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sort à peine des presses et qu'il a déjà la plus grande célébrité » (1). Il est possible, à la vérité, que Necker ait distribué les premiers exemplaires à ses amis, et n'ait mis l'édition en vente que dans les premiers jours de mai: c'est en somme un détail peu important et d'où l'on ne saurait tirer ni pour ni contre Necker aucune conclusion. Si Necker avait eu l'intention de contribuer à l'émeute qui se préparait, il aurait bien pu se tromper de date de quelques jours et se laisser prévenir par l'événement. Si nous pensons, au contraire, qu'il est innocent de ces basses manœuvres, c'est que nous connaissons sa probité et la dignité de son caractère; ce n'est point parce que l'émeute aurait devancé ou suivi l'apparition de son livre (*).

Quant à Turgot, nous le constatons avec regret, il paraît avoir partagé les préventions de quelques-uns de ses amis contre Necker. C'est du moins ce qui résulte du témoignage de Sénac de Meilhan : << Necker était odieux à Turgot qui n'en parlait qu'avec le dernier mépris, et ne se servait, lorsqu'il était question de lui, que de ces mots : ce drôle-là; ses amis, pour ménager sa sensibilité, avaient soin d'éviter d'en faire mention; la haine de cet homme vraiment vertueux venait de l'idée que Necker était un imposteur qui ferait le malheur de la France (3). » Sénac de Meilhan est ailleurs plus affirmatif encore: << Turgot fut révolté contre un écrit dont il sentait le danger, dans les circonstances critiques où se trouvaient la capitale et quelques provinces. Il fut indigné de la mauvaise foi de Necker, qui avait cherché auparavant à gagner sa bienveillance en feignant d'être du même sentiment que lui; enfin, son zèle passionné pour l'intérêt public lui faisait voir avec une sorte d'horreur un homme qui, semblable à un escamoteur dont la dextérité fait paraître et disparaître une balle, semblait se jouer de l'humanité en montrant la plus importante des questions, tantôt sous une face, tantôt sous une autre. Un ministre proposa d'envoyer Necker à la Bastille; mais Turgot, quoique violemment irrité, fit céder son ressentiment à ses inébranlables principes de tolérance (*). » Retenons la fin de ce passage. Turgot tout-puissant contre un adversaire qu'il croyait coupable, et coupable du crime le plus grave, de complot contre la sûreté de l'État, Turgot irrité, personnellement blessé, sut maîtriser son ressentiment, repousser les conseils de ses amis et défendre contre eux la liberté de son ennemi. Voilà qui est beau et grand.

Necker était-il coupable? Non. Mais qu'il ait cédé au désir de se rendre populaire en flattant les préjugés du moment, qu'il ait saisi au vol l'occasion de dire son mot dans un débat retentissant, on peut

(1) Corr. Métr., I, 324.

(2) Turgot ne douta pas que le livre de Necker] n'eût contribué à l'emeute], quoiqu'il sût bien que le peuple qui pille les boutiques de boulangers n'en prend pas conseil dans les

livres. (Marm., Mém., XII, 179.) Cette raison
serait mauvaise, car les fauteurs au moins de
l'émeute savaient lire.

(3) Sén. de Meilh., Du Gouv., 208.
(4) id., 178.

l'admettre sans crainte d'exagération. Car il y eut toujours quelque préoccupation égoïste, même dans les plus beaux mouvements du banquier de Genève.

Ajoutons que, si Turgot calomniait de bonne foi son adversaire, ni celui-ci ni ses amis n'étaient de leur côté vraiment capables de le connaître et de le comprendre. De tels malentendus ne sont que trop fréquents dans les querelles des partis. Tandis qu'il sauvait Necker de la Bastille, des partisans de ce dernier, des gens de lettres écrivaient ceci : « Les amis de M. Necker disent qu'on ne saurait imaginer quels chagrins cuisants lui cause son livre sur la législation et le commerce des grains. Ils prétendent que le ministre des finances, furieux de n'avoir pu, à cause de son caractère, empêcher cet auteur de répandre son ouvrage, travaille auprès de la république de Genève, dont il est le ministre en France, pour lui faire ôter cette dignité (1). Quelque lieu qu'ait la république de s'en louer, on sent qu'elle sera obligée de le sacrifier, si l'orage élevé contre lui ne se dissipe pas. Il paraît que c'est la seule manière dont les économistes aient répondu à son traité (1). »

Les économistes répondirent. L'un d'entre eux publia une brochure intitulée: << Du Commerce des blés, pour servir à la réfutation de l'ouvrage de la Législation, etc.» (3). Morellet fit paraître une «< Analyse de l'ouvrage de la Législation, etc. » (). Condorcet prit la défense de Turgot dans ses « Réflexions sur le Commerce des blés » (3). Une note de cet écrit faisait mention « d'un grand seigneur, désigné seulement par des initiales, qui avait fait une mauvaise traduction de Tibulle. Ses amis inquiets voyaient d'avance les critiques troubler son bonheur et cherchaient à le consoler. « Ne craignez rien, » leur dit-il, je viens de prendre un meilleur cuisinier ("). » Cette allusion peu charitable aux excellents dîners que l'écrivain financier donnait aux gens de lettres ses amis, contribua à envenimer la querelle.

Condorcet ne s'en tint pas là. Il publia aussi des Lettres sur le commerce des grains, et comme Turgot l'avait nommé, sur sa demande, inspecteur général des monnaies (7), ses ennemis, rapprochant ces deux faits, purent écrire méchamment : « Le livre de M. Necker a fort scandalisé les économistes, mais n'étant pas en état d'y répondre avec la même profondeur, un de leurs apologistes s'est contenté de publier une petite brochure intitulée : Lettres sur le commerce des grains, où il y a plus d'injures que de raisons. On en

(1) Les amis de Turgot, plus animés que lui, auraient voulu qu'il se vengeât de Necker en le renvoyant à Genève; il le pouvait, car il avait encore toute la confiance du roí. Sa droiture et son équité le sauvèrent de cette honte. (Marm., XII, 179 ) Ainsi cette assertion de Mairobert est aussi une calomnie.

(2) Bach., Mém. secr., VIII, 87.
(3) Merc. de Fr., juillet 1775.
(4) Corr. Métr., IÏ, 10.

(5) Voir Euvrés de Condorcet.
(6) Cond., Euv., I, Biog. LXXVII.

(7) Voir au liv. I, ch. 1, une lettre de Condorcet à Turgot à ce sujet.

est d'autant plus surpris qu'on attribue le pamphlet à M. le marquis de Condorcet. C'est sans doute pour le récompenser que M. Turgot vient de lui donner le département des monnaies qu'avait M. Fargès, chargé aujourd'hui du département des grains à la place de M. Albert (1). »

L'abbé Baudeau, toujours au feu quand il s'agissait de riposter contre l'ennemi, publia un in-octavo de 300 pages intitulé: « Éclaircissements demandés à M. N... sur ses projets de législation, au nom des propriétaires fonciers et des cultivateurs français (). » Les Mémoires secrets de Bachaumont en rendirent compte en ces termes : « M. l'abbé Baudeau a enfin produit une réponse plus digne de M. Necker que le pamphlet indécent du marquis de Condorcet : elle est d'abord d'un volume proportionné à l'énormité du premier, et d'ailleurs la discussion en est plus honnête et plus modérée... Quelque bien raisonné, quelque bien écrit que soit cet ouvrage, il est d'un scientifique mortellement ennuyeux, tant il est difficile de porter dans de semblables discussions de l'intérêt et de l'agrément, assez pour attacher le lecteur neutre et qui ne se passionne pas pour l'un ou pour l'autre parti (3). »

Voltaire s'était déclaré nettement pour Turgot. C'est lui qui fit imprimer à Genève les Réflexions de Condorcet. Il lui écrivit : « J'envoie à l'orateur de la raison et de la patrie quelques exemplaires de son ouvrage sur les blés, qui m'arrivent dans le moment. Veut-il qu'on lui en fasse passer d'autres? Il sera servi sur-le-champ. J'attends la continuation des Lettres qui soutiennent l'opinion d'un sage (Turgot) contre les systèmes d'un banquier (Necker). Ce procès doit intéresser toute la nation et l'Europe entière. Je suis très fâché qu'un banquier défende une si mauvaise cause (*). » Il écrivit à de Vaines : « Nous n'avons point encore à Genève le fatras du Génevois Necker. contre le meilleur ministre que la France ait jamais eu. Necker se donnera bien de garde de m'envoyer sa petite drôlerie. Il sait assez que je ne suis pas de son avis. Il y a dix-sept ans que j'eus le bonheur de posséder, pendant quelques jours, M. Turgot dans ma caverne. J'aimais son cœur et j'admirais son esprit. Je vois qu'il a rempli toutes mes vues et toutes mes expérances. L'édit du 13 septembre me paraît un chef-d'œuvre de la véritable sagesse et de la véritable éloquence. Si Necker pense mieux et écrit mieux, je crois, dès ce moment, Necker le premier homme du monde; mais jusqu'à présent je pense comme vous (). » Et à Christin : « M. Necker, agent de Genève à Paris, vient de publier un gros volume contre la liberté du commerce des grains, et cela tout juste dans le temps de la sédition

(1) Bach., Mém. secr., X, 35, 36. (2) Merc. Fr., juittet 1775. litt., III, 59; 12 juin 1775.

Fréron, Ann.

Bach., Mem. secr., VIII, 126; 7 juillet 1775.
Cond., Euv., 1,80, Volt, a Cond., 4 mai 1775.
Volt. à de Vaines, 8 mai 1775.

ambulante qui est allée de Pontoise à Paris et à Versailles, jetant dans la rivière tout ce qu'elle trouvait de blé et de farine, pour avoir de quoi manger (1). » Dans une lettre adressée à Morellet; il se moquait du style de Necker. Il est remarquable, disait-il, que ceux qui écrivent simplement soient seuls persécutés.

Morellet avoue que Voltaire, dans cette lettre, avait peut-être chargé la critique pour faire sa cour à Turgot ('). Le patriarche de Ferney n'en restait pas moins lié avec Necker, bien qu'il y eût alors quelque froideur entre eux. Aussi fut-il assez embarrassé plus tard en 1776, lorsqu'il dut expliquer à Mme Necker comment il avait pu concilier son admiration pour son mari avec sa vénération pour Turgot. Redoutant la clarté limpide de sa prose, il eut recours aux vers:

Je l'aimai (Necker) lorsque dans Paris

De Colbert il prit la défense,
Et qu'au Louvre il obtint le prix
Que le goût donne à l'éloquence.
A Monsieur Turgot j'applaudis
Quoiqu'il parût d'un autre avis
Sur le commerce et la finance.
Il faut qu'entre les beaux esprits
Il soit un peu de différence:
Qu'à son gré chaque mortel pense;
Qu'on soit honnêtement en France
Libre et sans fard dans ses écrits.

On peut tout dire, on peut tout croire;
Plus d'un chemin mène à la gloire

Et quelquefois au paradis.

On a peine à croire que Mme Necker ait jamais pardonné à Voltaire ce prétendu partage de sentiments. La balance alors (1775) penchait visiblement en faveur de Turgot. Notre philosophe avait écrit en avril, sur un ton piquant et badin, et sous le titre de Diatribe à l'auteur des Éphémérides, une lettre à l'abbé Baudeau (3), dans laquelle il prenait lestement la défense des premiers actes du ministère. Depuis lors, il avait lu les lettres de Turgot à l'abbé Terray sur le commerce des blés (*). Il en avait reçu la plus vive impression. Plein de respect pour l'œuvre du grand économiste, un peu confus du ton léger de sa diatribe, il envoya le billet suivant à d'Argental : « Je suis honteux de m'être égayé sur une chose aussi sérieuse, depuis que j'ai lu des lettres de M. Turgot sur le même sujet. Ah! mon cher ange, ce M. Turgot-là est un homme bien supérieur; et s'il ne fait pas de la France le royaume le plus florissant de la terre, je serai bien attrapé. J'ai la plus grande envie de vivre pour voir les fruits de son

(1) Volt. à Christin, 14 mai 1775. (2) Morell., Mém., I, 153.

(3) V. liv. II, ch. m, p. 171 et sq.
(4) Eur. de T. Ed. Daire, I, 154, 213.

ministère. Je suis encore tout ému de ces lettres que j'ai lues. Je ne connais rien de si profond, ni de si fin, de si sage et de si éloigné des idées communes (1).

Dans ce débat qu'il serait trop long de suivre dans tous ses détails, nous ne saurions mieux faire que de laisser le dernier mot à Voltaire et à Turgot.

(1) Volt. à d'Arg., 1er juill. 1775. A propos de la Diatribe, on lit dans la Corr. Métr. II, 75, 29 juillet 1775 Voltaire vient en ce moment de se déclarer sulliste dans la petite diatribe

qu'il a lâchée contre les colbertistes. C'est la manière dont on désigne aujourd'hui ceux qui sont du système de M. Turgot et ceux de l'avis de M. Necker..

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