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dant sur tous les sujets auxquels il touchait et laissant sur chacun à eux sa vive empreinte. Possédé de l'amour du vrai, du bon et du juste, mais ne se défiant peut-être pas assez de sa mordante ironie, de son originalité et de sa polémique passionnée, Joseph de Maistre avait conquis à Saint-Pétersbourg une position aussi neuve que tranchée. Catholique ardent, il avait su se créer chez les Schismatiques grecs des amis qui honoraient sa foi, qui estimaient ses vertus privées et qui se montraient fiers de son génie. La lutte entre les Universités russes et les Jésuites était acharnée, car pour les uns il s'agissait de se donner un rival, pour les autres, d'être ou de n'être pas. L'Ambassadeur de Sardaigne à la cour du Czar n'avait rien à voir dans ces démêlés intérieurs; le Catholique y découvrit une mission à remplir, il s'en chargea.

Bzrozowski avait combattu les Universitaires de Vilna avec les armes de la logique ; de Maistre élève la question aussi haut que lui. Alexandre s'occupe de fonder l'éducation dans son Empire. Par devoir, par conviction, par reconnaissance, le grand écrivain piémontais, qui enrichit la langue française de tant d'ouvrages célèbres, vient offrir son tribut à la cause de la liberté religieuse et paternelle. Le Général des Jésuites s'est adressé au Ministre de l'instruction publique : c'est au même personnage que s'adressera Joseph de Maistre. Dans ces cinq lettres encore inédites, il ne plaide pas seulement pour la Compagnie de Jésus, il a élargi presque involontairement la sphère des idées; il développe le système qu'il regarde comme le plus propre aux mœurs, au caractère et aux lois de la Russie. Il fait ce travail avec cette prodigalité d'images et d'aperçus nouveaux qui saisissent; puis, lorsqu'il s'est emparé de son sujet, il arrive, dans sa quatrième lettre, à son but principal. Les trois premières notes appartiennent à la pensée philosophique; les deux dernières, dans leur ensemble et dans leurs détails, sont consacrées à la Société de Jésus. Joseph de Maistre l'étudie dans ses rapports avec les peuples ainsi qu'avec les Rois. Plaçant sous ses yeux le tableau des folies et des crimes qu'a produit l'esprit révolutionnaire, il s'écrie avec un accent prophétique que les événements de 1812 n'ont pas plus démenti que ceux de 4845: « Cette secte, qui est à la fois une et plusieurs, environne la

Russie, ou, pour mieux dire, la pénètre de toutes parts et l'attaque jusque dans ses racines les plus profondes. Il ne lui faut pour le moment que l'oreille des enfants de tout âge et la patience des Souverains. Elle réserve le bruit pour la fin. » Après avoir tracé ces lignes, toujours plus vraies à mesure que s'étend le cercle des Révolutions et que se propage d'une si néfaste manière l'incurie des princes, Joseph de Maistre ajoute : « Dans un danger aussi pressant, rien n'est plus utile aux intérêts de Sa Majesté Impériale qu'une Société d'hommes essentiellement ennemis de celle dont la Russie a tout à craindre, surtout dans l'éducation de la jeunesse. Je ne crois pas même qu'il fût possible de lui substituer avec avantage aucun autre préservatif. Cette Société est le chien de garde qu'il faut bien vous garder de congédier. Si vous ne voulez pas lui permettre de mordre les voleurs, c'est votre affaire; mais laissez-le rôder au moins autour de la maison et vous réveiller lorsqu'il sera nécessaire, avant que vos portes soient crochetées ou qu'on entre chez vous par la fenêtre. »

L'écrivain diplomate a réponse à chaque objection. Il établissait tout à l'heure comment les Jésuites entendent la souverai neté; par des images empruntées aux mœurs militaires, il va démontrer qu'ils n'ont jamais cherché à créer pour eux une autorité en dehors de l'autorité. « Les Jésuites, dit-on, veulent faire un État dans l'État ; quelle absurdité! autant vaudrait dire qu'un régiment veut faire un État dans l'État, parce qu'il ne veut dépendre que de son colonel, et qu'il se tiendrait pour humilié, par exemple, et même insulté, si on le soumettait à l'examen et même au contrôle d'un colonel étranger. Il ne s'enferme point dans son quartier pour faire l'exercice; il le fait sur la place publique. S'il manœuvre mal, les inspecteurs généraux et l'Empereur même le verront et y mettront ordre; mais que, sous prétexte d'unité, on prive ce régiment (que je suppose fameux et irréprochable depuis trois siècles) de se régler luimême, et qu'on le soumette avec tous ses chefs à un capitaine de milice bourgeoise qui n'a jamais tiré l'épée, c'est une idée qui serait excessivement risible si les suites ne devaient pas en être extrêmement funestes. Voilà cependant, monsieur le comte, à quoi se réduit ce burlesque épouvantail de l'État dans l'État.

Un État dans l'État est un État caché dans l'État ou indépendant de l'État. Les Jésuites, comme toutes les autres sociétés légitimes, et même plus que les autres, sont sous la main du Souverain; il n'a qu'à la laisser tomber pour l'anéantir. »

Bzrozowski avait préparé le triomphe de la Société de Jésus, le comte de Maistre le décida. En 1812, le collége de Polotsk fut érigé par le Czar en Université, avec tous les priviléges des autres Académies. Cette concession était faite à la veille des calamités et des gloires dont la Russie va devenir le théâtre. Napoléon portait la guerre au sein même de l'empire moscovite, il menaçait sa nationalité; et, préoccupé de soins encore plus graves que ceux de l'instruction publique, Alexandre en appelait à ses peuples d'une agression aussi injuste. Les Russes répondirent à leur Souverain par un sublime dévouement. Bzro zowski était Russe: sans prendre part à une lutte dont son caractère sacerdotal le tenait forcément éloigné, il pensa que les circonstances dans lesquelles se plaçait l'Empire étaient pour son Ordre un avant-coureur de reconstitution.

L'Espagne, livrée à un frère de Napoléon par un de ces guetapens dont la voix des batailles ne couvrira jamais l'iniquité, l'Espagne, affaiblie sous son dernier Roi, avait retrouvé dans les souvenirs de Pélage un nouveau baptême de force. A la voix de ses prêtres et de ses guérilleros, elle s'élançait pour maintenir son indépendance. Les Jésuites crurent que l'heure de rentrer dans la Péninsule avait sonné pour eux. Leur nom y était populaire; un long regret les avait suivis sur la terre d'exil. Ils pouvaient rendre à la famille des Bourbons bienfait pour outrage, et, victimes d'une erreur de Charles III, travailler efficacement à la restauration de sa postérité. Le 28 août 1812, Bzrozowski se décide avec cinq Pères de l'Institut à passer en Espagne, afin d'y préparer le retour de sa Compagnie. L'Espagne était le champ-clos ouvert à tous les ennemis de l'idée révolutionnaire. Les Jésuites se proposaient d'aller y combattre. avec les armes qui leur sont propres. Dans le même temps, Louis-Philippe, duc d'Orléans, faisait demander à ce pays insurgé contre la France l'honneur de continuer sous le drapeau espagnol son apprentissage de la guerre et le moyen de réhabiliter un nom si fatalement compromis dans les excès de 1793,

Au mois de novembre 1812, le ministre des cultes, prince Alexandre Galitzin, répond en ces termes au Général des Jésuites:

« Très-révérend Père,

» J'ai mis sous les yeux de Sa Majesté impériale la lettre du 30 octobre que vous m'avez adressée, ainsi que la note que vous avez l'intention de présenter à la Junte suprême concernant le rétablissement de votre Ordre en Espagne. Sa Majesté m'a ordonné de vous faire connaître qu'elle ne mettait point obstacle à l'exécution de votre projet, sans vouloir autrement y prendre part; cet objet, par sa nature, ne pouvant que lui être entièrement étranger, attendu que l'établissement en question ne doit avoir lieu que hors de son empire. »

Tandis que les Jésuites cherchent à regagner le terrain que la philosophie du dix-huitième siècle leur fit perdre, il s'organisait au sein de la Russie une agrégation d'intérêts qui devait préparer leur chute. Cette agrégation était la Société biblique. L'invasion des armées françaises sur le territoire moscovite avait rapproché l'Angleterre du cabinet de Saint-Pétersbourg. L'Angleterre était l'alliée naturelle des États dont Napoléon sc déclarait l'ennemi. Elle offrit à Alexandre de l'aider dans sa lutte contre l'homme qui rêvait l'anéantissement de le GrandeBretagne. Pour arrhes de ce traité, qui allait changer la face de l'Europe, elle obtint, dès 1811, que la Société biblique de Londres, cet immense bazar couvrant le monde de ses produits et transformant une œuvre de piété en spéculation mercantile, pourrait établir une succursale à Saint-Pétersbourg. Quelques mois plus tard, les docteurs Paterson et Pinkerton mirent le pied sur le continent russe avec la mission d'y vulgariser la Bible protestante.

L'incendie de Moscou, les désastres calculés et les victoires de son armée, victoires qui ne sont pas entièrement dues à l'habileté de ses généraux et au courage de ses soldats, les tristesses du présent, les espérances de l'avenir, tout avait contribué à modifier le caractère si impressionnable d'Alexandre. Ame aimante, mais aspirant toujours à se jeter dans le vague des idées pour échapper à la réalité de ses troubles intimes et

de ses souvenirs, le Czar était effrayé de la responsabilité que les événements amassaient sur sa tête. Au milieu de ses villes dévastées, de ses campagnes sanglantes et de son armée se liguant avec le froid pour anéantir les Français, ce prince, encore jeune et toujours beau, élevait son cœur vers le ciel; il avait besoin de calmer les fugitives impressions qui l'agitaient sans cesse. Le plaisir le laissait presque aussi indifférent que la gloire. Il ambitionnait la paix intérieure; Galitzin lui indiqua les Saintes Écritures comme la source de toute consolation. L'esprit recueilli, il écouta dans le silence la voix de Dieu qui se faisait entendre. La Vulgate, traduite en français, avait été pour lui un livre consolateur. Ce fut dans ce moment qu'on lui proposa de mettre entre les mains des Moscovites l'œuvre divine qui triomphait de ses langueurs ou de ses remords innocents. On ne lui expliqua pas la différence entre les deux Bibles; il s'imagina qu'une main d'homme n'aurait osé altérer le texte primitif de la parole de Dieu. Par gratitude du bien-être que cette lecture avait produit sur son esprit, il autorisa le 18 décembre 1812 la Société biblique.

L'Empereur s'était laissé tromper; le prince Galitzin, son ministre des cultes, les plus hauts fonctionnaires de l'État, la plupart des Évêques russes, Stanislas Siestrzencewicz, archevêque catholique de Mohilow, lui-même, se déclarèrent les patrons de cette Institution, qui devait à la longue porter un coup mortel à la Religion grecque et au Catholicisme. Il y eut alors en Russie pour les Sociétés bibliques un de ces enthousiasmes dont à distance il devient impossible de se rendre compte. L'Anglicanisme prenait pied sur les rivages de la Mer Noire comme sur les bords de l'Océan Glacial; il s'étendait jusqu'aux frontières de la Chine. Servant d'aveugles instruments à sa propagation, les Prélats catholiques, excités par Galitzin, encourageaient leur troupeau à favoriser cette œuvre, dont ils ignoraient les tendances. Les Jésuites ne se prêtèrent pas à ce mouvement vers l'hérésie. Plus exercés que les Évêques russes aux luttes de la pensée, plus à portée de comprendre le mal résultant de cette innovation, ils la combattirent avec une fermeté que les prières, que les menaces de Galitzin, jusqu'à ce jour leur protecteur et leur ami, ne purent jamais vaincre. Le Pape Pic VII

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