, puisqu'il n'en sait pas les raisons. On veut qu'un enfant soit grave, on met sa sagesse à ne pas courir, on craint à chaque instant qu'il ne tombe. Qu'arrive-t-il? On l'ennuie et on l'affaiblit... On rougit de ses enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi, on les envoie dans quelque collége ou au couvent pour en entendre parler le moins qu'on peut. >>

Et ailleurs : « Que je veux de mal à Montaigne d'avoir en quelques endroits blâmé les caresses que les mères font aux enfants (5) ! » Regret indirect d'un bonheur qu'il avait mal goûté, et qu'il n'en appréciait que mieux.

L'internat imposé à Turgot dès l'âge de huit ans et l'isolement achevèrent de lui inspirer une réserve craintive. Son cœur d'enfant, naturellement sensible et tendre, fut privé de toute expansion. Mais il reporta sur ses condisciples, sur ses maîtres, sur des êtres de raison comme ses études et ses propres conceptions, une partie de l'amour sans objet dont son âme était pleine. Il se passionna pour la justice

(1) Eloge de Michel-Etienne Turgot, par Bougainville. Hist. de l'Acad. roy. des Inscrip. et Belles-Lettres, XXV (1759), 213.

(2) Dup. Nem., Mém., I, 11.

(3) Eut-il le goût des autres arts? Eut-il le sentiment de la nature? On serait porté à

croire que non. Rien dans ses œuvres, ni dans les témoignages de ses biographies, ne fournit toutefois d'indice à cet egard. Il serait imprudent de se prononcer.

(4) Marm., Mém., IV, 219.

(5) Eur. de T. Ed. Daire, II, 792.

et la vérité, pour la cause du bien public et ceile de l'humanité. Il eut de nombreux amis. Il en eut au collége; il en eut en Sorbonne; il en eut dans le monde; il en eut dans son administration. Il en eut aussi parmi les femmes distinguées qui recevaient alors les philosophes, les gens de lettres et les artistes, et ce ne furent pas là ses moindres affections. Il y a même quelque analogie entre le culte respectueux qu'il voua à plusieurs d'entre elles et l'amour filial qu'il n'avait qu'imparfaitement connu dans son enfance.

S'il est vrai qu'un homme se déclare et se peint lui-même dans le choix de ses amis, nul peut-être n'est plus facile à connaître que Turgot. Il serait trop long de dresser la liste et de tracer le portrait des personnages, presque tous remarquables à divers titres, qui formaient autour de lui, en 1774, une phalange compacte et dévouée. Qu'il soit permis cependant de rappeler les noms et la physionomie des principaux d'entre eux.

Ses vieux professeurs du collège du Plessis vivaient encore : l'un, l'abbé Guérin, professeur de rhétorique modèle, excellent homme, qui faisait vivre de son travail sa mère et sa sœur; l'autre, l'abbé Sigorgne, physicien distingué, alors exilé de Paris pour une chanson qu'il n'avait point faite, et qui fut plus tard pourvu d'une abbaye par le crédit de son ancien élève, tous deux aimant à répéter qu'ils se tenaient heureux d'être nés en un siècle où vivait M. Turgot (1). Du collège du Plessis datait aussi l'amitié de Turgot pour l'abbé Bon, homme de talent et d'énergie, admirateur enthousiaste des écrits de Fénelon, aussi bien que des œuvres de Voltaire et de Rousseau. Un peu aigri par le malheur, il fut recueilli sur ses vieux jours dans la maison de Turgot, chez qui il mourut (2).

Turgot n'était pas moins attaché à plusieurs de ses camarades de la Sorbonne : Brienne, qui l'éblouissait par l'étalage de talents dont il se sentait en partie dépourvu lui-même, la vivacité, la finesse, la connaissance rapide des hommes et des choses, la facilité, l'entrain, l'assurance poussée jusqu'à la hardiesse ('); Boisgelin, qui lui ressemblait au contraire en bien des points, qui était tolérant, conciliant, charitable, habile administrateur (4); Cicé, homme d'esprit, comme lui actif, rempli de bonnes intentions et à qui il avait dédié l'un de ses premiers ouvrages sa Lettre sur le papier-monnaie; Véry, << homme d'affaires, de coup d'œil juste et fin (), » qui l'appréciait

Morellet, Mém., I, 12-14.

(2) Id. Dup. Nem., I, 18. (3) Marm., Mém., XIII, 203-204. Mme du Deffand, Corresp. Ed. M. Levy, II, 371. « M. Turgot, quelque temps après avoir été renvoye du ministére, disait à un de ses amis : Je serai consolé de ma disgrace, si l'archevêque de Toulouse peut être quelque jour à » ma place. » Mém. du prince de Beauveau, 129. Turgot, on le voit, se faisait d'étranges illusions

D

sur la valeur réelle de son ami. Preuve nouvelle qu'il se connaissait peu en hommes. Il est vrai qu'il se trompait ici avec l'opinion publique, très favorable à Brienne; Brienne était alors évêque de Rodez.

(4) Notice hist. sur S. E. le cardinal de Boisgelin, par un de ses grands vicaires (l'abbé Bausset). Paris, 1804, in-8°, p. 12. Boisgelin etait alors archevêque d'Aix.

- (5) Morell., Mém., 1, 26.

mieux que personne (1); enfin, le bon Morellet, doué d'un caractère droit et ferme, d'une humeur enjouée, passionné pour l'économie politique, infatigable polémiste, bien que de style un peu rude, l'un de ses lieutenants les plus zélés, le plus véridique et le plus intéressant de ses biographes. Il avait écrit pour lui, ou plutôt pour le Dictionnaire du Commerce qu'il projetait, le remarquable article Valeurs et Monnaies () qui date de 1769.

Turgot avait aussi commencé de bonne heure à voir le monde. En 1750, à l'âge de vingt-trois ans, étant encore à la Sorbonne (3), il s'était fait présenter à Mme de Graffigny, femme romanesque et spirituelle qui en avait alors un peu plus de cinquante-cinq et recevait chez elle beaucoup de gens de lettres. Quoique fort jeune encore, il lui donnait des conseils sur ses ouvrages, et c'est ainsi qu'en 1751 il lui avait adressé sous forme de lettre des observations éloquentes et sensées sur son roman des Lettres Péruviennes (*). Cependant notre critique en soutane quittait souvent le salon pour aller jouer au volant avec la nièce de Mme de Graffigny, grande fille de vingt-deux ans, que l'on appelait familièrement Minette, et qui se nommait réellement Mlle de Ligneville. C'était une belle Lorraine de noble et pauvre famille. Morellet s'étonne que de cette familiarité ne soit pas née entre les deux jeunes gens une véritable passion. Quelles que fussent les causes d'une si grande réserve, il était resté de cette liaison « une amitié tendre » entre l'un et l'autre. Mlle de Ligneville, devenue Mme Helvétius, ne cessa point d'être l'amie de Turgot, et devint celle de Morellet (). La philosophie matérialiste de son mari n'était pas du goût de Turgot, et paraît avoir détourné Mme Helvétius de la philosophie. Elle recevait pourtant les philosophes, et leur faisait avec une grâce piquante et originale les honneurs de son salon. Veuve en 1771, elle s'était retirée à Auteuil, où sa maison était toujours l'asile des libres-penseurs de ce temps. Turgot en était l'hôte assidu (").

Il était encore l'un des fidèles de Mme Geoffrin, alors fort âgée, mais dont le salon, quoique ouvert depuis 1749, réunissait encore la meilleure société de Paris, savants et artistes, écrivains et grands seigneurs. On connaît l'étrange vieille dame dont soixante-quinze ans n'avaient pas détruit le charme, sa modestie un peu hautaine, sa bonté un peu sèche, son langage un peu bourgeois, son tact exquis, son horreur pour le bruit et le faste, ses mystères pour courir à la messe au sortir d'une société composée des plus illustres impies, son affection toute maternelle pour ses amis, sans cesse combattue par une terrible peur d'être compromise par eux, son esprit enfin et sa

Michelet, Louis XVI, 205.

Il s'est peint lui-même dans ses mémoires.

V. aussi Marm., Mém., VI, 303.

(3) L. Etienne, Rev. d. D.-Mondes, 15 juil. 1871,

intéressante notice sur Mme de Graffigny.
Eur. de T. Ed. Daire. II, 785.
(5) Morell., Mém., I, 135-136.

(6) Id.

haute raison. On conçoit qu'une telle femme, en dépit de quelques travers, ait inspiré à Turgot comme à bien d'autres une solide et profonde amitié (1).

La plupart des amis que Turgot eut dans le monde, faisaient partie du cercle de Mme Geoffrin. C'étaient d'Alembert, dont la franchise, l'indépendance, le désintéressement n'allaient pas sans une froideur apparente qui cachait, comme chez Turgot, un cœur ardent et naïf (2).

Mile de Lespinasse, bizarre et charmant tyran de ce même d'Alembert, son docile ami. Spirituelle, vive, sensible à l'excès, elle apportait en toute chose la passion dont son âme débordait; sa correspondance témoigne d'un culte enthousiaste pour les idées et les vertus de Turgot. C'est à elle que Turgot écrivit en 1770 une curieuse lettre sur l'abbé Galiani, que Morellet nous a conservée (3).

Condorcet, qu'il ne faut pas juger d'après son style d'académicien, et qui montrait dans ses écrits intimes un cœur généreux, un dévouement absolu à ses idées, une ardeur infatigable. Il était en correspondance active avec Turgot, et le voyait souvent à Paris (*).

Le marquis de Chastellux, un de ces grands seigneurs hommes de lettres comme il y en avait beaucoup alors, plus spirituel que la plupart d'entre eux, bien que d'une intelligence peu nette; auteur d'un ouvrage de la Félicité publique, que Voltaire osa placer au-dessus de l'Esprit des Lois; excellent ami d'ailleurs, bienveillant, droit, et d'une grande urbanité (*).

Suard, que sa douceur, sa modestie, sa pauvreté honnête et fière, son affection pour sa femme (mérite assez rare dans la haute société du XVIIIe siècle), rendaient intéressant et cher à tous ceux qui l'approchaient (6).

Mme de Boufflers, aimable et paradoxale, prétentieuse parfois, galante à ses heures, mais savante, éloquente et sensée. En 1761 Turgot était déjà assez lié avec elle pour lui présenter Morellet. Elle avait cinquante ans en 1774 (7).

L'étude de l'Économie politique ne valut pas moins d'amis à Turgot. Au premier rang il faut citer ses deux maîtres: Quesnay et Gournay. Il avait connu l'un dès 1755, et était devenu un des membres les plus exacts des fameuses réunions de l'Entresol. Il fut surtout lié avec l'autre et l'accompagna dans plusieurs de ses voyages. Il

(1) Marm., Mém., IV, 300; Morell., Mém., I, 82-84; Diderot, Corr. inéd., I, 339; Walpole; Gleichen, etc.

(2) V. son portrait par lui-même; sa Vie, par Condorcet: marquis d'Argenson, Mém.; Marm., Mém.; Voltaire, Corr.; etc.

(3) V. ses Lettres, dont M. Gustave Isambert a donné une édition qui semble definitive. V. aussi Marm., Mém.; Pt Hénault, Mém. ; Sainte-Beuve, Caus. du Lundi, II, 125; etc.

(4) On peut le juger surtout d'après sa correspondance. V. aussi Sainte-Beuve, Caus. du Lundi, II, 125.

(5) Marm., Mém., IV. 3 2; Volt., Corr.; Morell., Mém., I, 122.

(6) Voir ses Mém., par Garat, et les Mém. de Morellet.

(7) Lettre de Mlle de Lespinasse, 21 oct. 1774; Morell., Mém., I, 137; Walp., Corr., éd. Baillon, 116-131.

estimait les vastes connaissances, la profondeur de vues, la franchise hardie et caustique du premier, la tolérance, la bonté, l'esprit libéral, la vertu et le désintéressement du second. Il avait perdu Gournay depuis 1759. Il vit s'éteindre Quesnay en 1774.

Depuis plusieurs années, il était devenu presque chef d'école à son tour, et il avait comme des disciples qui lui étaient fidèlement et fortement attachés.

De ce nombre étaient : l'abbé Baudeau, rédacteur des Éphémérides du citoyen, petit journal des économistes de ce temps, qui avait eu l'honneur de publier à plusieurs reprises des ouvrages de Turgot, et qui, devenu suspect sous le règne de Mme Dubarry et des Jésuites, avait été supprimé par le Triumvirat en 1772. Quoique un peu oublié aujourd'hui, cet ingénieux écrivain, qui ne manquait ni de fougue ni de caractère, a rendu de véritables services à la science économique du xvin siècle et prêté un concours utile à Turgot dans sa lutte contre les préjugés (1).

Mais personne ne surpassa le zèle d'un autre ami et élève de Turgot, l'infatigable Dupont de Nemours. Physiocrate fanatique et inventeur du mot même de physiocrate, il fut toute sa vie en quête d'articles à rédiger, d'erreurs à réfuter, d'études à entreprendre, et gaspillant un peu partout son esprit et ses forces, il resta jusqu'à la fin de ses jours « un jeune homme de grande espérance », suivant l'expression de Turgot lui-même. Il n'en fut pas moins son principal et son plus utile collaborateur, avant de devenir son panégyriste et l'éditeur de ses œuvres. On peut lui reprocher cependant de n'avoir pas assez clairement discerné ses opinions personnelles de celles de son maître, et de lui avoir sans doute plus d'une fois prêté ses propres idées, sous forme d'explications et de commentaires (2).

A la secte économique se rattachent encore plusieurs amis de Turgot: l'avocat Letrosne (3), dont il distribua, dans son Intendance de Limoges, un ouvrage sur le commerce des grains; Mercier de la Rivière (*), qui réfuta Galiani; l'étrange Mme du Marchai (5), dont l'esprit supérieur plut à un autre ami de Turgot, le comte d'Angivillers (), qui l'épousa; la duchesse d'Enville (7), qui plus tard emmena Turgot chassé du ministère à son château de La Rocheguyon pour l'y distraire et l'y consoler.

Dans l'administration des finances, Turgot s'était lié avec Abeille (8),

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(6) Suard, Mém., par Garat. I, 286. (7) V. Mmé du Deffand et Walpole, Corresp., passim.

(8) Morell., Mém., I, 16, 181. Né à Toulon en 1719, membre de la Société d'Agriculture de Paris, inspecteur général des manufactures, secrétaire général du bureau de commerce, avait publie en 1768 des Principes sur la liberté du commerce des grains. Mort en 1807.-V. Notice, Mém. Soc. agr. Seine, t. II.

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