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Destiné à l'état ecclésiastique par sa famille, Turgot ne s'en était pas senti la vocation. Il l'avait écrit à son père, qui s'était rendu à ses raisons. Mais ses camarades, les abbés de Boisgelin, de Cicé, de Brienne, de Véry, l'en avaient fortement blâmé.

<< Nous sommes unanimes à penser, lui avaient-ils dit, que tu veux faire une action tout à fait contraire à ton intérêt et au grand sens qui te distingue. Tu es un cadet de Normandie, et conséquemment tu es pauvre. La magistrature exige une certaine aisance sans laquelle elle perd même de sa considération, et ne peut obtenir aucun avancement. Ton père a joui d'une grande renommée; tes parents ont du crédit, et en ne sortant point de la carrière où ils t'ont placé, tu es assuré d'avoir d'excellentes abbayes et d'être évêque de bonne heure. Il sera même facile à ta famille de te procurer un évêché du Languedoc, de Provence ou de Bretagne. Alors tu pourras réaliser tes beaux rêves d'administration, et sans cesser d'être homme d'Église, tu seras homme d'État à ton loisir, tu pourras faire toute sorte de bien à tes administrés. Jette les yeux sur cette perspective. Vois qu'il ne tient qu'à toi de te rendre très utile à ton pays, d'acquérir une haute réputation, et peut-être de te frayer le chemin au ministère. Au lieu que si toi-même tu te fermes la porte, si tu romps la planche qui est sous tes pieds, tu seras borné à juger des procès; tu faneras, tu épuiseras, à discuter de petites affaires privées, ton génie propre aux plus importantes affaires publiques. »

Turgot avait répondu : « Mes chers amis, je suis extrêmement touché du zèle que vous me témoignez, et plus ému que je ne puis l'exprimer du sentiment qui le dicte. Il y a beaucoup de vrai dans vos observations. Prenez pour vous le conseil que vous me donnez, puisque vous pouvez le suivre. Quoique je vous aime, je ne conçois pas entièrement comment vous êtes faits. Quant à moi, il m'est impossible de me dévouer à porter toute ma vie un masque sur le visage (1). »

C'est ainsi que Turgot avait quitté l'habit ecclésiastique. Seul, de tous ses amis, il avait préféré aux séductions de la richesse, dest honneurs, d'une ambition légitime même, le soin de sa dignité et le respect de sa conscience. Il est hors de doute que Turgot fut croyant dans ses jeunes années. Il le fut même assez tard. Il n'y a aucune raison de penser qu'il n'ait pas écrit sincèrement ses deux discours en Sorbonne. Il avait alors vingt-trois ans. Il s'y montre chrétien convaincu. Il parle avec respect des livres saints, du déluge, de la confusion des langues, du passage de la mer Rouge, etc.... Mais déjà il s'efforce d'accorder la raison avec la foi. Il discute, avec les abbés de Brienne et Morellet, la question de la tolérance. C'est aussi

(1) Dup. Nein., Mém., I, 15.

à cette période de sa vie que se rapporte sa conversation avec ses condisciples, et la lettre qu'il écrivit à son père pour obtenir la permission de ne pas entrer dans les ordres (1750). Sa lettre à Mme de Graffigny est tout entière celle d'un rationaliste pur. Il n'y est plus question de surnaturel et de miracles, mais seulement de la Providence et des lois de la nature, de la religion naturelle (1751). Ses rapports avec les philosophes avaient commencé dès la Sorbonne, et l'indépendance de sa pensée s'était peu à peu aguerrie au milieu d'eux. Il écrivit bientôt pour l'Encyclopédie. Il fit la connaissance de Voltaire et devint son ami (1760). D'Alembert, annonçant sa visite prochaine à Ferney, écrivait à Voltaire : « M. Turgot, plein de philosophie, de lumières et de connaissances, est fort de mes amis; il veut aller vous voir en bonne fortune, car, propter metum Judæorum, il ne faut pas qu'il s'en vante trop, ni vous non plus (1). » On ne s'étonnera point que Turgot ait approuvé la suppression de l'ordre des Jésuites (2). Du reste, il ne saurait être confondu avec Voltaire et les autres philosophes de l'époque. Il haïssait l'esprit de secte, il avait une manière sérieuse et grave de penser sur toutes choses. Sincèrement incrédule, voici en quels termes il s'exprime sur la Bible à propos d'un commentaire dont lui avait parlé Condorcet: « Ce serait une chose intéressante qu'un pareil commentaire; mais je le voudrais fait sans passion, et de façon à tirer aussi du texte tout ce qu'on peut en tirer d'utile, comme monument historique, précieux à beaucoup d'égards. L'envie d'y trouver des absurdités et des ridicules, qui quelquefois n'y sont pas, diminue l'effet des absurdités qui y sont réellement, en assez grand nombre pour qu'on n'en cherche pas plus qu'il y en a.» (1772) (3). Turgot garda jusqu'à la mort les mêmes. sentiments. Sa sœur Mme de Saint-Aignan était « dévote, mais d'une dévotion douce et éclairée. Au moment où elle vit son frère en danger, on lui proposa de porter les sacrements à M. Turgot qui, n'en avait pas paru jusque-là fort occupé. Elle répondit : « S'il n'avait pas » toute sa tête, je prendrais sur moi d'agir avec lui selon mes » principes; mais puisqu'il a conservé sa raison, je n'ai pas de » conseils à lui donner (*). »

Turgot était philosophe comme sa sœur était dévote. Il n'attaqua jamais la religion. Il ne renia point ses anciens condisciples de la Sorbonne. Il s'efforça, dans son Intendance, de gagner les curés à sa cause et de faire tourner l'influence qu'ils exerçaient dans les campagnes au profit de son administration. Il ménagea le clergé. Il sembla même croire qu'il était possible de l'associer à ses plans de réformes. Nous verrons combien il se trompait.

(1) D'Alembert à Volt.: Cuv. de Volt., Corresp. Ed. Beuchot, IX, 156.

(2) V. sa lettre à Voltaire, du 24 août 1761.Euv. de T. Ed. Daire, II, 794.

(3) Turgot à Condorel, 21 juin 1772. - Œuv. de Cond. Ed. Arago, I, 203.

(4) Laharpe, Cor esp litt., an. 1781, lett. CXLIV, II, 367.

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La théologie l'avait conduit à la métaphysique. Il s'en occupa avec la constance qu'il apportait en toutes choses. Il prit la peine de réfuter le système de Berkeley (1). Il écrivit pour l'Encyclopédie l'article Existence (2).

Bien qu'il ait subi l'influence évidente de la philosophie de Locke (3), il se rattacha fortement à la tradition cartésienne, et il a pu être réclamé par les spiritualistes modernes comme un de leurs précurseurs. Ajoutons que de leur côté les positivistes ont avec raison trouvé dans son deuxième discours de Sorbonne le germe d'une des idées principales d'Auguste Comte: la succession dans l'ordre des temps de trois grands systèmes pour l'explication de toutes choses la religion, la philosophie, la science (').

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Turgot eut le respect de toutes les opinions. A peine échappé de la Sorbonne, il écrivit sur la tolérance des lettres remarquables, et un petit ouvrage très ferme: le Conciliateur. Il reconnaissait au clergé le droit de repousser « par toute la puissance ecclésiastique les erreurs qu'il désapprouve »; mais il réclamait en même temps le droit des citoyens à jouir de la tolérance civile pour leurs opinions religieuses, et il n'admettait pas que l'État intervînt dans les querelles de foi et de dogme (3). Nous reviendrons sur cet important sujet (®). Bien qu'il n'ait écrit précisément aucun ouvrage d'éducation ou de morale, il avait sur ces matières des opinions très nettes et très arrêtées.

Ce qu'il a dit de l'instruction du premier âge est encore en grande . partie malheureusement vrai de nos jours.

« On nous apprend tout à rebours de la nature. Voyez le rudiment: on commence par vouloir fourrer dans la tête des enfants une foule d'idées les plus abstraites. Eux que la nature tout entière appelle à elle par tous les objets, on les enchaîne dans une place; on les occupe de mots qui ne peuvent leur offrir aucun sens, puisque le sens des mots ne peut se présenter qu'avec les idées, et puisque ces idées ne sont venues que par degrés, en partant des objets sensibles. Mais encore on veut qu'ils les acquièrent sans avoir les secours que nous avons eus, nous que l'âge et l'expérience ont formés. On tient leur imagination captive; on leur dérobe la vue des objets par laquelle la nature donne aux sauvages les premières notions de toutes les choses, de toutes les sciences même, de l'astronomie, de la géométrie, des commencements de l'histoire naturelle.

» Un homme, après une très longue éducation, ignore le cours des saisons, ne sait pas s'orienter, ne connaît ni les animaux, ni les

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plantes les plus communes. Nous n'avons point le coup d'œil de la nature (1). »

On voit que le rudiment des Jésuites de Louis-le-Grand lui avait laissé de mauvais souvenirs. Il n'aimait pas davantage les amplifications de rhétorique auxquelles on condamnait les jeunes gens de son temps. Aujourd'hui même n'en abuse-t-on pas ?

<< Rien n'est plus propre, disait-il, à fausser l'esprit et même à détruire la vérité du caractère; un cœur honnête ne s'échauffe pas à froid. L'éloquence est un art sérieux, et qui ne joue point un personnage..... On n'est point éloquent lorsqu'on n'a rien à dire (2). »

Il faut voir sur quel ton, et avec quelle élévation de pensée, dans une de ses lettres à Condorcet (3), il réfute la doctrine d'Helvétius et établit que la morale est fondée sur la justice. Il faut lire aussi, dans sa lettre à Mme de Graffigny ('), avec quelle sévérité il juge les travers et les vices de la société de son temps. En rappelant ses contemporains. à l'observation des lois de la nature et du devoir, il a devancé Jean-Jacques Rousseau, et dix ans avant lui, il a résumé dans quelques pages ce qu'il y a de meilleur dans l'Émile (3). Aujourd'hui encore, il n'y a presque rien à ajouter à ce qu'il pensait de l'éducation des enfants, du mariage et des égards réciproques que l'on se doit entre époux.

Il va sans dire qu'il avait étudié l'histoire, et d'abord il était allé comme d'instinct aux problèmes les plus élevés de la science historique. Tout le monde connaît ces discours de Sorbonne () qui offrent la première exposition raisonnée et suivie qu'on ait donnée de la théorie du progrès, ce dogme populaire des peuples modernes. Il avait un instant formé le projet de refaire dans un esprit nouveau, et avec une autre méthode que Bossuet, le discours sur l'histoire universelle. Nous avons le plan et quelques fragments de l'œuvre qu'il méditait ("). Nous possédons également, en partie du moins, le plan d'un grand ouvrage de géographie politique (*) qu'il avait rédigé, sur la demande d'un de ses condisciples décidé à entreprendre ce travail. Celui-ci recula devant un tel sujet, effrayé de l'étendue que Turgot aurait voulu lui donner.

A son entrée dans le monde, Turgot avait étudié le droit. Mais il ne l'avait pas appris seulement dans les livres ("). Comme substitut du procureur général, comme conseiller du Parlement, puis comme maître des requêtes, et enfin comme intendant, il avait dû mettre le droit en pratique, instruire des procès, trancher des différends, régler

(1) Lett. à Mme de Graff.; Euv. de T. Ed. Daire. II, 786-787.

(2) Disc. sur l'hist. univ.; Eur. de T. Ed.

Daire, II, 658.

(3) Id., 11, 795.

(4) Id., II, 785.

(5) Turgot philosophe, économiste et adminis

trateur, par A. Batbie, in-8°, 1861, p. 103, d'après une notice de Dup. Nem. Eur. de T. Ed. Daire, II, 785.

(6) Eur. de T. Ed. Daire, II, 586.

(7) Id., 11, 626.

(8) Id., II, 611.

(2) Coud., Vie de T., 18.

dans leurs moindres détails les affaires les plus compliquées. L'étude des codes n'avait point desséché son âme. Il n'avait point adopté comme évangile le texte d'une législation, tantôt puérile et tracassière, tantôt odieuse et barbare, rarement conforme à la justice ou même aux mœurs de l'époque. Il s'efforçait de suivre en tout l'équité.

« Forcé de juger une de ces causes, dit Condorcet, où la lettre de la loi semblait contraire au droit naturel, dont il reconnaissait la supériorité sur toutes les lois, il crut devoir le prendre pour guide de son opinion. » Il faisait les fonctions de rapporteur. Les conclusions de son rapport furent repoussées comme contraires à la loi écrite. Mais, quelques jours après, il eut la satisfaction de voir les deux parties venir à lui pour adopter une transaction conforme à ces mêmes conclusions. On préférait sa sentence à celle des juges (1).

Il entendait le droit en philosophe plutôt qu'en juriste. Il entendait la politique en législateur plutôt qu'en administrateur. Il était vivement frappé de l'énormité des abus et de la nécessité de les réformer. Peut-être n'y a-t-il pas de question importante, relative à la constitution de l'État et à l'organisation de la société, à laquelle il n'ait pensé longuement, et sur laquelle il ne soit parvenu à se former une opinion raisonnée. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette partie capitale de l'œuvre de Turgot; elle ne saurait être traitée avec fruit qu'après l'étude de son ministère (*). Rappelons seulement qu'il appartenait à une famille dévouée dès l'origine à la monarchie, et qu'il avait été dès sa jeunesse royaliste convaincu. Une anecdote rapportée par Mme du Hausset mérite d'être citée à ce sujet :

« Un jour que j'étais à Paris, dit-elle, j'allai dîner chez le docteur Quesnay, qui s'y trouvait aussi: il avait assez de monde, contre son ordinaire, et entre autres un jeune maître des requêtes, d'une belle figure, qui portait un nom de terre que je ne me rappelle pas [de Laulne], mais qui était fils du prévôt des marchands Turgot. On parla beaucoup d'administration, ce qui d'abord ne m'amusa pas; ensuite il fut question de l'amour des Français pour leur Roi; M. Turgot prit la parole et dit : « Cet amour n'est point aveugle, c'est un sentiment >> profond et un souvenir confus de grands bienfaits. La Nation, et je » dirai plus, l'Europe et l'Humanité doivent à un roi de France (j'ai » oublié le nom) la liberté; il a établi les communes, et donné à une » multitude immense d'hommes une existence civile. Je sais qu'on >> peut dire avec raison qu'il a suivi son intérêt en les affranchissant, » qu'ils lui ont payé des redevances, et qu'enfin il a voulu par là » affaiblir la puissance des grands et de la noblesse; mais qu'en » résulte-t-il? Que cette opération est à la fois utile, politique et > humaine. » Des rois en général on passa à Louis XV, et le même

(1) Cond., Vie de T., 20.

(2) V. la Conclusion.

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