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duite; et cependant nous allons nous séparer, au grand étonnement de ceux qui ne savent pas quels ressorts a fait jouer cette méchante femme, que je croyois mon amie; tant il est vrai qu'on ne peut pas porter de jugement sain sur la plupart des choses que l'on voit arriver, à moins que d'être bien instruit de toutes les circonstances.

J'ai connu peu d'hommes, en effet, avec qui il fût plus aisé de vivre qu'avec M. Pitt: il avoit une gaieté douce, une humeur égale et facile, beaucoup d'esprit sans prétention, le cœur droit et vrai; ensorte que, s'il étoit dans l'erreur, étoit toujours de bonne foi.

Lui connoissant cette dernière qualité comme je faisois, je n'ai jamais pu comprendre une chose assez-ridicule qui se passa entre lui et moi.

La première fois que j'étois seul à Turin, il m'étoit arrivé d'avoir présenté à Madame la Duchesse de Savoie cinq Gentilshommes Anglois à la fois, dont les noms baroques formoient une cacophonie singulière en les prononçant tous ensemble : c'étoient M M. Dutton, Kenrick, Melikan, Kelliken, et Carmichael. Cette présentation fit une sensation d'un moment, parce que quelques-unes des plus jeunes dames du palais

s'avisèrent d'en rire; et, m'ayant demandé les noms de ces messieurs par écrit, elles se firent un jeu d'imposer une peine à ceux qui manqueroient de bien prononcer vite ces noms. J'avois conté un jour ce trait à M. Pitt; et il en avoit ri. Deux ans après, à mon retour de Londres, ayant tous les Ministres étrangers à dîner avec lui, on vint à parler des présentations singulières à la Cour; chacun dit la sienne; et M. Pitt entr'autres raconta qu'il avoit eu occasion de présenter MM. Dutton, Kenrick, Melikan, Kelliken et Carmichael, ce qui avoit fort diverti le Roi et toute la Cour. Je ne revenois point de mon étonnement de voir avec quelle confiance il s'attribuoit, devant moi, une chose qu'il tenoit de moi-même, comme lui étant arrivée ; quelques-uns des Ministres, qui avoient été à Turin dans le temps, se regardèrent en souriant ; je ne dis rien, et le conte passa: je n'osai pas le lui rappeler ensuite, de crainte de le mortifier; et j'imaginai qu'il devoit l'avoit raconté si souvent, qu'il étoit parvenu à croire que cela lui étoit réellement arrivé; ce qui, en deux ans de temps, étoit pourtant un peu extraordinaire.

CHAPITRE XIV.

Marquis de Breille.-Comte de Viry, Ministre d'Etat à Turin.

Je trouvai la petite cour de Madame Martin augmentée d'un nouveau sujet très-considérable. Le Marquis de Breille, dont j'ai parlé au commencement de cette partie, en étoit devenu amoureux à quatre-vingt-un ans il avoit toute la vivacité, la mémoire et la gaieté d'esprit de sa première jeunesse ; il passoit sa vie avec elle, et l'amusoit plus que ne faisoient tous les jeunes gens dont elle étoit environnée. Dès le matin, il lui envoyoit un bouquet; à midi, il alloit luimême savoir de ses nouvelles. Il la quittoit pour aller diner chez lui, et revenoit après diner passer, le reste du jour avec elle; enfin, elle m'assuroit qu'elle préféroit infiniment l'attachement d'un vieillard, tel que le Marquis de Breille, qui ne songeoit qu'à lui plaire, à l'amour d'un jeune freluquet, qui ne songe qu'à se plaire à lui-même, et ne doute pas un moment qu'il ne fasse le même, effet sur toutes les femmes. Le Marquis avoit vécu si long-temps dans la meilleure compagnie, de l'Europe, qu'il étoit un excellent répertoire

des anecdotes curieuses et amusantes de son temps: il avoit une grâce et une facilité à les débiter, qui y donnoit un nouveau prix; et Madame Martin, qui avoit un esprit juste et délicat, savoit apprécier ce mérite. Elle étoit flattée, d'ailleurs, des assiduités d'un homme qui donnoit du relief au pouvoir de ses charmes : elle avoit su tirer le parti d'en imposer par là à son mari, qui n'osoit pas être d'un autre avis que celui de M. le Marquis de Breille; et puis le Marquis exigeoit si peu d'elle, qu'il étoit impossible d'obtenir tant d'avantages à des conditions moins onéreuses. Me trouvant toujours chez elle, aux heures où il y alloit, je mettois à profit le commerce qu'il avoit avec elle.

Le Marquis de Saint-Germain, qui avoit été Ambassadeur à Paris, étoit alors Secrétaire d'Etat pour les affaires étrangères: mais il se mouroit, et chacun commençoit à jeter les yeux sur celui qui pourroit le remplacer. On nommoit quelquefois le Comte de Viry, qui, s'étant fait un mérite de la négociation de la paix, avoit enfin obtenu de la Cour la permission d'être succédé à Londres par son fils. Il avoit reçu de magnifiques présens des Rois de France et d'Angleterre, entr'autres un portrait enrichi de très-beaux diamans et une tenture des Gobelins, de Sa Majesté Très-Chrétienne; il avoit eu de Sa Majesté Britannique une

pension de vingt mille livres, et s'étoit ensuite retiré dans ses terres en Savoie. Sur le prétexte de sa santé, il avoit différé jusqu'alors de venir à la Cour; mais la vérité étoit qu'il n'ignoroit pas que le Marquis de Saint Germain ne pouvoit le souffrir: il avoit raison de croire aussi que le Roi avoit encore sur le cœur d'avoir été forcé de le laisser à Londres, malgré qu'il en eût, par les moyens qu'il avoit employés pour cela. Ces raisons l'avoient empêché jusqu'ici de venir faire sa cour au Roi; et il avoit toujours trouvé quelques excuses pour reculer son voyage à Turin: mais quand il apprit que le Marquis de Saint-Germain étoit mourant, il se mit en chemin.

La vie est comme le jeu du trictrac; le plus habile se tire le mieux d'affaire: le dé ne dépend pas de nous dans l'un, non plus que les événemens dans l'autre ; mais la manière d'en user est ce qui fait la différence dans le succès. Le Comte de Viry excelloit surtout à tirer le meilleur parti de tout ce qui lui arrivoit; il le fit bien voir dans cette occasion: il voyageoit fort lentement, pour ne pas êtreà Turin avant la mort du Marquis de Saint-Germain; il recevoit secrètement tous les jours, sur la route, des nouvelles de l'état où il étoit; et il prit si bien ses mesures, qu'il arriva au moment où il étoit à l'agonie. Il fut à la Cour

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