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la vie elle-même. Rejetés de la terre, qui n'était plus tenable, ils émigrèrent ailleurs; ils essayèrent (c'est Leopardi qui parle) des perspectives chrétiennes et de l'autre vie, comme consolation dernière.

Tel est le point de vue de Leopardi, le pôle fixe auquel il rapporte désormais tous ses jugements et ses sentiments. Il considère Brutus comme le dernier des Anciens, mais c'est lui qui l'est. Il est triste comme un Ancien venu trop tard. Il n'a pas voulu rendre son épée et il est prêt à s'en percer dix fois le jour. Mélancolie haute et généreuse, invincible attitude, fierté muette et indomptable, il y a dans ce désespoir aussi bien des traits d'originalité (1).

(1) Dans un article sur les Études d'Histoire romaine de M. Mérimée, M. de Rémusat, vengeant les anciens Romains de quelques accusations trop promptes, a dit : « Auprès des vices de Rome, au déclin même des anciennes mœurs, que d'exemples de dignité, d'empire sur soi, de mépris de la souffrance et du danger! Auprès des violences sanglantes de quelques réactions passagères, quel respect habituel pour la vie des citoyens au milieu des luttes de la politique! Il n'était point d'inimitié de parti, point d'accusation capitale que le plus menacé des hommes ne pût conjurer à temps en s'exilant lui-même; et tel était leur amour pour ce qu'ils appelaient leur dignité, qu'ils ressentaient un voluptueux exil comme un cruel déshonneur, et que, dans une guerre civile, le vaincu, qui pouvait aisément sauver sa tête, aimait mieux, sans effort et sans bruit, se faire égorger noblement par un esclave. Il y a, dans la manière de penser et de sentir des anciens, de telles différences dès qu'on les compare à nous, qu'il faut, si l'on ne veut leur faire injustice, les connaître tout entiers. A les juger dans l'ensemble, les Romains n'ont point usurpé cette admiration traditionnelle qui s'attache à leur nom. Nos idées et nos lumières ont pu améliorer l'ordre social, mais je ne sais si les hommes des temps modernes sont meilleurs pour être plus faibles, et les pro

Notre âge a compté d'autres poëtes et peintres du désespoir Byron, Shelley, Oberman. Ces trois noms. suffiraient pour parcourir une triple variété frappante d'incrédulité, de scepticisme et de spinosisme. Shelley abonde plutôt en ce dernier sens qu'il embellit, `qu'il orne et revêt des plus riches couleurs; on a volontiers chez lui l'hymne triomphal de la nature. Oberman, étranger à toute ivresse, promène sur le monde son lent regard gris et désolé. Byron, si capable de retour éclatant vers l'antique, est celui qui a le plus de rapport avec Leopardi; et certes, l'un comme l'autre, ils durent méditer bien souvent ce sublime et désespéré monologue d'Ajax prêt à se tuer, en face de son épée. Mais Leopardi garde en lui, nous le répétons, ce trait distinctif qu'il était né pour être positivement un Ancien, un homme de la Grèce héroïque ou de Rome libre, et cela sans déclamation aucune et par la force même de sa nature. Il croyait que là seulement l'homme avait eu une vue simple des choses, un déploiement heureux et naturel de ses facultés. Il regrettait cette vie publique de l'agora et cette existence expansive en face d'une nature généreuse. Il oubliait un peu que Socrate déjà avait dit qu'il était impossible de vaquer aux choses publiques en honnête homme et de s'en tirer sain et sauf, et que Simonide avait déjà déploré amèrement la misère de la race des hommes; ou plutôt il ne l'oubliait pas, mais il croyait qu'à travers

grès ne sont pas des vertus. » Cette page est un beau commentaire de la manière de sentir de Leopardi.

ces plaintes et ces écueils inévitables, il y avait lieu, en ces temps-là, de vivre d'une vraie vie, au lieu d'être, comme aujourd'hui, jeté dans le monde des ombres.

Comme il faut pourtant qu'on soit toujours (si peu qu'on en soit) du temps où l'on vit, Leopardi en était par le contraste même, par le point d'appui énergique qu'il y prenait pour s'élancer au dehors et le repousser du pied. Mais de plus lui-même, sans s'en douter, il avait gardé du christianisme en lui; les anciens n'aimaient pas, à ce degré de passion qu'on lui verra, l'amour et la mort; quelques-unes de ses pièces semblent être d'un Pétrarque incrédule et athée (pardon d'associer ces mots!), mais d'un Pétrarque encore.

Car qu'on ne croie pas que Leopardi était tout entier dans les énergiques et farouches accents dont nous avons déjà cité maint exemple, et dont la paraphrase qu'il donne des paroles de Brutus est chez lui l'expression la plus superbe (1): on a là le côté, pour ainsi

(1) En voici la fin : « O caprices du sort! ò espèce fragile! nous sommes la moindre partie des choses; les glèbes teintes de notre sang, les cavernes où hurle l'hôte qui nous déchire, ne sont point troublées de notre désastre, et l'angoisse humaine ne fait point pâlir les étoiles.

« Je ne fais pas appel, en mourant, aux rois sourds de l'Olympe ou du Cocyte, ni à l'indigne terre, ni à la nuit; je ne t'invoque point non plus, dernier rayon dans l'ombre de la mort, ò conscience de l'âge futur! La morne fierté du tombeau se laissa-t-elle jamais apaiser par les pleurs, ou orner par les hommages et les offrandes d'une foule vile? Les temps se précipitent et empirent: c'est à tort que l'on confierait à des neveux gâtés (a putridi nepoti) l'honneur des âmes fortes et la vengeance suprême des vaincus.

dire, historique de son talent; c'est comme la ruine romaine dans le grand paysage; mais souvent il s'y promène seul, rêveur, et animé d'une mélancolie personnelle, toujours profonde et à la fois aimable. Il publia à Bologne, en 1826, un petit volume pour compléter les Canzoni, et qui y fait par le ton un gracieux contraste. Les idylles, les élégies y tiennent la meilleure place. Nous oserons en reproduire quelques-unes en vers, prévenant le lecteur, une fois pour toutes, que nous savons toute l'infériorité de l'imitation, que nous avons par instants paraphrasé plutôt que traduit, et que bien souvent, par exemple, nous avons mis cinq mots là où il n'y en a que trois. Chez Leopardi, je le rappelle, pas un mot inutile n'est accordé ni à la nécessité du rhythme ni à l'entraînement de l'harmonie : la simplicité grecque primitive diffère peu de celle qu'il a gardée et qu'il observe religieusement dans sa forme. Malgré tout, nous croyons avoir mieux réussi de cette façon à donner quelque idée de la muse tendrement sévère (1).

Qu'autour de moi le sombre vautour agite en rond ses ailes; que la bête féroce serre sa proie, ou que l'orage entraîne ma dépouille inconnue, et que le vent accueille mon nom et ma mémoire! >>

(1) L'Allemagne, toujours si au courant, possède, depuis plusieurs années, des traductions en vers du poëte. M. Bothe (le savant éditeur d'Homère) en a traduit quelques morceaux, et M. Karl Ludwig Kannegiesser, traducteur de Dante, a également traduit tout le recueil de Leopardi. Puisque j'en suis à ces indications d'outre-Rhin,je noterai aussi un excellent article biographique sur Leopardi, par M. Schulz, dans l'Italia (espèce d'almanach allemand rédigé à Rome par des Allemands qui vivent en Italie, année 1840), et des articles de la Gazette d'Augsbourg (septembre 1840), par M. Blessig.

L'INFINI.

J'aimai toujours ce point de colline déserte,
Avec sa haie au bord, qui clôt la vue ouverte
Et m'empêche d'atteindre à l'extrême horizon.
Je m'assieds: ma pensée a franchi le buisson;
L'espace d'au delà m'en devient plus immense,
Et le calme profond et l'infini silence

Me sont comme un abîme; et mon cœur bien souven'
En frissonne tout bas. Puis, comme aussi le vent
Fait bruit dans le feuillage, à mon gré, je ramène
Ce lointain de silence à cette voix prochaine :
Le grand âge éternel m'apparaît, avec lui
Tant de mortes saisons, et celle d'aujourd'hui,
Vague écho. Ma pensée ainsi plonge à la nage,
Et sur ces mers sans fin j'aime jusqu'au naufrage.

LE SOIR DU JOUR DE FÊTE.

Douce et claire est la nuit, sans souffle et sans murmure;
A la cime des toits, aux masses de verdure,

La lune glisse en paix et se pose au gazon,
Et les coteaux blanchis éclairent l'horizon.

Déjà meurent les bruits des passants sur les routes;
Les lampes aux balcons s'éteignent presque toutes,
Ma Dame, et vous dormez; car le sommeil est prompt
A qui n'a point d'ennui qui lui charge le front.
Et votre cœur ignore, en sa calme retraite,
Ma blessure profonde et que vous avez faite.
Vous dormez; et je viens, sous l'aiguillon cruel,
A ma fenêtre ouverte, en face du beau ciel,
Saluer cette antique et puissante nature,

Mais qui, pour moi chétif, ne fut jamais que dure :
«Loin de toi l'espérance, enfant, m'a-t-elle dit;
Oui, même ce rayon, l'espoir, t'est interdit.

Qu'en aucun temps tes yeux ne brillent que de larmes! »

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