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On peut trouver que, pour le cadre, l'auteur s'est souvenu des Dialogues du Tasse, et il le met effectivement en scène dans l'un des siens. Quant au fond, il ne relève que de lui-même et se classe, par la profonde et amère ironie, à côté de Lucien, de Swift et de Voltaire. Nous nous sommes souvenu, en plus d'un endroit, des Contes philosophiques et de Candide; mais Leopardi ne s'en souvenait pas; il est plus sérieux que Voltaire, alors même qu'il plaisante, et puis il va jusqu'au bout. On peut dire que le déisme de Voltaire est une inconséquence et souvent une dérision de plus. Leopardi a le malheur d'habiter en un scepticisme sans limites, et sa sincérité, lorsqu'il écrit, n'en suppose aucunes. Il a rang parmi le petit nombre de ceux qui ont le plus pénétré et retourné en tout sens l'illusion humaine. Un des dialogues les plus originaux et les plus frappants est celui de Ruysch et de ses momies. Ce grand anatomiste se trouve une nuit éveillé par le bruit des morts de son cabinet qui se sont remis à vivre, qui dansent en ronde et chantent en chœur un hymne à leur grande patronne la Mort; c'est par cet hymne en vers que le dialogue commence. Ruysch éveillé regarde à travers les fentes de la porte, il a un moment de sueur froide malgré toute sa philosophie; il entre pourtant : « Mes enfants, à quel jeu jouez-vous? ne vous souvenez-vous plus que vous êtes des morts? que signifie tout ce tintamarre? Serait-ce par hasard la visite du czar (1) qui

(1) Pierre le Grand, dans son séjour en Hollande, avait visité le cabinet de Ruysch.

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vous aurait monté la tête, et croyez-vous n'être plus soumis aux mêmes lois qu'auparavant?... » Et l'un des morts lui apprend que ce réveillon ne tire pas à conséquence, que c'est la première célébration de la grande année mathématique qui s'accomplit en ce moment, et que les morts n'en ont plus de ce rare sabbat périodique que pour un quart d'heure. Ruysch en profite pour les interroger sur tant de choses qu'ils doivent savoir mieux que les vivants; et le quart d'heure est bientôt passé, même un peu trop vite pour le philosophe et avant qu'il ait obtenu toutes les réponses satisfaisantes (1). - Dans le dialogue intitulé Parini, ou de la Gloire, Leopardi met dans la bouche du sage poëte Parini, sous forme de conseils à un jeune homme, ses propres réflexions, qui sont comme le développement des paroles de l'antique Théophraste. Mais, après avoir touché une à une toutes les vanités, tous les caprices de la gloire, l'avoir poussée et harcelée en ses derniers retranchements, Parini n'en conclut pas moins qu'il faut suivre sa vocation d'écrivain quand elle est telle, et obéir coûte que coûte à son destin, avec une âme forte et grande (2). Ce petit traité fait songer à celui

(1) Ce dialogue, ainsi que celui de la Nature et d'un Islandais et aussi la Gageure de Prométhée, ont été traduits en français par M. de Sinner et insérés dans le Siècle, recueil périodique dirigé par M. Artaud (1833, tomes I et II); ils furent alors trop peu remarqués.

(2) Parlant ailleurs de la gloire, à la fin de son Épître au comte Pepoli, Leopardi l'appelle « non pourtant une vaine déesse, mais une déesse plus aveugle que la fortune, que le destin et que l'a-

mour. »

de Cicéron sur la Gloire, qu'on a perdu; il en est la réfutation subsistante. Sous le titre des Dits mémorables de Philippe Ottonieri, Leopardi nous donne son propre portrait en Socrate, ses propres maximes pratiques; c'est là encore qu'on sent à chaque mot un Ancien né trop tard et dépaysé. Le tout se résume dans cette épitaphe composée par Ottonieri pour lui-même:

LES OS

DE PHILIPPE OTTONIERI,

NÉ POUR LES OEUVRES DE VERTU

ET POUR LA GLOIRE:

IL A VÉCU OISIF ET INUTILE;

IL EST MORT SANS RENOM,

NON PAS SANS AVOIR CONNU

SA NATURE ET SA

FORTUNE.

Le caractère de l'ironie socratique n'a jamais été mieux analysé et défini qu'au début de ce petit traité, digne d'être lu après Platon (1).

Comme je n'ai pas la prétention d'enregistrer au complet tous les écrits de Leopardi, je note seulement, au nombre de ses derniers travaux qui tiennent encore à la philologie, sa traduction de la chronique grecque

(1) Bothe, en faisant connaître à l'Allemagne les Dits mémo⚫ rables d'Ottonieri, les avait pris d'abord pour une biographie réelle d'un personnage de ce nom, et ne s'était pas aperçu ́ que l'auteur, en établissant son Ottonieri à Nubiana, dans la province de Valdivento, entre d'emblée dans la géographie d'Utopie, de Barataria et de l'ile des Lanternes.

précédemment indiquée (Martyre des saints Pères du mont Sinaï), en style trécentiste, qu'il publia en 1826; et peu après, en 1827, la traduction qu'il donna d'un discours de Gémiste Pleton, grand orateur et, qui plus est, penseur du Bas-Empire, venu trop tard ou trop tôt, et avec lequel il pouvait se sentir de certaines affinités (1). Vers 1830, la santé de Leopardi, âgé seulement de trente-deux ans, était tellement perdue qu'elle ne lui permettait que de rares instants d'application. Une édition de ses poésies, qui parut alors à Florence, était précédée de cette préface si touchante et si lamentable :

<< Mes chers amis,

<< Florence, 15 décembre 1830.

« C'est à vous que je dédie ce livre, où je cherchais, comme on le cherche souvent par la poésie, à consacrer ma douleur, et par lequel à présent (et je ne puis le dire sans larmes) je

(1) Leopardi attribuait une grande importance aux bonnes traductions, une importance proportionnée à l'idée qu'il s'était formée de l'excellence des anciens. Dans la préface qu'il mit au discours de Gémiste Pleton, il conteste l'opinion de son ami Giordani qui avait parlé de ce genre d'exercice comme n'étant profitable que dans l'enfance des littératures; pour lui il pense, dit-il, que « les a livres des Anciens, Grecs ou Latins, non-seulement sur toute << autre matière, mais en philosophie, en morale, et en de tels << genres dans lesquels les Anciens sont réputés si inférieurs aux « modernes, que ces livres, s'ils étaient, moyennant de bonnes « traductions, plus généralement répandus qu'ils ne le sont et « ne l'ont jamais été, pourraient améliorer beaucoup plus qu'on ne a croit les habitudes, les idées, la civilisation des peuples, et à «< certains égards plus efficacement que les livres modernes. >> Dans la liste des écrits publiées ou inédits de Leopardi nous trouvons, en conséquence, bon nombre de traductions.

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prends congé des lettres et de l'étude. J'avais espéré que ces chères études soutiendraient un jour ma vieillesse, et je croyais, après la perte de tous les autres plaisirs, de tous les autres biens de l'enfance et de la jeunesse, en avoir acquis un du moins qu'aucune force, qu'aucun malheur ne me pourrait enlever; mais j'avais vingt ans à peine quand, par suite de cette maladie de nerfs et de viscères qui me prive de l'usage de la vie et ne me donne même pas l'espérance de la mort, ce cher et unique bien de l'étude fut réduit pour moi à moins de moitié; depuis lors, et deux ans avant l'âge de trente ans, il m'a été enlevé tout entier, et sans doute pour toujours. Car, vous le savez, je n'ai pu lire moi-même ces pages que je vous offre, et il m'a fallu, pour les corriger, me servir des yeux et de la main d'autrui. Je ne sais plus me plaindre, mes chers amis; la conscience que j'ai de la grandeur de mon infortune ne comporte pas l'usage des paroles. J'ai tout perdu; je suis un tronc qui sent et qui pâtit. Sinon que, pour consolation en ces derniers temps, j'ai acquis des amis tels que vous; et votre compagnie, qui me tient lieu de l'étude, et de tout plaisir et de toute espérance, serait presque une compensation à mes maux, si la maladie me permettait d'en jouir comme je le voudrais, et si je ne prévoyais que bientôt peut-être ma fortune va m'en priver encore, en me forçant à consumer les années qui me restent, sevré des douceurs de la société, en un lieu beaucoup mieux habité par les morts que par les vivants; votre amitié me suivra toutefois, et peut-être la conserverai-je même après que mon corps, qui déjà ne vit plus, sera devenu poussière. Adieu.

« Votre LEOPARDI. >>

Qui ne serait touché de la sensibilité profonde qui s'exhale en cette espèce de testament du poëte? Elle ne cessa d'animer jusqu'au dernier soupir les accents de Leopardi. Oserai-je exprimer ici une manière d'in

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