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CORRESPONDANCE

PARTICULIÈRE.

A M. DE CONDORCET,

SUR MADAME GEOFFRIN

Quis desiderio sit pudor, aut modus,
Tam cari capitis!

I

HORAT. lib. I, od. 20.

Tous ceux qui comme vous, mon cher ami, sont touchés des honneurs qu'on rend à la vertu, viennent de lire avec la plus vive sensibilité deux portraits intéressans de madame Geoffrin, tracés par deux philosophes vertueux qui s'honoraient de son amitié, et dont l'amitié m'honore. Ils m'ont prévenu, heureusement pour sa mémoire, dans l'hommage que mon tendre sentiment pour elle voulait consacrer à sa cendre : le tableau si vrai et si touchant qu'ils ont fait de cette femme respectable, la rendra chère à ceux même qui ne l'ont pas connue, et à tous les hommes de bien qui lui survivront; que pourrais-je faire de plus pour elle ? Mais, comblé si long-temps de son amitié et de ses bontés, puis-je me refuser la triste consolation de verser aussi quelques pleurs et de tracer quelques mots sur cette tombe, déjà couverte d'éloges et de larmes ? dois-je craindre ce que diront sans doute ces cœurs sans vertu, que l'éloge de la vertu fatigue: Encore madame Geoffrin! Oui, encore elle ! Ames sèches et frivoles, ce n'est pas pour vous que j'écris : âmes tendres et sensibles, lisez-moi, et pardonnez-moi.

Je suis pourtant arrêté, en prenant la plume, par une réflexion douloureuse. La perte de cette digne femme est toute récente ; le souvenir de ses vertus vit encore dans la mémoire même des indifférens : mais une cruelle expérience ne m'a que trop appris avec quelle promptitude affligeante la vertu même est oubliée quand elle n'est plus ; mon âme se flétrit et se resserre, en envisageant avec douleur cet affreux abîme de l'oubli, où tout va si rapidement se précipiter et s'engloutir. Hélas! me suis-je dit, madame Geoffrin aura bientôt le même sort; bientôt MM. Thomas et Morellet.

elle n'existera plus que dans le souvenir de quelques amis. Pour prolonger, autant qu'il est en moi, sa vie dans la mémoire des autres où elle ne devrait jamais finir, ne ferais-je pas bien de remettre à quelques mois ce faible tribut de mon cœur ?... Mais ce cœur qui a besoin de se répandre, souffrirait trop à différer; et si dans quelques mois il ne doit plus parler qu'à moi, je suis bien sûr au moins qu'il me parlera toujours.

L'esprit de madame Geoffrin a été si bien saisi, apprécié, analysé par ses deux amis et les miens, que je n'ai garde de repasser sur cette peinture quelques traits informes qui ne feraient que l'affaiblir et l'altérer. Mais la peinture de son âme est inépuisable; et c'est de son âme que je veux parler encore parce que je voudrais qu'on en parlât sans cesse. D'ailleurs mon cher ami, dans le peu que je vais vous dire, je parlerai beaucoup moins qu'elle, je ne ferai guères que la répéter; et en faisant parler son âme, je peindrai encore son esprit, même sans le vouloir car la sensibilité vive et profonde a un genre d'esprit qui n'appartient qu'à elle, et qui ne lui manque ja— mais.

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On a dit à quel point la bonté de madame Geoffrin était agissante, inquiète, opiniâtre; mais on n'a peut-être pas assez dit ce qui ajoute infiniment à son éloge, c'est qu'en avançant en âge, sa bonté augmentait de jour en jour. Pour le malheur de la société humaine, l'âge et l'expérience ne produisent que trop souvent l'effet contraire, même dans les personnes vertueuses si la vertu n'est pas en elles d'une trempe forte et peu commune. Plus elles ont d'abord senti de bienveillance pour leurs semblables, plus, en éprouvant chaque jour leur ingratitude, elles se repentent de les avoir servis et s'affligent de les avoir aimés. Une étude des hommes plus réfléchie, plus éclairée par la raison et par la justice, avait appris à madame Geoffrin qu'ils sont encore plus faibles et plus vains que méchans; qu'il faut compatir à leur faiblesse, et souffrir leur vanité, afin qu'ils souffrent la nôtre. Je sens avec plaisir, me disait-elle, qu'en vieillissant je deviens plus bonne; car je n'ose pas dire meilleure, parce que ma bonté tient peut-être à la faiblesse, comme la méchanceté de bien d'autres. J'ai fait mon profit de ce que me disait souvent le bon abbé de Saint-Pierre, que la charité d'un homme de bien ne devait pas se borner à soulager ceux qui souffrent, qu'elle devait s'étendre aussi jusqu'à l'indulgence dont leurs fautes ont si souvent besoin; et j'ai pris, comme lui, pour devise ces deux mots : donner et pardonner.

La passion de donner, qui fut le besoin de toute sa vie, était née avec elle, et la tourmenta, pour ainsi dire, dès ses pre

mières années. Étant encore enfant (l'humanité pardonnera ce détail), si elle voyait de sa fenêtre quelques malheureux demander l'aumône, elle leur jetait tout ce qui se trouvait sous sa main, son pain, son linge, et jusqu'à ses habits. On la dait de cette intempérance de charité, si je puis parler de la sorte; on l'en punissait quelquefois : et elle recommençait toujours.

gron

Comme elle ne respirait que pour faire le bien, elle aurait voulu que tout le monde lui ressemblât; mais sa bienfaisance se gardait bien d'importuner celle des autres. Quand je raconte, disait-elle, la situation de quelque infortuné à qui je voudrais procurer des secours, je n'enfonce point la porte ; je me place seulement tout auprès, et j'attends qu'on veuille bien m'ouvrir. Son illustre ami Fontenelle était le seul avec qui elle en usât autrement. Ce philosophe, si célèbre par son esprit, et si recherché pour ses agrémens, sans vices et presque sans défauts, parce qu'il était sans chaleur et sans passion, n'avait aussi que les vertus d'une âme froide, des vertus molles et peu actives, qui pour s'exercer avaient besoin d'être averties, mais qui n'avaient besoin que de l'être. Madame Geoffrin allait chez son ami, et lui peignait avec intérêt et sentiment l'état des malheureux qu'elle voulait soulager. Ils sont bien à plaindre, disait le philosophe; et il ajoutait quelques mots sur le malheur de la condition humaine; et puis il parlait d'autre chose. Madame Geoffrin le laissait aller; et quand elle le quittait : donnez-moi, lui disaitelle, cinquante louis pour ces pauvres gens. Vous avez raison, disait Fontenelle; et il allait chercher les cinquante louis, les lui donnait et ne lui en reparlait jamais, tout prêt à recommencer le lendemain, pourvu qu'on l'en avertît encore. On trouvera peut-être un peu sèche la bienfaisance du philosophe; mais du moins on ne lui reprochera pas l'ostentation. Que le ciel donne à tous les hommes la bienfaisance, même avec autant de sécheresse, mais surtout avec autant de simplicité; et que le genre humain bénisse la vertu active, qui sait, comme la digne amie de Fontenelle, mettre ce sentiment en action dans les cœurs où il repose et attend qu'on le réveille.

Madame Geoffrin avait tous les goûts d'une âme sensible et douce : elle aimait les enfans avec passion; elle n'en voyait pas un seul sans attendrissement; elle s'intéressait à l'innocence et à la faiblesse de cet âge; elle aimait à observer en eux la na~ ture, qui, grâce à nos mœurs, ne se laisse plus voir que dans l'enfance; elle se plaisait à causer avec eux, à leur faire des questions, et ne souffrait pas que les gouvernantes leur suggérassent la réponse. J'aime bien mieux, leur disait-elle, les sot

tises qu'il me dira, que celles que vous lui dicterez..... Je vou→ drais, ajoutait-elle, qu'on fit une question à tous les malheureux qui vont subir la mort pour leurs crimes: avez-vous aimé les enfans? je suis sûre qu'ils répondraient que non.

On peut juger par-là qu'elle regardait la paternité comme le plaisir le plus doux de la nature. Mais plus ce plaisir était sacré pour elle, plus elle voulait qu'il fût pur et sans trouble. C'est pour cela qu'elle priait ceux de ses amis qui étaient sans fortune, de ne pas se marier. Que deviendront, leur disait-elle, vos pauvres enfans, s'ils vous perdent de bonne heure? pensez à l'horreur de vos derniers momens, quand vous laisserez malheureux après vous ce que vous aurez eu de plus cher ! Quelques-uns de ceux à qui elle parlait ainsi se mariaient malgré ses remontrances; ils lui amenaient leurs petits enfans; elle pleurait, les embrassait, et devenait leur mère.

Elle aurait voulu, non-seulement prolonger sa bienfaisance jusqu'après sa mort, mais la prolonger par les mains de ses amis: On les bénirait, disait-elle, et ils béniraient ma mémoire. Elle mit douze cents livres sur sa tête et sur celle d'un ami qui avait peu de fortune. Si vous devenez plus riche, lui dit-elle, donnez cet argent pour l'amour de moi quand je ne pourrai plus le donner.

Toujours occupée de ceux qu'elle aimait, toujours inquiète pour eux, elle allait même au devant de ce qui pouvait troubler leur bonheur. Un jeune homme à qui elle s'intéressait, jusqu'alors uniquement livré à l'étude, fut saisi et frappé, comme subitement, d'une passion malheureuse qui lui rendait et l'étude et la vie même insupportables : elle vint à bout de le guérir. Quelque temps après elle s'aperçut que ce jeune homme lui parlait avec intérêt d'une femme aimable qu'il voyait depuis peu de jours. Madame Geoffrin, qui connaissait cette femme, l'alla trouver : Je viens, lui dit-elle, vous demander une grâce; ne témoignez pas à *** trop d'amitié ni d'envie de le voir, il deviendrait amoureux de vous, il serait malheureux, je le serais de le voir souffrir, et vous souffririez vous-même de lui avoir fait tant de mal. Cette femme, vraiment honnête, lui promit ce qu'elle demandait, et lui tint parole.

Comme elle rassemblait chez elle les personnes les plus distinguées par le rang et la naissance, qu'elle paraissait même les rechercher quelquefois, on s'imaginait qu'elle était très-flattée de les voir. On la jugeait mal; elle n'était en aucun genre la dupe des préjugés, mais elle les ménageait pour être utile à ses amis. Vous croyez, disait-elle à un des hommes qu'elle aimait le plus, que c'est pour moi que je vois des grands et des minis

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