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Le ministre est cruellement contrarié de toutes parts dans ses vues (1). »

Il ne faudrait pas croire que le commerce des grains et le soin de prévenir une disette eussent absorbé entièrement Turgot; il avait du temps pour tout. Le régime industriel de la France avait depuis longtemps fixé son attention. Une des premières professions qui reçurent le témoignage de ses intentions libérales, fut la librairie. Les librairies de Paris et de Lyon se plaignaient des droits établis à la frontière sur les livres venant de l'étranger; ils les considéraient comme une entrave à leur commerce d'échange; et avec un bon sens remarquable pour l'époque, ils en réclamaient l'abolition. Turgot s'empressa d'accueillir leur requête, et « considérant que le commerce de la librairie mérite une protection particulière, attendu son utilité pour les lettres et pour l'instruction publique », il admit en franchise les livres étrangers (*).

C'était la bonne manière en effet d'entendre la protection. On est d'autant plus surpris, lorsqu'une semaine après, Turgot se contredisant formellement, écrit et contresigne l'arrêt suivant :

<< Le roi, voulant favoriser la culture de la garance dans le royaume et lui assurer une préférence sur celle apportée de l'étranger..., a ordonné et ordonne qu'à l'avenir... la garance qui vient de l'étranger paiera à toutes les entrées du royaume vingt-cinq sous par quintal (3). » En lisant cet arrêt, on se demande tout d'abord s'il est bien de Turgot. En y réfléchissant, on comprend toutefois les motifs qui le lui ont inspiré. 1o Le régime du libre-échange n'existait nullement dans les lois du XVIIIe siècle, et c'est à peine s'il était entrevu en théorie comme réalisable par des novateurs tels que Turgot. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner d'une mesure contraire aux principes du libre-échange en l'année 1775; c'est le contraire qui serait surprenant. 2o La culture de la garance était une industrie nouvelle, que le ministre désirait acclimater en France: on peut considérer comme une prime temporaire et exceptionnelle l'encouragement qu'il lui accordait. Lorsqu'elle aurait grandi et se serait développée, il se promettait sans doute de l'abandonner à ses propres forces. Ainsi avait fait Colbert pour plusieurs autres industries nouvelles, et son tort avait été seulement d'ériger en une sorte de système et de croire définitifs ses règlements protecteurs. 3o Ajoutons que l'arrêt pris par Turgot, contraire en un point à la doctrine économique, y était conforme par un autre. S'il taxait la garance étrangère, il établissait pour la garance française et même celle de Corse la liberté de circulation dans l'intérieur du royaume. Ce nouveau bienfait avait son importance.

(1) Corr. Métr., I, 339; 26 avril 1775.

(2) E. de T. Ed. Daire, II, 406; 23 av. 1775.

(3) Euv. de T. Ed. Daire, II, 226; 28 iv.-Preuve que Turgot n'était pas un économiste inflexible.

Qu'on ne s'étonne pas de voir la Corse mentionnée ici. Turgot semble avoir porté un intérêt particulier à cette province nouvelle et lointaine qui, malheureusement, aujourd'hui même, peut être plutôt considérée comme une colonie française que comme un véritable département. On trouvera dans le Code corse l'indication complète des arrêts de Turgot concernant cette île. Nous n'indiquerons que les principaux.

On sait quelle est l'importance des bois de châtaigniers pour les Corses. Un arrêt du 2 août 1771, sous prétexte d'encourager les progrès de la culture du blé, avait restreint la liberté de planter des châtaigniers. « L'expérience... a fait connaître, dit Turgot, que les châtaigniers sont un moyen nécessaire de subsistance pour certaines parties de l'île dans les temps de disette, et que dans tous les temps le commerce met un prix avantageux à cette production du pays... >> Aussi, par un arrêt du 30 septembre 1774, rétablit-il cette liberté abrogée par son prédécesseur (1). Le même jour, il annonçait l'intention de confectionner le cadastre de toutes les propriétés de la Corse (2). Un peu plus tard, il ordonnait la conservation des archives de Bastia (3). Le 24 avril 1775, au moment même où il développait en France son système de la liberté du commerce des grains, il défendait aux officiers municipaux de Bonifacio, aux podestats et pères du commun (padri del commune) des villes, bourgs et communautés de la Corse, de taxer les denrées et marchandises apportées par les étrangers ou par les gens du pays pour la consommation et le commerce (*). Le 15 mai, il écrivait à l'intendant de Bordeaux : « Parmi les essais, Monsieur, que je fais faire en Corse de différentes productions, je désirerais tenter la culture du tabac, et j'ai pensé que vous pourriez me procurer de la graine de cette dernière espèce, de Clairac. Je vous prie de m'en envoyer le plus tôt qu'il vous sera possible, une livre, et de me marquer ce qu'elle vous aura coûté pour que je vous fasse rembourser de vos avances (). » Plus tard, il permit à tous les négociants, marchands et marins d'introduire, de vendre et de débiter en Corse les cuirs, peaux et marchandises où il entre du cuir, en payant les droits d'entrée établis, contrairement aux prétentions des communautés

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des tanneurs et des cordonniers de Bastia et d'Ajaccio qui réclamaient ce privilége exclusif (1). Il autorisa le gouverneur de Boucheporn, officier intelligent et éclairé, à exempter, pendant dix ans, de tout droit d'entrée les matériaux servant à la construction des maisons (*). Il l'autorisa de même à affranchir l'importation des mûriers et des arbres fruitiers, sous quelque pavillon qu'ils fussent apportés (9). Il l'autorisa enfin à accorder une entière liberté à l'introduction des << livres imprimés en français, latin, italien ou en toute autre langue, reliés ou non reliés, vieux ou neufs, de quelque part qu'ils viennent et sous quelque pavillon qu'ils soient importés en Corse, par les libraires ou par les particuliers (). » Il chargea l'abbé Rozier d'aller dans l'île établir une école d'agriculture (").

Turgot, on le voit, mériterait d'être populaire en ce beau pays qui avait fixé à bon droit son attention, dont il souhaitait vivement la prospérité, et qu'il ne cessait d'associer aux autres provinces de la France dans ses projets de réformes.

Son ardeur bienfaisante ne se lassait point. Si nous revenons aux derniers jours d'avril, nous le trouvons méditant de nouveau l'abolition des maîtrises, jurandes et corporations. N'osant point encore les supprimer, il voulait au moins, en attendant, améliorer l'absurde réglementation qui pesait sur l'industrie. Il s'en expliqua dans une lettre adressée aux inspecteurs des manufactures, et datée du 26 avril : << Vous n'ignorez pas, disait-il, que depuis longtemps l'administration recommande aux inspecteurs d'apporter beaucoup de modération dans l'exécution des règlements des manufactures... Ceux qui ont approfondi avec le plus d'impartialité et de lumières la théorie et la pratique des règlements, avouent que leur multiplicité suffirait pour en rendre l'exécution impossible; qu'ils se contredisent entre eux: qu'ils défendent quelquefois ce qu'il faudrait conseiller aux fabricants de faire, et qu'ils ordonnent des pratiques dont il serait utile de les détourner...; ils se plaignent... de l'embarras où les jette continuellement l'extrême sévérité des peines prononcées contre les plus légères fautes, et ils observent qu'à certains égards on a été plus loin dans la punition des fautes de fabrication que dans la punition des crimes... Ils observent enfin qu'en joignant à des amendes et à la confiscation l'ordre de couper de deux en deux aunes les choses fabriquées, on n'ajoute rien au malheur de celui qu'on a ruiné, mais qu'on détériore les valeurs qui existent dans l'État, et que par là l'État agit uniquement contre lui-même... Ces... réflexions m'ont

(1) Code Corse, II, 477: 1er juin 1775.

(2) Id., 48: 27 juin 1775

Ajoutons, à

(3) Id., 496 29 octobre 1775. (4) Id., 498; 4 novembre 1775. titre de curiosité, une déclaration du 10 décembre, concernant le respect dû aux églises, Elle défend de s'y comporter avec irrévé

rence par paroles, menaces, gestes ou autres actions indécentes, ni d'y exciter aucun trouble et scandale, comme aussi d'occuper le sanctuaire des autels on autres places qui puissent gèner le service divin. (Code Corse, II, 510.)

(5) Dup. Nem., Mém., II, 189.

déterminé à vous donner des ordres provisoires, en attendant que Sa Majesté ait déterminé le plan d'administration des manufactures de son royaume. »

Ces ordres enjoignaient aux inspecteurs de donner toute leur attention aux instructions dont les fabricants et les ouvriers pourraient avoir besoin, de les encourager, de les « consoler » au besoin; ils défendaient de saisir « aucune matière ni aucune étoffe ou marchandise fabriquée, sous quelque prétexte que ce soit », etc.

Cette lettre presque intime, adressée par Turgot à ses représentants officiels dans le monde du commerce et de l'industrie, mérite d'être lue en entier (1). Tout y respire la tolérance, la justice, la bonté.

Le même jour, Turgot fit connaître à l'intendant de Lyon Flesselles le mécontentement que lui causait une de ses ordonnances. Cet administrateur avait autorisé, le 23 avril 1775, des particuliers de Lyon à vendre et à fabriquer exclusivement les paillons en or et en argent. Le ministre révoqua cette permission particulière, la déclarant <«< contraire aux principes du commerce et au bien public » (').

Du 26 avril au 12 mai 1775, le registre des lettres de Turgot n'en contient aucune. Toute affaire demeure suspendue. Ce silence ne s'explique que trop par les troubles qui éclatèrent à cette époque à Versailles, à Paris et dans les environs. Ils causèrent les plus graves soucis au contrôleur général, et arrêtèrent pendant plusieurs semaines toutes ses opérations.

(1) Pièc. just. no 29.

(2) Arch. nat., F. 12, 151.

CHAPITRE V

La Guerre des Farines.

(Du 1er au 8 mai.)

Au début du mois de mai. Turgot gardait la chambre depuis quatre longs mois, et il commençait à peine à aller mieux. Ses ennemis avaient eu tout le temps de se concerter contre lui. Il n'était pas homme du reste à opposer des intrigues à des intrigues, et on le savait. Sa droiture faisait sourire. Les profonds politiques de la cour l'avaient pris en pitié.

« Les cabales, les partis se réveillent ici, écrivait la Correspondance Métra le 1er mai. La cour est orageuse. Mme de Brionne avait remis à la reine un Mémoire anonyme qui contenait une peinture vive et touchante de la situation malheureuse où se trouve la France, et faisait une critique très forte des opérations du ministère actuel; on finissait par y conseiller de remettre à la tête de l'administration le seul homme capable de remédier à tant de maux, ajoutant que rien ne serait plus aisé que d'empêcher cet homme de se livrer à trop de dépenses, sans se priver de ses talents supérieurs. La reine a présenté ce Mémoire au roi qui, pressé au bout de quelques jours de donner une résolution sur son objet, répondit avec feu : « Qu'on ne me parle jamais de cet homme (1)! » Cet homme, on l'a deviné, c'était Choiseul; et quant à la «< belle » (*) Mme de Brionne, « on connaissait jusqu'à en médire son dévouement envers Choiseul, pour qui elle employait sa haute parenté, étant Lorraine d'origine (3). »

Repoussé de ce côté, on eut recours à d'autres moyens. On adressa à Maurepas deux lettres anonymes qui étaient deux libelles sanglants contre le ministère. « Maurepas ayant cru devoir montrer ces lettres au roi, Sa Majesté les a lues avec attention, et a dit en les rendant : << Il peut y avoir du vrai dans ces écrits, mais cela est d'une grande méchanceté (). » Jamais la fureur des partis contraires, ajoute la même Correspondance, ne s'est plus déclarée contre M. Turgot. Le prix du blé augmente tous les jours, et on ne manque pas d'insinuer au public qu'il augmentera beaucoup encore; tout cela part de nos

(1) Corr. Métr., I, 339-340.

(2) Corr. Walpole, 134; Lettre du 25 janv. 1766.

(3) D'Arn. et Geff., Mar.-Ant., Introd., XLVI. (4) Corr. Métr., I, 340.

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