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M. Turgot dit que ce règne serait à jamais célèbre pour l'avancement des sciences, le progrès des lumières et de la philosophie. Il ajouta qu'il manquait à Louis XV ce que Louis XIV avait de trop : une grande opinion de lui-même; qu'il était instruit, et que personne ne connaissait mieux que lui la topographie de la France; qu'au conseil son avis était toujours le plus juste; qu'il était fâcheux qu'il n'eût pas plus de confiance en lui-même, ou ne plaçât pas sa confiance dans un premier Ministre approuvé par la Nation. Tout le monde fut de son avis. Je priai M. Quesnay d'écrire ce qu'avait dit le jeune. Turgot, et je le montrai à Madame [de Pompadour]. Elle fit à ce sujet l'éloge de ce maître des requêtes et en parla au Roi. Il dit : « C'est une bonne race (1). »

Ce récit est curieux et instructif à divers titres. Turgot louant Louis XV! l'éloge de Turgot fait par Mme de Pompadour à Louis XV ! voilà d'étranges associations de noms et d'idées. Retenons seulement deux points: le dévouement avéré des Turgot au roi, affirmé par ce mot du roi lui-même : « C'est une bonne race (). » On peut s'en rapporter à Louis XV. Il connaissait les familles de sa noblesse (*). Constatons en même temps le respect de Turgot pour l'autorité royale. Il en donna des preuves manifestes. 11 méprisait le Parlement, pour sa mesquine opposition» autant que pour «ses préjugés, sa haine contre les philosophes, et son ignorance » (*). En 1753, il refusa de s'associer à sa résistance et à son refus de rendre la justice. Il fit partie de la Chambre royale qui remplaça pendant quelque temps les magistrats exilés. Dès que le roi eut interdit l'Encyclopédie, il cessa d'y écrire (1756) (5).

Cependant la foi monarchique de Turgot était une foi raisonnée. Elle s'appuyait sur des témoignages historiques. Ajoutons qu'elle n'était pas entièrement pure de tout alliage. Turgot, à défaut d'un bon roi, se serait contenté d'un bon ministre, d'un ministre « approuvé par la nation ». La nation dans sa pensée comptait donc, et si elle devait être appelée à approuver, c'est qu'elle avait à ses yeux le droit d'être consultée. Le royaliste Turgot était donc bien près de devenir sans le savoir un pur constitutionnel. Nous verrons, en effet, que ses idées politiques subirent avec le temps quelques modifications.

En 1774, Turgot, par ses réflexions, ses écrits, ses travaux administratifs, son expérience et sa sagesse précoce, avait les droits les plus incontestables à diriger les affaires publiques.

Il s'était trouvé aux prises dans son Intendance () avec toutes les

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difficultés que créaient à l'ancien régime une foule de lois ou d'usages détestables, et la nécessité d'y porter des remèdes partiels, sans employer le seul et unique remède décisif, qui était une réforme générale de l'État. Il s'était efforcé d'améliorer la répartition de la taille (1), ne pouvant changer le système de l'impôt; d'adoucir la corvée (*), ne pouvant la supprimer. Il s'était ingénié à rendre moins. injuste le recrutement de la milice (3), moins onéreux le régime des octrois (). Il avait, pendant une affreuse disette (*), soulagé la misère d'une foule d'indigents, tout en gémissant de ne pouvoir atteindre la cause même de leur misère, c'est-à-dire l'écrasante inégalité des charges publiques et les mille entraves dont souffrait l'activité naturelle de la nation.

Politique, administration, finances, industrie, commerce, il n'avait dans ses études rien négligé de ce qui peut enseigner l'art d'être utile à ses semblables; il n'avait cessé dans ses écrits, dans son Intendance, de mettre cet art difficile en pratique. Il avait rédigé pour l'Encyclopédie l'article Fondation ("), destiné à combattre les donations perpétuelles et incommutables qui enchaînent la volonté des générations futures, alors même que le vœu du testateur demeure sans objet ou fait obstacle à l'intérêt général. Il avait réclamé en toute occasion la liberté industrielle (7). Il avait cherché à éclaircir les principes qui doivent fixer la législation difficile de la propriété des mines et des carrières (). Il avait plaidé avec éloquence auprès de l'abbé Terray la cause de la liberté du commerce des grains ("). Il s'était énergiquement prononcé en faveur de la liberté du commerce avec les colonies (10). Il avait contribué de son mieux à éclairer l'opinion publique sur cette grave question de la liberté commerciale en donnant à l'Encyclopédie l'article Foires et Marchés (11), en traduisant le pamphlet de Josias Tucker intitulé: Questions importantes sur le commerce (12), mais surtout en appliquant au commerce les données d'une science nouvelle : l'Économie politique.

C'est principalement comme économiste, en effet, que Turgot laissera un nom dans l'Histoire. La plupart de ses ouvrages se rapportent à un objet unique: rechercher l'origine de la richesse, trouver les moyens de l'augmenter, de la distribuer équitablement, et en même temps de rendre les hommes meilleurs et plus heureux. De ses opinions en économie politique découlent tous les principes qui l'ont guidé dans ses opérations administratives. Elles expliquent à la fois l'admirable unité logique de tous ses actes comme intendant ou

(1) Euv. de T. Ed. Daire, I, 389 et suiv.

(2) Id., II, 98.

(3) Id., II, 115.

(4) Id., II, 111.

(5) Id., II, 1 et suiv.

(6) Id., I, 299.

(7) Evv. de T. Ed. Daire, I, 353 et suiv.
(8) Id., II, 130.

(9) Id., I, 154 et suiv.

(10) Id., 1, 370.

(11) Id., 1, 291.

(12) Id., I, 322.

comme ministre, et aussi les quelques erreurs qu'il a pu commettre. Vauban, Boisguilbert, avaient deviné l'économie politique; Quesnay et Gournay l'avaient ébauchée; Turgot l'organisa. Dès la Sorbonne sa lettre à de Cicé sur le papier monnaie (1) révélait en lui l'économiste. Ses mémoires sur les valeurs et monnaies (2) et sur les prêts d'argent (), mais surtout ses réflexions sur la formation et la distribution de la richesse (*), admirable traité qui est resté classique, nous montrent son génie parvenu à sa robuste et virile maturité. Neuf ans avant Adam Smith, il avait eu l'honneur d'élever définitivement l'économie politique au rang de science positive. Il peut en être considéré comme le fondateur.

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Il avait, avec quelques travers, toutes les qualités d'esprit qui conviennent à l'économiste. Il avait le goût des détails, il aimait l'exactitude. « J'aime l'exactitude, » écrivait-il à Condorcet, et il ajoutait modestement, « bien qu'elle soit le sublime des sots (3). » Comme il s'était élevé tout seul» (), suivant l'expression de Morellet, et qu'à la maison paternelle il avait d'abord vécu dans une sorte d'isolement, il avait de bonne heure pris l'habitude de la méditation et de la réflexion. Il éprouvait aussi une certaine peine. à débrouiller et à éclaircir ses idées. « Lorsqu'il se mettait au travail, lorsqu'il était question d'écrire et de faire, dit Morellet, il était lent et musard. Il perdait du temps à arranger son bureau, à tailler ses plumes, non pas qu'il ne pensât profondément, en se laissant aller à ces niaiseries, mais à penser seulement, son travail n'avançait pas (7). » A force de creuser ses idées, il était devenu difficile jusqu'à la minutie, parce qu'il voulait donner à tout un degré de perfection tel qu'il le concevait. «Il cherchait à corriger, dit Dupont de Nemours, là où les autres ne voyaient point de défaut... Il se plaisait à retoucher sans cesse l'expression de sa pensée. Il ne s'en lassait jamais, plus sévère encore pour lui-même que pour ses amis » (°). Aussi écrivait-il comme il parlait, avec une sorte de peine. La rédaction d'une simple minute de lettre était laborieuse pour lui. L'une d'elle, conservée aux archives de Limoges, est toute remplie de ratures et de surcharges (). Peut-être est-ce pour vaincre cette paresse naturelle, qu'il recherchait, avant de se mettre au travail,

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Nous avons pu vérifier nous-même aux Archives nationales l'exactitude de cette assertion. L'écriture de Turgot est d'une régularité, d'une fermeté remarquables, d'ailleurs très simple, et sans exagération d'aucune sorte.

Il n'est pas indifférent de mentionner ici l'opinion de Lavater. Je l'ai vu, dit le docteur Moreau, pénétré d'une espèce de respect religieux, en parcourant l'écriture de Turgot qu'il n'avait jamais vue. L'Art de connaître les hommes par la physionomie, par Gasp. Lavater, pub. par le doct. Moreau, 10 v. in-8°, 1820, III, 126.

l'excitation physique produite par un bon repas. Il ne travaillait bien, dit-on, que lorsqu'il avait largement dìné (1).

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Ce sont là des minuties. Par la réflexion et la méditation, sa raison s'était formée, mûrie, fortifiée. Son esprit, se complaisant aux recherches patientes, aux analyses rigoureuses, avait gagné en exactitude, en étendue, en profondeur. Il s'était nourri d'une foule de notions qu'il s'était assimilées pleinement, cherchant partout son bien et en composant sa substance. « Les caractères dominants de cet esprit que j'admirais, dit Morellet, étaient la pénétration, qui fait saisir les rapports les plus justes entre les idées, et l'étendue, qui en lie un grand nombre en un corps de système ('). » — « Il paraissait minutieux, dit Condorcet, et c'était parce qu'il avait tout embrassé dans de vastes combinaisons, que tout était devenu important à ses yeux par des liaisons que lui seul avait su apercevoir (3). » — « Peu de ministres, dit Montyon, ont eu des idées plus vastes, des conceptions aussi hardies. Son esprit tenait de la nature du génie; il apercevait toutes les affaires sous les plus grands rapports, en sondant les éléments, en pénétrant l'essence (*).

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Sans cesse replié sur lui-même, pensant pour lui tout en pensant aux autres et au bonheur de l'humanité, Turgot n'avait peut-être pas assez éprouvé le besoin de classer des idées qu'il comprenait très nettement lui-même. Il s'était plus occupé de chercher la vérité que d'en présenter une exposition claire, ordonnée et méthodique. « La clarté n'était pas son mérite, dit Morellet. Quoiqu'il ne fût pas véritablement obscur, il n'avait pas les formes assez précises ni assez propres à l'instruction; souvent un trop grand circuit, trop de développements nuisaient à ses explications. » Je n'ai pas trouvé non plus qu'il rangeât toujours les idées dans leur ordre le plus naturel, ni qu'il en suivit toujours la gradation, dont la force de son intelligence lui permettait de se passer (5). Toutefois, ces défauts, graves chez un écrivain proprement dit, sont d'une importance secondaire chez un penseur ou un homme d'État.

On ne s'étonnera point qu'avec une intelligence si robuste, des jugements si fortement motivés pour lui-même, des idées si intimes et si personnelles, Turgot ait eu d'inébranlables convictions et une confiance parfois exagérée en ses propres théories. On ne s'étonnera pas davantage, qu'habitué à penser, à juger, à raisonner par lui même, il ait eu peu de souci des opinions d'autrui, du mépris même pour les opinions du vulgaire, que, par conséquent, il ait été porté moins que personne à entrer dans l'esprit des autres, à les étudier, à les connaître, à les ménager. C'est ce que des observateurs superficiels

(1) Em. Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes.

(2) Morell., Mém., I, 14.

(3) Cond., Vie de T., 286.

(4) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 190.
(5) Moreli., Mém., I, 14.

prendraient aisément pour de l'orgueil. Il tenait d'ailleurs de son tempérament et de sa race une certaine rudesse de formes qui pouvait aussi tromper.

De là certains reproches adressés fréquemment à Turgot par ses contemporains, et sur lesquels il est bon de s'expliquer. Citons en premier lieu les témoignages qui lui sont le plus défavorables.

Voici d'abord son portrait d'après un pamphlet du temps, œuvre de Monsieur, frère du Roi (plus tard Louis XVIII), un de ses ennemis les plus acharnés :

<< Il y avait en France un homme gauche, épais, lourd, né avec plus de rudesse que de caractère, plus d'entétement que de fermeté, d'impétuosité que de tact, charlatan d'administration ainsi que de vertu, fait pour décrier l'une, pour dégoûter de l'autre; du reste, sauvage par amour-propre, timide par orgueil, aussi étranger aux hommes qu'il n'avait jamais connus, qu'à la chose publique qu'il avait toujours mal aperçue. Il s'appelait Turgot ('). »

D'Allonville, qui n'est pas un ami de Turgot non plus, tant s'en faut, reprend sous une autre forme les mêmes accusations.

<< Turgot, dit-il, fut un philosophe, un savant, un homme de bien; mais, nourri d'une invincible vanité théoricienne, il se montre dur et faible, présomptueux et sans connaissance du cœur humain... [Il fut bientôt] environné d'ennemis, dont l'âpreté de son caractère accroissait journellement le nombre..... Il ne recevait qu'avec dédain, qu'avec mépris, ceux qui lui faisaient quelque représentation. [Il était] entété parce qu'il était vertueux, médiocre parce qu'il était entêté; totalement étranger à la connaissance des hommes..., etc (2). »

Montyon décrit en ces termes sa manière de discuter: << Souvent [il] se refusait à la discussion..... Son silence avait une expression de dédain: on entrevoyait qu'il ne répondait point à l'objection, parce qu'il estimait qu'elle ne méritait pas de réponse et qu'on n'était pas à la hauteur de ses conceptions (3). Lorsqu'il défendait ses principes, c'était avec une aigreur offensante, et il attaquait le contradicteur plus que l'argument (*).

Besenval, non moins sévère pour Turgot que Montyon, l'appelle << un philosophe arrogant ». Il parle de sa « dureté », du « laconisme >> et du « farouche de ses réponses » (5).

Voici encore, d'après Montyon, comment Turgot considérait les hommes: : << Aux yeux de M. Turgot, toute l'espèce humaine était divisée

(1) Le songe de M. de Maurepas ou les Machines du gouvernement français; le 1er avril 1776. Soulavie, III, 107. Inutile de relever les calomnies qui se trouvent mêlées, dans ce portrait, à des traits exagérés mais très réels du caractère de Turgot.

(2) D'Allonv., Mém., 83-84.

(3) Ce silence ne pouvait-il venir aussi de la timidité naturelle de Turgot? Comme il

éprouvait quelque embarras à développer ses idées en public, il est possible que, dans bien des cas, il se dérobàt à la discussion en se réfugiant dans un mutisme complet. Ce silence lui pesait cependant et donnait à sa physionomie l'expression de la contrainte et de l'ennui.

(4) Mont., Part. sur qq. Min. des Fin., 177. (5) Besenv., Mém., 17-172.

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