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et tolérant Malesherbes, au contraire, était notoirement l'ami des philosophes; sa nomination était pour Turgot une revanche du sacre, une preuve que le roi avait lu et compris son Mémoire, une réponse au clergé qui demandait l'extermination des hérétiques et la mort des auteurs impies. Le clergé en ressentit une vive irritation. << La joie que l'élévation de M. Malesherbes au ministère a causée est universelle, dit la Correspondance Métra; cependant elle n'est qu'apparente chez les courtisans, les financiers et les gens à affaires qui n'y voient qu'un surcroît de crédit pour M. Turgot. On assure que le clergé en est au désespoir; il s'apprête à faire tomber sa rage sur l'Histoire philosophique des Européens dans les deux Indes (par l'abbé Raynal). Cette affaire est actuellement l'effet d'une intrigue effroyable à laquelle vont se réunir tous les mécontents du ministère actuel, et le nombre en est considérable (1). »

La reine fut au nombre de ceux que contraria l'événement. Mais Maurepas, qui avait eu récemment avec elle une nouvelle entrevue, parvint à l'apaiser. « Malgré ce qui s'est passé, écrivait Mercy le 17 juillet, le comte de Maurepas et le sieur de Malesherbes qui, par ses qualités et son caractère, jouera un rôle intéressant dans le ministère, ainsi que le contrôleur général, sont tous trois bien décidés à n'omettre aucun moyen propre à se concilier l'appui et les bontés de la reine. Ils se sont expliqués vis-à-vis de moi à cet égard de la façon la plus franche et la plus claire; ils m'ont prié de les aider à remplir leur projet, et il résulterait de là que si la reine voulait se prêter (sic), ma position deviendrait singulièrement favorable à pouvoir remplir tout ce qu'exige le bien du service de cette auguste princesse... (*). »

Ainsi la victoire était complète. La reine elle-même désarmait et passait du camp de Choiseul au parti des réformateurs, à Malesherbes et à Turgot soutenus par Maurepas. Turgot eut à cette date (fin juillet) un moment de confiance et de joie véritable. L'année s'annonçait bonne et féconde. « Les blés sont très beaux, écrivait MarieAntoinette le 14, et l'on est sûr que le pain diminuera après la moisson (').» Plus de disette factice ou réelle, plus d'émeute possible, plus d'épizootie dans le Midi (*), partout le calme et l'espérance; à la cour, les intrigues finies, ruinées par la défection de la reine, Choiseul écarté à tout jamais, la plus complète harmonie entre les ministres, le roi fermement décidé à les défendre et à accomplir avec eux les réformes; au dehors la paix (un instant menacée en avril) parfaitement assurée, grâce à la sagesse de Vergennes : tout conspirait à enhardir Turgot, qui se sentait lui-même mieux portant et guéri de ses

(1) Corr. Métr., II, 69.

(2) D'Arn. et Geff., Mar.-Ant., II, 354-355.

(3) D'Arn. et Geff., Mar.-Ant., II, 352.
(4) V. liv. I, chap. x.

douleurs de goutte par la belle saison. Il parut oublier tous ses pressentiments; il crut tout possible désormais (1). Ses amis le crurent comme lui. Le froid d'Alembert lui-même partageait l'ivresse commune. Le 10 juillet (la nomination de Malesherbes venant d'être décidée) il écrivait à Frédéric II :

<< Vous avez bien raison, Sire, dans les éloges que vous donnez à notre jeune monarque: il ne veut que le bien et ne néglige rien pour y parvenir; il fait les meilleurs choix, et il vient encore de nommer pour successeur au duc de La Vrillière (qui part enfin à la satisfaction générale) l'homme le plus respecté peut-être de notre nation, et avec le plus de justesse, M. de Malesherbes, qui concourra avec M. Turgot à mettre partout la règle, l'ordre et l'économie, bannis depuis si longtemps. Grande est l'alarme au camp des fripons; ils n'auront pas beau jeu avec ces deux hommes; mais toute la nation est enchantée et fait des vœux pour la conservation et la prospérité du roi. Je parle de ces deux vertueux ministres avec d'autant moins d'intérêt, qu'assurément je ne veux et n'attends rien d'eux. Le contrôleur général, à qui j'ai offert mes services à condition qu'ils seraient gratuits, me disait il y a quelques jours qu'il voudrait bien faire quelque chose pour moi : « Gardez-vous en bien, lui répondis-je; outre que je n'ai besoin de rien, je veux que mon attachement pour vous soit à l'abri de tout soupçon. » Enfin, Sire, toute la nation dit en chorus: « Un jour plus pur nous luit, » et elle espère que ses vœux seront exaucés. Les prêtres seuls font toujours bande à part, et murmurent tous bas, sans oser trop s'en vanter; mais le roi connaît les prêtres pour ce qu'ils sont, ne fût-ce que pour l'éducation qu'ils lui ont donnée (2). »

Voltaire aussi, en un léger quatrain, disait ses espérances:

A Turgot je crois fermement;

Je ne sais pas ce qu'il veut faire,
Mais, grâce à Dieu, c'est le contraire
De ce qu'on fit jusqu'à présent (3)!

La cabale de Choiseul en revanche cachait mal son dépit. Mme du Deffand écrivait à la duchesse de Choiseul, en apprenant l'avénement de Malesherbes : « Souvent... les nouvelles publiques me surprennent... mais jamais elles ne m'intéressent... Je conviens [toutefois] qu'on peut être curieux du règne des Platon, des Socrate ou des Socrife, ainsi que M. le comte de Parre les appelle, et dont il déplore le sort d'avoir été empoisonnés par des cigales ('). » Par les Platon et les Socrate, il faut entendre sans doute Turgot et Malesherbes; et les cigales sont leurs amis, les économistes, les philosophes, qui les

(1) Dup. Nem., Mém., II, 74.

(2) Lett. de d'Alemb. à Fred. II, 10 juil. 1775.

Corr. Métr., II, 70: 26 juillet 1775. (Corr. de Mme du D fand, 21 juillet 1775.

étourdissent du bruit de leurs louanges, et les empoisonnent de leurs flatteries. Dans ce langage forcé qui simule l'indifférence, une nouvelle qui « surprend » est bien près d'être synonyme d'une nouvelle qui chagrine ou qui met en colère.

Enfin, le 21, Malesherbes fut définitivement nommé ministre de la maison du roi (1). Le 23 il entra au Conseil (2). Il avait un ministère fort important et pouvait être à Turgot d'un très grand secours. Il réunissait dans ses attributions, outre la maison du roi, les affaires du clergé et « de la religion prétendue réformée », l'expédition de la <<< feuille des bénéfices », la plus grande partie des pensions, l'administration de Paris et des pays d'états les plus importants. La cour, la ville, l'Eglise étaient entre ses mains (3).

Les premiers actes de Malesherbes prouvèrent qu'il était digne de la confiance de Turgot, et, sauf quelques hésitations, quelques moments d'effroi bien naturels devant l'étendue de sa tâche, il lui prêta le concours le plus actif et le plus zélé.

Il n'y avait qu'une voix sur l'état des prisons: elles offraient un aspect lamentable. « Il est affreux, lit-on dans les Mémoires secrets de Bachaumont, de voir dans ces lieux infects les malheureux entassés sans air, et souvent victimes d'épidémies occasionnées dans les temps de chaleur (*). » C'étaient de plus, Bicêtre principalement, des écoles de vice et d'immoralité. « On enferme (à Bicêtre), écrit la même correspondance, les divers mauvais sujets de Paris... Ces malheureux étant par milliers en ce lieu, il n'est pas possible de les tenir séparés on les associe par centaines dans de vastes salles. C'est là qu'au moyen de la communication, les simples coquins deviennent bientôt des scélérats achevés... On ne les fait pas même travailler. » Malesherbes résolut d'assainir les prisons et d'occuper les prisonniers aux travaux publics. Il visita les cachots, chose nouvelle pour un ministre, alla à la Bastille, délivra tous ceux qu'il put. « On ne voit que prisonniers élargis, grâces à la justice de M. de Malesherbes!» disait-on le 24 août (3). Parmi les malheureux qui revirent ainsi la lumière du jour se trouva un négociant qui, ayant eu jadis connaissance des projets de Damiens, s'était empressé d'en prévenir la police, et n'avait pas été écouté. L'attentat commis, on s'était hâté de l'emprisonner de peur que le public n'apprît que la clairvoyance des agents de la sûreté avait été en défaut. Malesherbes en revanche ne put rendre la liberté à Le Prévôt de Beaumont, coupable d'avoir dénoncé le pacte de famine; mais ce ne fut point sa faute, s'il ne fit

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pas un plus grand nombre d'heureux parmi ceux dont l'innocence était avérée ou le crime depuis longtemps expié.

Contrarié maintes fois dans ses projets d'indulgence ou de réparation, il aurait voulu mener Louis XVI à la Bastille, afin qu'il s'assurât par lui-même des iniquités commises en son nom. Comme il consultait Maurepas : « Gardez-vous en bien, se serait écrié le vieux ministre; si le roi voyait la Bastille, il ne voudrait plus y mettre personne (1). »

Malesherbes s'occupa aussi des lettres de cachet. Il proposa d'abord de décider qu'elles ne seraient délivrées que par le Conseil. Cette procédure parut trop longue, trop peu expéditive (*). Il rédigea alors un rapport sur ce grave sujet (3), et demanda la nomination de quatre commissaires choisis parmi les magistrats de la cour des aides qui seraient chargés de surveiller l'usage des détentions arbitraires depuis longtemps déjà passé dans les mœurs adminis tratives de la France. Cette commission ne supprimait pas le mal; elle pouvait du moins l'amoindrir.

Une réforme moins aisée était celle de la maison du roi. La Vrillière sorti de place, cherchant sans doute à se rendre agréable ou à se faire regretter, adressa à Louis XVI un mémoire très bien fait sur la question. Celui-ci le trouva sage, en recommanda l'exécution à son nouveau ministre. «Mais, Sire, s'écria Malesherbes (d'après la Correspondance Métra), pourquoi depuis cinquante ans s'est-on bien gardé de mettre à exécution un projet si utile? Pour moi qui ne fais qu'entrer en place, si j'en tente l'exécution, je vais armer tout le monde contre moi, et j'ai dejà tant d'ennemis! » M. Turgot entra dans ce moment, et informé de ce dont il s'agissait, il s'est écrié avec ce courage et cette envie de bien faire qui ne le quittent pas: << Eh bien! M. de Malesherbes, je prendrai sur moi tout l'odieux de cette réforme nécessaire; aussi bien je ne peux plus guère augmenter le nombre des gens qui me veulent du mal; la haine des méchants et des fripons me flatte (*). »

Cette scène, qui a tout l'air d'être vraie, est bien dans le caractère des deux ministres. Ils se ressemblaient peu l'un sévère, inflexible, passionné et, comme disait son ami, possédé de la «rage du bien public »; l'autre juste et droit, mais indulgent, disposé à détruire le mal en épargnant, s'il était possible, les méchants eux-mêmes, plus habile en ses paroles que résolu dans ses actes, sensible à un bon mot, fin et spirituel, paradoxal même parfois, homme de lettres et philosophe enfin, élevé au pouvoir malgré lui et toujours prêt à le quitter sans regret pour retourner aux plaisirs délicats d'une vie

(1) Chamfort, Carart. et Anecd. Bach., Mém. sec., VIII, 176.

(3) Anc. 1. fr., XXIII, 243.

(4 Corr. Métr., II, 109; 10 août 1775.

calme, honorée, indépendante. Lorsque, justement effrayé des dangers que bravait Turgot, il lui reprochait doucement son obstination: « Je vivrai peu,» répondait celui-ci, et il retournait à son travail.

Loin de chercher à diminuer sa tâche, il l'étendait chaque jour. On lit dans la Correspondance Métra : « La surintendance des postes est réunie au contrôle général des finances. M. Turgot en a refusé le titre et les émoluments. Le dernier bail a été fait pour neuf années, et chaque année il devrait revenir au ministère pourvu de cette place 25,000 livres de bénéfice, ce qui ferait en tout 225,000 livres que M. le duc de Choiseul s'est fait payer d'avance. Il passe pour constant que M. Turgot a déjà réformé le bureau du secret (le fameux cabinet noir). C'est ôter à M. d'Ogny (le baron Rigoley d'Ogny, intendant général des postes) le plus beau fleuron de sa couronne, qui le mettait dans le cas de travailler directement avec le roi (1).» En rattachant directement le service des postes à son ministère, Turgot espérait l'améliorer, empêcher les abus qui s'y commettaient et les trahisons dont il avait été probablement victime pendant la guerre des farines. Rigoley d'Ogny lui était justement suspect, comme on le verra plus tard (2).

Par une déclaration du 4 juillet, Turgot défendit à toutes les communautés d'arts et métiers du royaume d'intenter aucune action ni procès, et de faire aucune députation sans le consentement de la communauté, de l'intendant dans les provinces, ou du lieutenant général à Paris (3). En attendant qu'il les supprimât, il plaçait les corporations dans une dépendance étroite des intendants, et opposait une entrave légale à leur manie pour les réclamations, les plaintes, la chicane et les procès.

Le 11, il écrivit à Vergennes au sujet d'une affaire commerciale qui intéressait tout le Midi. L'ambassadeur d'Espagne d'Aranda avait demandé pour les vins espagnols l'exemption de tout droit d'entrée à Marseille. Turgot, que n'aveuglait pas son amour pour le libre échange, savait très bien faire la part des circonstances; il comprenait que toute concession accordée par la France à un autre État est une sorte de duperie, quand il n'y a pas équivalence d'avantages ou réciprocité entre les deux pays. Il répondit qu'on ne pouvait prononcer en faveur des vins d'Espagne une exemption de droits que les vins français acquittaient tout les premiers. Cependant, ajoutait-il, << Sa Majesté est déterminée de faire cesser dans son royaume l'effet de ces priviléges exclusifs tant à Marseille que dans les autres ports de

(1) Corr. Métr., II, 70; 26 juil. 1775.-V. Alman. royal de 1776, 643. Turgot y porte le titre de grand maître et surintendant général des courriers, postes et relais de France. - Voir,

plus loin, la réforme des messageries qui se
jiait, dans sa pensée, à celle des postes.
(2) V. liv. III, ch. xvt.

(3) Code Corse, II, 481.

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