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moins compliqués que ceux de Rameau. L'ouverture m'a plu beaucoup comme chant, mais je n'y ai rien vu de tout ce que l'enthousiasme de l'abbé Arnaud lui fait voir. J'ai été très flatté dans mon ignorance de voir que mon impression était assez conforme au jugement de l'ambassadeur de Naples (1). » Turgot apportait dans ses jugements sur la politique du jour la même sagesse que dans l'appréciation du nouvel opéra. « Les politiques, disait-il dans la même lettre, prétendent que les cobrigants de la Pologne vont se diviser et que M. de Lascy fait sa cour à Mme et même à M. Dubarry pour tâcher de nous entraîner dans cette querelle. Pour moi, j'espère beaucoup de notre sagesse et un peu de notre impuissance. Il n'y a du reste

aucune nouvelle » (2).

Cependant une grande nouvelle, la maladie du roi, ne tarda pas à retentir, motif d'espoir pour les uns, d'anxiété et d'alarme pour les autres. Turgot, ignorant les angoisses de l'ambition, fut peu ému de l'événement, et voici en quels termes il en informe Condorcet, le 2 mai : « Quand vous seriez, Monsieur, dix fois plus actif que vous n'êtes, c'est-à-dire quarante fois plus que moi, je vous défierais de vous agiter autant que le font en ce moment tous les habitants de la fourmilière de Versailles. Vous savez ou vous apprendrez par tout le monde que le roi a la petite vérole. Elle est confluente; il est fort affaissé et si peu à lui qu'il n'a pas demandé les sacrements. Mme Dubarry l'a vu avant-hier, et hier pendant le souper de Mesdames, mais il ne lui a point parlé. L'archevêque, qui lui-même est très mal, a été malgré les chirurgiens à Versailles; il a vu le roi. Mais les douleurs de sa néphrétique l'ont pris, il a pissé du sang, il a rendu une pierre, et n'a point parlé au roi de sacrements. On dit que le grand aumônier s'en est chargé. L'archevêque est revenu à Paris. A minuit et demi, le roi était très mal; on prétend que les boutons s'aplatissaient, on en augure très mal. Cependant il n'avait point encore été question de sacrements. Mesdames, qui n'ont point eu la petite vérole, le voient toutes trois (). » En ce moment de trouble universel, veut-on savoir ce qui inquiète Turgot? Il songe aux intérêts de ses amis, à ceux de sa patrie et de l'humanité. Son ami Suard était pauvre et persécuté. Élu de l'Académie en même temps que Delille, il n'avait pu obtenir d'être agréé par le roi; on l'accusait bien à tort d'être encyclopédiste. Il s'agissait de le réhabiliter dans la faveur royale et d'obtenir pour lui une pension. Turgot et ses amis avaient donc rédigé un Mémoire pour Suard. Mme d'Enville était allée porter ce Mémoire à Versailles au prince de Beauveau. Maurepas devait en remettre un de son côté. Mais Turgot craignait que la

(1) Cond.. Euv. de T. Ed. Arago, I, 237. (2) Id., I, 238.

(3) Les trois filles de Louis XV. Euv. de T. Ed. Arago, I, 239.

Cond.,

maladie du roi ne nuisît à ces démarches. « Dans ce moment-ci, disait-il, tout est en l'air (1). »

D'autre part, le roi de Prusse venait de faire une chute. On le disait dans un véritable danger. Et Turgot, songeant aux complications que pouvait amener la mort simultanée des deux monarques, écrivait : << Dieu veuille que les changements qui peuvent résulter des événements ne nous amènent pas la guerre (2). » La guerre paraissait à juste titre le plus cruel des fléaux à l'administrateur qui connaissait la misère des provinces, à l'homme d'État qui considérait la situation politique de la France, au philosophe enfin qui déplorait à l'avance le sang inutilement versé.

Cependant le dénouement approchait, le long et triste règne de Louis XV allait se terminer. Le 5 mai, Turgot écrit une longue lettre à Caillard. Il y constate les progrès de la maladie du roi. Puis il passe aux sujets favoris de sa correspondance avec ses amis: littérature, physique, économie politique. Il parle de la lumière zodiacale et de la corvée, de son livre sur la formation des richesses, et de l'abbé Delille. Il laisse la lettre ouverte pendant cinq jours sans la terminer. Enfin la catastrophe est imminente, elle est certaine. <« Je ne finis ma lettre que le 10 mai, dit-il; le roi était hier et ce matin à la dernière extrémité. A onze heures et demie, je n'ai point encore de nouvelles de sa mort. On ne peut former aucune conjecture sur l'avenir (3). »

Louis XV mourut le jour même. Son successeur se trouva comme accablé tout d'abord par le poids inattendu de l'autorité que le hasard de la naissance lui confiait. Il n'était nullement préparé à gouverner un grand royaume tel que la France. Il était né lourd, épais, sombre, taciturne, avec des éclats soudains de violence. Il avait été fort mal élevé. Son gouverneur La Vauguyon en eût fait un dévot fanatique, ignorant et dissimulé, si son bon sens, son application à l'étude et sa loyauté naturelle n'avaient corrigé en partie les vices de cette triste éducation. Il se plaisait aux plus rudes exercices. Il chassait avec fureur, il travaillait comme un manœuvre avec les maçons du château. Il eût fait assurément un excellent ouvrier. Il aimait la menuiserie, la serrurerie. Quand il avait bien peiné une partie du jour, il arrivait affamé à table et mangeait démesurément; aussi était-il sujet à des indigestions; il s'endormait ensuite d'un sommeil pesant. Il fuyait le monde, et surtout la société des dames. On sait que la gracieuse dauphine Marie-Antoinette, sa femme, ne lui inspira longtemps qu'une froide indifférence. Il était faible de caractère, mais entêté; facile à attendrir, mais sans l'élan

Cond., Euv. de T. Ed. Arago, 1, 289.
Id., 1, 240.

(3) Euv. de T. Éd. Daire. Lettre à Caillard, II, 832-833.

instinctif de la bonté; juste et droit au fond de l'âme, mais porté aux petites finesses peu dignes d'un esprit élevé. Il avait de la mémoire et quelques connaissances; il ignorait cependant tout ce qui touchait à l'administration de l'État, il ne s'était jamais occupé des affaires publiques. Quand il se vit roi, son premier mouvement fut de la terreur. Il eut amèrement conscience de son incapacité.

Comment gouverner sans premier ministre? Il hésita longtemps avant d'arrêter son choix. Toutes les convoitises étaient en éveil, toutes les ambitions en jeu; mille intrigues s'agitaient autour de lui. Il écouta le conseil de sa tante Adélaïde: il fit appeler Maurepas, et lui donna le titre de ministre d'État.

Maurepas était un vieillard égoïste et futile. Éloigné jadis de Versailles pour avoir chansonné Mme de Pompadour, il était resté pourtant cher à Louis XV, dont il avait l'âge, les qualités et les défauts, voire même les vices, à peu de chose près. Il avait, comme lui, l'esprit fin, la manie des petits moyens dans le gouvernement, l'indolence, la malice, la sécheresse de cœur, l'impuissance à comprendre et à vouloir le bien. Il connaissait admirablement toutes ies cabales de la cour. Cette dernière considération décida sans doute en sa faveur un jeune prince qui, sur ce terrain-là surtout, se sentait novice et désirait un mentor. Les courtisans eurent bientôt trouvé ce mot pour désigner le premier ministre.

L'une des premières victimes du nouveau régime fut d'Aiguillon qui s'était ouvertement compromis avec Mme Dubarry sous

Louis XV. Son renvoi fut l'œuvre de la reine.

Marie-Antoinette formait un contraste parfait avec son mari: vive, enjouée, belle, charmante, mais superficielle, légère, vaniteuse, vindicative, elle semblait n'avoir d'àme que pour le plaisir. Son cœur était bon, sensible à l'excès; son esprit, prompt aux premiers mouvements, mais mobile, ne pouvait se fixer à rien de sérieux. Des courses à cheval, des parties de plaisir, des comédies, des bals, des fêtes, tels étaient ses grands soucis, les événements mémorables de sa vie. Dédaignant l'opinion, la bravant au besoin, elle n'adoptait pour règle de ses actes que ses préférences et ses caprices. Elle se moquait de la vieille étiquette française, tournait le dos aux gens qui ne lui plaisaient point, comblait d'amitiés, de dons et de grâces ses favoris et ses favorites. Si sa mémoire était courte, elle n'oubliait pas les blessures faites à son amour-propre. Elle était aussi extrême en ses affections qu'en ses rancunes. Elle estimait le roi; elle était sans doute trop fière pour le trahir, mais elle ne le respectait pas toujours. Pour être né tardivement, son empire sur lui n'en était que plus grand, bien qu'il n'eût pas encore atteint ce degré d'absolutisme qu'il acquit malheureusement plus tard. D'ailleurs, peu soucieuse de se mêler

des affaires publiques qui l'ennuyaient, elle ne voyait en toute chose que des questions de personnes. Plusieurs ambitieux essayèrent de lui inspirer le désir de gouverner par elle-même. Louis XVI, assurément, lui en eût laissé volontiers le soin. Elle ne se prêta jamais à de tels. projets, tant elle avait horreur de toute réflexion et de toute application soutenues. Elle désespérait son lecteur, l'abbé de Vermond. qui aurait voulu lui apprendre au moins l'orthographe, et le patient. ami de sa mère, le comte de Mercy, ambassadeur d'Autriche, qui aurait désiré lui faire jouer secrètement un rôle politique. Cependant, quand il s'agissait d'une faveur à obtenir pour l'un des siens, d'une petite vengeance à exercer ou d'un caprice à satisfaire, elle retrouvait toute son activité, sa ténacité, toutes les ressources d'un esprit subtil et inventif. Il était rare que le roi, à peine instruit de sa fantaisie, n'y cédât pas aussitôt. S'il résistait, la reine impatiente, irritée par l'obstacle opposé à ses désirs, n'en devenait que plus pressante. Elle ne priait plus, elle ordonnait. Louis XVI finissait par se laisser fléchir, et le retard apporté à sa défaite ne marquait que mieux sa dépendance.

C'est ainsi que Marie-Antoinette avait obtenu pour Choiseul la permission de sortir de l'exil. C'est ainsi qu'elle avait « exigé » (1) l'éloignement du duc d'Aiguillon. Celui-ci avait, sous Louis XV, cumulé deux ministères, les affaires étrangères et la guerre. Les affaires étrangères furent confiées à Vergennes, et la guerre à Muy. Le comte de Vergennes appartenait au parti dévot. C'était un habile négociateur, mais comme ministre une imposante médiocrité. Laborieux, grave, toujours occupé de l'administration de son département, il se mêla peu aux intrigues de cour. Il n'aimait d'ailleurs ni les nouveautés ni les réformes. Le comte de Muy appartenait au même parti que Vergennes. Il avait été jadis l'intime ami du Dauphin, père de Louis XVI. Il était sévère, intègre, grand partisan de la discipline et de l'économie.

Ces changements de ministres étaient loin d'avoir satisfait l'opinion publique. Le règne de Louis XV ne paraissait pas fini tant que le Parlement était en exil, tant que Maupeou et Terray étaient en place. On désirait surtout ardemment le renvoi du contrôleur général. C'est alors que les amis de Turgot commencèrent à prononcer son nom. Ils le désignaient tout haut comme le seul ministre des finances possible, afin d'attirer sur lui l'attention du Roi et de son Conseil.

Dès le 5 juin, la chronique secrète de l'abbé Baudeau nous montre la candidature de Turgot posée devant l'opinion publique, et déjà combattue à la cour. « Les fripons de cour, qui craignent le Turgot,

(1) Maric-Antoinette, Corresp. publ. par Geff. et d'Arn., II, 198.

lui ont jeté bien des chats aux jambes. Entre autres, on l'accuse d'être dissimulé et jésuite, et l'on fait sonner qu'il est haï dans sa province.

» Le fait est vrai; mais c'est qu'il est juste, exact, de mœurs sévères et sans faste. La noblesse limousine était accoutumée aux plus grandes injustices; sous le titre de faveurs, les gentilshommes un peu titrés, ou parents des titrés, faisaient modérer les tailles et capitations de leurs protégés, ainsi que leurs propres vingtièmes, et la charge retombait sur le malheureux sans protection. D'ailleurs l'Intendance était une bonne auberge pour eux, quand ils y trouvaient une table somptueuse, des femmes et des tables de jeu. M. Turgot, garçon laborieux, qui dîne presque seul et sobrement, et ne joue jamais, n'est pas leur homme. D'ailleurs, il ne fait jamais grâce aux protégés pour ne pas faire injustice aux autres. Voilà toute la source de cette haine qu'on lui reproche (1). »

Ainsi, avant même d'être ministre, Turgot avait déjà des ennemis à la cour.

Trois jours après, l'abbé Baudeau parle de lui de nouveau. « On a beaucoup manœuvré contre le Turgot, dont il est fait mention pour le contrôle général; on dit qu'il est encyclopédiste : c'est une hérésie abominable à la cour (2). »

Le 23 juin, il y revient encore: «On reparle enfin du bon Turgot pour contrôleur général. Dieu les écoute! Il n'y aurait rien de plus pressé que de le mettre en place pour arrêter les brigandages des financiers et des régisseurs des blés, qui perdront ce malheureux pays-ci (3). »

On put croire à plusieurs reprises que le roi se décidait à faire droit aux réclamations de l'opinion publique. «Grande nouvelle qui fait bien du tapage! s'écrie Baudeau le 3 juillet. L'abbé Terray vient d'être renvoyé, disent-ils, et enfin le bon Turgot est à sa place. Dieu les entende (*)! La nouvelle était prématurée, et deux jours après Baudeau le reconnaît tristement : « L'abbé [Terray] n'est pas encore parti. » Il se hâte d'ajouter: «Toujours est-il question du bon Turgot (*). »

Le 7 juillet, l'impatience de Baudeau est manifeste, et il faut voir comme il exhale sa bile contre les ennemis de son ami. « Il y a toujours dans le public, dit-il en manière d'exorde, une grande impatience de voir renvoyer le chancelier [Maupeou], le Boynes [le ministre de la marine] et surtout l'abbé [Terray]. Mais les friponneux de finance et leurs bons amis de cour se déchaînent contre le Turgot, avec un certain ménagement hypocrite qui me fait peur plus que si

(1) Chr. sec. de l'abbé Baudeau. Rev. rétros., 1" sec., III. 273.

(2) Id., III, 276.

(3) Baud., Chr. sec., Rev. rétr., 1re sec., III, 263. (4) Id., III, 275.

(5) Id., III, 277.

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