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toucher quelque chose de la doctrine générale de la fatalité tant reprochée aux deux jeunes historiens de la révolution. On a tant parlé en tous sens de cette doctrine qu'on rattache communément à leurs noms, qu'il est impossible qu'on ne l'ait pas exagérée, comme cela arrive toujours. Le fait est qu'elle ressort du récit de M. Thiers à la réflexion, bien plutôt qu'elle n'est professée par lui. Il raconte et suit vivement les phases de la révolution, il les expose avec tant de lucidité, de vraisemblance et d'enchaînement, qu'on finit, ou peu s'en faut, par les juger inévitables. De là à excuser, à absoudre, à admirer même quelquefois les hommes qui ont figuré dans chaque phase avec désintéressement et grandeur, il n'y a qu'un pas, et l'historien, si l'on n'y prend garde, vous le fait faire. J'ai déjà moimême tant discuté ailleurs (1) cette théorie de la fatalité, cette forme particulière de la philosophie de l'histoire, qu'il me répugne de m'y étendre de nouveau qu'on me permette seulement de dire que je ne suis pas de ceux qui croient en général à un si visible et si appréciable enchaînement des choses humaines. Je crois volontiers à une loi supérieure des événements, mais aussi à la profonde insuffisance des hommes pour la saisir, et il y a trop de source d'erreur à ne faire que l'entrevoir la clef qu'on croit tenir nous échappe à tout moment. Il n'appartient qu'à Pascal sans doute d'oser dire crûment que, si le nez de Cléopâtre avait été plus long ou plus court, la

:

(1) Dans les articles du Globe précédemment indiqués.

face du monde aurait changé, et de se prévaloir nommément, comme il fait, du grain de sable de Cromwell; mais il me semble, dans le cas présent, avec Roederer (1), que le renversement du trône au 10 août n'était pas une conséquence inévitable de la révolution de 89; qu'il n'était pas absolument nécessaire que l'infortuné Louis XVI se rencontrât aussi insuffisant comme roi; une dose en lui de capacité ou de résolution de plus eût pu changer, modifier la direction des choses dès le début. Il me semble avec un historien philosophe, le sage Droz, que la révolution aurait pu être dirigée dans les premiers temps; et, une fois même qu'elle fut lancée et déchaînée à l'état d'avalanche, il dépendit de bien des accidents d'en faire dévier la chute et le cours. On a beau jeu de parler après coup de la conséquence inévitable des principes, mais, dans le fait, ils auraient pu courir et se heurter de bien des manières. Depuis quand a-t-on vu qu'un char, aveuglément lancé, portât-il une nation, ne pouvait verser à un tournant? Bonaparte, pour ne citer qu'un moment décisif, pouvait ne pas être au 13 vendémiaire sous la main de Barras; il pouvait être allé se promener à la campagne ce jour-là, et, la Convention une fois renversée par les sections, que serait-il arrivé? Les philosophes et les méditatifs aiment à se poser ces questions; l'historien, je le sais, n'y est pas également obligé. Comme il ne s'adresse qu'aux faits accomplis, et qu'il faut bien que ces faits, pour s'ac

(1) Chronique des Cinquante jours, pages 1 et 2.

complir, aient eu, dans leur rapport et leur succession, tout ce qui les rendait possibles, l'historien, dans sa rapidité, peut être sujet à les si bien lier et enchaîner, qu'à force d'être trouvés naturels, ils paraissent ensuite un peu trop nécessaires. L'histoire de M. Thiers produit trop ce genre d'illusion. Ici, comme bien souvent ailleurs, quand on le lit comme on l'entend, on marche avec lui sans se heurter aux objections; c'est son art et son prestige. Lui-même, on se demande s'il les a vues, tant il est habile et prompt à les éluder, tant l'on va sur ses pas à la persuasion d'un train facile. Quant au reproche d'avoir formulė, comme on dit, la marche de la révolution à l'état de loi fatale, il s'adresserait plutôt à M. Mignet qui, le premier, a dégagé expressément les conclusions; mais je me hâte d'ajouter que ce genre de reproche s'adresserait aussi bien à tout historien ou philosophe de l'ordre providentiel, à De Maistre par exemple, et qu'il pourrait remonter tant soit peu jusqu'à Bossuet. « Ceci a été, donc ceci a dû être, et il a fallu nécessairement tout ce mal pour enfanter ce bien; » ce ne sont pas seulement des fatalistes qui tiennent ce langage, et M. Mignet, par le haut développement grave et moral qui lui concilie tous les respects, a montré assez qu'il ne l'est pas.

L'histoire seule de M. Thiers ne nous paraîtrait pas devoir soulever toutes ces questions qui, ainsi posées, jurent plutôt avec la forme de cet entraînant récit. Ce qu'on a droit de trouver, c'est que ce récit est souvent plus simple, plus lucide que les choses elles-mêmes; qu'il n'y est pas tenu assez compte des obstacles, des mi

sères, des crimes, et qu'aussi, à force de se bien expliquer les situations successives et d'y entrer, les hommes (certains hommes aveugles et coupables) n'y sont pas assez marqués du signe qui leur appartient. La vivacité du sens historique s'y substitue presque partout à la sévérité morale des jugements; sur ce point il n'y a pas de système, il y a de l'oubli.

Ce n'est pas que les victimes, toutes les fois qu'elles passent, n'obtiennent de l'historien, quand elles en sont dignes, des accents de pitié et d'éloquence. Rien de plus pathétique chez lui que la mort des girondins, que celle de Marie-Antoinette. On peut trouver seulement que cette pitié pour les innocents n'est pas égalée par son indignation contre les bourreaux, et il semble qu'on puisse appliquer à son attitude ce vers du poëte :

Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.

N'oublions pas toutefois que, dans les simples et admirables pages où il raconte, après le 9 thermidor, la condamnation et la mort stoïque de Romme, Goujon, il s'écrie avec âme : « On profita de cette occasion pour << ordonner une fête commémorative en l'honneur des « girondins. Rien n'était plus juste: des victimes aussi «< illustres, quoiqu'elles eussent compromis leur pays, << méritaient des hommages; mais il suffisait de jeter << des fleurs sur leur tombe, il n'y fallait pas de sang. << Cependant on en répandit à flots; car aucun parti, « même celui qui prend l'humanité pour devise, n'est <sage dans sa vengeance. » Voilà des accents miséri

cordieux bien naturels et qui répondent à l'imputation de système.

Telle que nous la voyons, et avec ce mélange de qualités vives et d'oublis, l'histoire de M. Thiers a rencontré du premier jour deux classes inconciliables de lecteurs. Les témoins plus ou moins victimes de la révolution n'ont jamais consenti à y reconnaître cette marche régulière jusque dans le sang, cet ordre dans le désordre; ils ne se sont jamais laissé conduire par l'historien, si engageant qu'il fût, à ce point de vue distant où la perspective se dégage, où souvent elle se crée aussi. En revanche, les hommes tout à fait nouveaux, ceux qui, n'ayant rien vu de cette révolution, en ont admiré au berceau le sombre éclat, les patriotiques orages, et qui en recueillent ou qui même veulent en espérer encore les bienfaits, ceux-là ont accepté couramment et avec enthousiasme l'œuvre de M. Thiers; ils l'ont reçue en même temps que les chansons de Béranger, comme un héritage.

Ce livre, ainsi entendu, est la vraie histoire et comme la feuille ou la carte de route des générations qui sont encore en marche; c'est le journal de l'expédition, écrit à la veille du dernier triomphe. Quand on est arrêté, c'est différent; on veut plus de réflexion, plus de philosophie, on réagit contre les faits; mais, pour se laisser guider au fil du courant, rien de plus séduisant, de mieux vu et de plus rapide; les obstacles disparaissent, sont aplanis. Ce récit dramatique encourage, enflamme, et produit un peu l'effet d'une Marseillaise; il fait aimer passionnément la révolution.

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