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taient contre une loi qui établissait une sorte de caste inférieure composée de simples soldats. Turgot ne craignait pas de qualifier leur condition d'ignominieuse et cruelle. Cependant il était impossible de remédier à cet abus sans transformer la société et les mœurs, sans abolir à la fois les préjugés et les institutions, les traditions les plus anciennes. La Révolution seule pouvait accomplir un tel changement (Turgot le croyait impossible); et même après l'avoir accompli, elle ne put le rendre durable. Sous la Restauration et les régimes suivants, on en revint au système du remplacement. Il a fallu l'exemple d'autrui, il a fallu l'inexorable leçon du malheur pour nous contraindre à armer indistinctement tous les citoyens, et à confondre dans les mêmes rangs, sous le même uniforme, dans les mêmes casernes et les mêmes camps, sous l'empire de la même discipline, les fils de la bourgeoisie et les fils du peuple. Encore le volontariat militaire apporte-t-il quelque adoucissement à l'application d'un régime qui eût paru monstrueux en 1774.

Les ordonnances du 1er décembre, rédigées par Muy, dictées en grande partie par Turgot, étaient loin d'être aussi radicales. Des exemptions étaient accordées, comme par le passé, d'une manière générale, aux nobles, prêtres, fonctionnaires, employés, juges, greffiers, avocats, procureurs, notaires, clercs, maires, échevins, médecins, agriculteurs, manufacturiers de certaines catégories, aux maîtres d'école, garde-chasse, valets des nobles et des gens d'église, et à d'autres encore. Cependant, les exemptions relatives à l'agriculture, à l'industrie et au commerce étaient réservées et devaient être réglées par des instructions spéciales à chaque généralité. En outre, le ministre annonçait l'intention de n'accorder d'exemption en faveur d'une profession, qu'à ceux qui l'exerceraient réellement. La milice devait se composer de trente régiments provinciaux. Tous les célibataires ou veufs de dix-huit à quarante ans étaient astreints au tirage au sort. Le service était de six ans. Le remplacement était autorisé. Les paysans n'en restaient pas moins seuls astreints, en somme, au service de la milice. Le ministre pouvait tout changer hormis le principe fondamental de la vieille société monarchique, à savoir l'inégalité des citoyens devant la loi (1).

Pour les réformes de détail, le contrôleur général était du moins suffisamment armé, et il usait de son autorité.

Un édit du mois de juin 1771 avait institué, près des chancelleries des bailliages et sénéchaussées, des conservateurs des hypothèques; il avait enjoint en même temps aux huissiers chargés de former des oppositions entre leurs mains, de signer sur les registres à ce destinés les actes d'enregistrement des dites oppositions. Turgot fut informé

(1) Anc. 1. fr., XXIII, 87 et suiv.

que la plupart des huissiers s'affranchissaient de cette obligation, et se contentaient d'envoyer chez les conservateurs des hypothèques des mandataires sans caractère légal, qui faisaient simplement viser par ceux-ci les originaux des oppositions. Par arrêt du Conseil du 4 décembre, il les rappela à l'observation stricte de la loi, afin d'assurer plus complètement la tranquillité des particuliers et de prévenir, pour les conservateurs des hypothèques, des recherches et des discussions désagréables et dispendieuses (1).

Un arrêt du même jour ordonna l'affranchissement des trois deniers pour livre sur les droits de visites, marques et contrôles des draps et des toiles (). C'était un nouveau soulagement accordé à l'industrie.

Mentionnons encore une décision du Conseil du 11 décembre relative aux monnaies. Par arrêt du 1er août 1738, on ne pouvait donner plus de 10 livres d'espèces de billon dans les paiements de 400 livres et au-dessous; quant à ceux qui excédaient cette somme, on ne pouvait donner que le 40°. Un arrêt du 22 août 1771 avait étendu cette mesure restrictive, en ordonnant que les pièces de 6, 12 et 24 sous, dans un paiement de 600 livres et au-dessus, ne pourraient entrer que pour le 40°. L'arrêt du 11 décembre 1774 rédigé par Turgot modifia cette disposition. Le considérant mérite d'être noté. «Nous avons reconnu, dit-il, que cette disposition, contraire aux principes exprimés dans le préambule de cet arrêt, était l'effet d'une erreur d'impression. » Il faut lire « au-dessous» et non « audessus. » Le paiement des pièces de 6, 12 et 24 sous fut donc limité au 40° pour le paiement de 600 livres et au-dessous, en sorte qu'il n'y eût jamais un «paiement au-dessus de 15 livres de cette monnaie ». Les pièces de billon sont destinées uniquement aux appoints et au paiement des objets de peu de valeur. Turgot craignait que si elles étaient mises en sacs et introduites dans les paiements de sommes considérables, elles ne devinssent rares dans le commerce, ce qui pouvait favoriser la circulation des pièces fausses et étrangères. Le principe de cet arrêt est encore en vigueur chez nous, selon plusieurs jurisconsultes (3).

Turgot haïssait les monopoles. Il écrivit le 13 décembre à M. de Cromot, l'un des propriétaires privilégiés de la Gazette, qu'il avait l'intention d'accorder toute liberté aux ouvrages périodiques (*).

Des lettres-patentes du 18 assurèrent le paiement régulier des rentes viagères de l'emprunt de Hollande contracté par l'abbé Terray en 1772 (3).

La discussion des questions de finances avait eu du retentissement

(1) Euv. de T. Ed. Daire, II, 438.

(2) Anc. l. fr., XXIII, 105.

(3) Id., 106-107.

(4) V. Pièc. just. o 15.

(3) Anc. l. fr., XXIII, 110. — V. aussi Mém. s. Terray.

jusque dans les provinces, notamment en Guienne, et on pouvait craindre que l'agitation des esprits ne rendît plus difficile en certains lieux la perception des impôts. Turgot écrivit à l'intendant de Bordeaux : « Si Sa Majesté a bien voulu ne pas empêcher ceux qui croyaient avoir des choses utiles à dire, de les mettre sous les yeux du public par la voie de l'impression, c'est qu'elle désire que ses sujets soient, autant qu'il est possible, à portée de connaître leurs véritables intérêts. Mais cette disposition vraiment paternelle ne peut rien changer à la fermeté de la résolution où elle est de soutenir l'exécution des lois établies et d'employer toute son autorité pour maintenir le calme et la tranquillité dans les esprits, et pour assurer la perception de ses revenus (1). » Turgot voulait la réforme des lois injustes; mais il voulait aussi qu'on leur obéît, tant qu'elles étaient des lois.

La fin de l'année approchait. La cour était rentrée à Versailles pour y célébrer les fêtes de Noël. Après les divertissements du carnaval, le carême allait venir. Turgot profita de cette circonstance pour s'occuper de la législation qui réglait le commerce de la viande à Paris pendant le carême. Cette réglementation était au moins bizarre. On avait accordé à l'Hôtel-Dieu le privilége exclusif de la vente et du débit de la viande pendant cette période de l'année ecclésiastique. Cela voulait dire sans doute que, l'usage de la viande étant alors interdit par l'Église, personne ne devait se permettre d'en vendre, et encore moins d'en acheter; et que si les malades seuls, par tolérance, pouvaient en user, il appartenait tout naturellement à un établissement consacré au soin des malades, à l'Hôtel-Dieu, de les en pourvoir. Cela voulait dire encore que les lois de l'Église étaient des lois politiques auxquelles tous devaient obéir. Nous connaissons assez Turgot pour savoir que cette atteinte à la liberté de conscience introduite jusque dans les règlements de la boucherie parisienne avait dû le choquer très vivement. Mais il dut aussi n'en laisser rien paraître dans la teneur de la déclaration donnée le 25 décembre. En enlevant à l'Hôtel-Dieu son vieux privilége, il fit remarquer que l'exercice ne lui en était pas réellement profitable, que des fraudes continuelles le rendaient illusoire, en même temps que préjudiciable au public. Il déclara que la liberté accordée à la vente et au débit de la viande pendant le carême ne pouvait et ne devait aucunement entraîner l'inobservance des règles de l'Église. Il protesta de la piété qui animait le Roi. Enfin, et ceci n'était que justice, il accorda à

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(1) V. Pièc. just. no 16. Le 25 décembre, l'intendant de Bordeaux Esmangard répondit a Turgot en s'efforçant d'atténuer l'importance des bruits répandus dans sa province. Tout se réduisait, d'après lui, la publication d'une brochure absurde imprimée à Bordeaux,

par un jurat, sans permission et sans nom d'imprimeur. Il avait fait, disait-il, des représentations aux officiers de police; ceux-ci lui avaient déclaré que le mepris public avait déjà vengé cet outrage». (Arch. dép. Gir., C. 65.)

l'Hôtel-Dieu, sur les droits de boucherie et autres, une indemnité égale au revenu qu'il lui enlevait. Cette abolition d'un privilége suranné fut surtout une mesure d'humanité. Grâce à Turgot, les << pauvres malades » purent se procurer de la viande de qualité ordinaire et aux prix courants, denrée que n'avait jamais pu leur donner, ni même leur vendre l'Hôtel-Dieu (1).

Le 26, le roi signa, sur la proposition de Turgot, une autre déclaration d'assez mince importance, mais dont l'esprit, humain et libéral, suffirait seul à révéler la main qui la rédigea. Un édit fiscal de l'abbé Terray, du mois de décembre 1770, avait ordonné qu'il serait payé un droit de marc d'or pour toutes les provisions, commissions, lettres de noblesse, de dons et autres qui devaient être scellées en grande chancellerie. Turgot voulut en atténuer l'effet. Par humanité, il dispensa de ce droit les lettres de surséance, de grâce et de rémission, celles qui accordaient à des villes, communautés ou maisons religieuses l'autorisation de faire des emprunts et celles qui contenaient la permission de vendre des remèdes. Par attachement pour le principe de la liberté industrielle et commerciale, il déclara également qu'il ne serait plus payé de droit de marc d'or pour les lettres autorisant l'établissement de manufactures, la vente d'ouvrages mécaniques, la création de foires et de marchés, ainsi que les dispenses d'apprentissage. Par respect enfin pour la liberté de penser et d'écrire, il en affranchit les permissions d'imprimer et les priviléges des imprimeurs. Il eût été dangereux toutefois de dire tout haut les principes d'après lesquels on agissait, et il se contenta, dans le préambule de la déclaration, d'un considérant dont la brièveté et le vague ne prêtaient à aucune critique (2).

Cependant le mécontentement du Parlement n'avait fait que s'accentuer, à mesure que s'affirmaient en sa faveur les sympathies publiques (3) et que la hardiesse lui revenait. Après avoir accueilli avec impatience les restrictions apportées à ses priviléges par l'ordonnance du 12 novembre, il en était venu à la discuter et à s'en plaindre hautement. Le 9 décembre il convoqua les princes et pairs et se réunit pour delibérer sur des remontrances qu'il prétendait adresser au roi. Ces remontrances furent longuement discutées dans une deuxième séance par tous les assistants, moins les frères du roi, le comte de La

(1) Dup. Nem., Mém., II, 13-14. Ed. Daire, II, 225.

Euv. de T.

(2) L'édition Daire ne publie qu'une seule déclaration relative au marc d'or, datée du 26 dec. 1774. Il y en eut deux : « 1o Déclaration qui exe.npte du droit de marc d'or les lettres portant permission d'établir des manufactures, etc..... 2o Declaration portant que le droit de marc d'or à payer pour les lettres d'honneur el de vétérance ne sera pas dû par les officiers qui auraient obtenu les dites lettres après

vingt ans de service.» (Recueil d'anciennes lois françaises, XXIII, 112-113.)

(3) Le recteur de l'Uuiversité, Me Nicolas Guérin, se rendit au Palais le 2 décembre, avec une suite nombreuse, pour complimenter en latin les chambres assemblées du Parlement. La harangue de Me Guérin fut imprimée sous ce titre: Ad supremum Senatum gratulatio post reditum habita Universitatis nomine, die mensis decembris secunda anno MDCCLXXIV. » (Jourdain, Hist. de l'Univ., 459.)

Marche et six pairs, entre autres l'archevêque de Paris. Monsieur se prononça plus fortement que personne contre les remontrances (1). A la sortie, les princes opposants furent acclamés, les frères du roi accueillis par un silence glacial, et l'archevêque par des huées. L'opinion générale n'était pas douteuse. Le lendemain, Beaumarchais écrivait à Sartines: « Je vois qu'en général on est étonné, affligé et même effrayé de l'avis que Monsieur a ouvert au Palais, contenant l'obéissance implicite la plus servile et la plus silencieuse aux édits, sans qu'il y ait lieu, selon lui, de délibérer même sur ces édits, quoique les édits en laissent la liberté... Mais l'affliction générale porte moins sur l'avis en lui-même que sur l'inquiétude de savoir si cet avis tranchant vient de Monsieur ou des ministres, ou, ce qui serait plus affligeant encore, du roi lui-même, qui jusqu'à présent s'est fait connaître par tant de bienfaisance et de bonté... (2). »

On lit dans la Correspondance Métra, à la date du 22 décembre : << Le roi a beaucoup d'humeur et en a sujet. La démarche du Parlement de Paris pour revenir sur les actes du lit de justice, les édits, etc., démarche appuyée par les princes et le plus grand nombre des pairs, intrigue nos ministres, qui ne savent s'ils doivent tonner ou négocier... Le roi vient de faire notifier aux princes et aux pairs que le but de leur future assemblée n'étant que de demander des changements sur les choses promulguées dans son lit de justice, et Sa Majesté étant décidée à n'en rien changer, elle trouvait inutile l'assemblée indiquée pour le 30 de ce mois ('). »

Le Parlement dut se contenter de protester par écrit sur ses registres contre le lit de justice du 12 novembre (). En cette circonstance, le duc de La Rochefoucauld avait dit le mot de la situation (déjà prononcé du reste en novembre). Il avait réclamé la convocation des États Généraux.

Si le Parlement était irrité, le clergé n'était pas plus satisfait. D'après la Correspondance Métra, « il se préparait à susciter de nouvelles affaires ("). »

Une anecdote racontée à Sartines par Beaumarchais fournit une autre preuve de ce mécontentement. « Un barnabite, dit-il, vit arriver avant-hier à son confessionnal une femme inconnue qui lui dit: Je viens à vous, parce que mon confesseur, vicaire de telle paroisse, en m'ouvrant la grille ce matin, m'a demandé pour première question : « Vous êtes-vous bien réjouie, Madame, du retour des Parlements? Oui, mon père, comme tous les bons Français. Je ne puis vous

» entendre, a été la réponse du prêtre, qui m'a refermé la grille au

(1) On se rappelle que Monsieur était du parti du cierge. Ce n'était point pour défendre Turgot ou le pouvoir royal qu'il combattait

les remontrances.

(2) Beaum., Euv., VI: Corr., lett. du 11 déc. 1774.
(3) Corr. Métr., I, 132-133.

(4) Anc. l. fr., XXI, 119 et suiv.
(5) Corr. Metr., 1, 33; 22 dec. 1774.

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