صور الصفحة
PDF
النشر الإلكتروني

En latin, de même il goûte fort Sénèque, mais sans préjudice de Cicéron; il adore Tacite, mais sans moins apprécier Tite-Live. Sur Horace, sur Virgile, il rattrape toute sa sensibilité, sa finesse morale, sa jeunesse d'impressions, comme aux jours où il en causait sous les allées de Montmorency. C'était un esprit tout latin, exquis, acquis. C'est en latin, peut-être, qu'il a eu sa plus grande ouverture d'angle, toute son envergure. La conversation, quand elle dérivait là-dessus, devenait avec lui des plus intéressantes et des plus fines: sous son sourcil gris, son petit œil étincelait. Là il est original et exprime des opinions particulières sur Phèdre, sur Cornelius Nepos, qu'il ne craint pas de dégrader de leurs honneurs classiques usurpés.

Le livre de M. Nisard l'avait fort remis en train et en humeur sur ces sujets; il était très-frappé de ce livre de M. Nisard, peut-être un peu trop, comme quelqu'un qui, peu accoutumé au moderne, le trouve tout d'un coup singulièrement gracieux sous ce pavillon.

Ses opinions. sur les poëtes et les philosophes modernes, même sur les historiens célèbres de nos jours, seraient capables d'étonner. J'essayais un jour de le convaincre sur Lamartine, et je lui récitais la strophe:

Ainsi tout change, ainsi tout passe,
Ainsi nous-mêmes nous passons, etc.;

il me répondit que c'était, en effet, fort bien conju guer le verbe. Il accordait à contre-cœur quelque talent à Chateaubriand. Il ne craignait pas d'avouer que, dans les comités des Chambres dont il faisait partie, il

lui eût été plus facile de s'entendre, ou du moins de contester, avec M. de Bonald qu'avec M. Royer-Collard (1). Ce sont là de ces extrémités de jugements qui marquent à la fois la limite et l'écueil; je les appelle les déportements de cet homme judicieux.

Tout ceci dérivait en grande partie d'une même source. Habitué à trop accorder à la méthode, à la discipline, M. Daunou ne faisait pas d'acception intime, de distinction radicale entre les esprits. Il était prêt, par exemple, à mettre un bon sujet qui se soigne sur la même ligne qu'un beau génie qui se néglige, et peut-être il était à craindre qu'il ne le préférât à ce dernier. L'invention en toute chose ne le frappait point assez ; il ne lui donnait jamais le pas décisif sur l'ordre et sur l'expression. En érudition, il raillait volontiers les Saumaise, et il accordait un peu trop de crédit historique à Marmontel. Il n'entendait rien du tout, j'oserai dire, au grand homme non littéraire, et n'admettait pas plus Mahomet que Grégoire VII, pas plus Alexandre que Napoléon. Qu'est-ce que le génie? La raison sublime, répondait-il avec Chénier; mais si un seul des degrés qui, du bon sens, de la raison vulgaire, conduisent jusqu'au haut de l'échelle, se trouvait brisé, il était rétif et ne montait plus.

En chacun de ces points encore, on le trouverait bien fidèle au XVIe siècle, qui, tout matérialiste qu'il était en finissant, croyait surtout à l'éducation, à l'acquisition, au fiunt plutôt qu'au nascuntur.

(1) Il y avait en effet beaucoup de condillacisme, quant au procédé et à la forme, chez M. de Bonald.

A un certain moment, la génération qui surgissait vers 1822, surtout la jeune école historique, venait à M. Daunou comme à un maître et à un chef vénéré. Dans l'âge de la ferveur impétueuse et de l'enthousiasme, on est quelque temps avant de comprendre que le plus grand témoignage qu'on puisse souvent donner aux hommes arrivés et désabusés, c'est de se tenir à distance ou de ne les prendre que par les surfaces qu'ils offrent. M. Daunou éluda plus qu'il n'eût fallu ces hommages sincères, s'entr'ouvrit à peine et bientôt se referma. Il découragea sans doute alors plus d'un admirateur distingué dont le contact l'eût heureusement excité, et dont le mouvement l'eût rajeuni. Vers la fin, un peu plus seul ou plus indulgent, il paraissait moins insensible aux avances, et la connaissance personnelle de l'homme le faisait quelquefois revenir sur l'ouvrage.

Mais quand il avait quelque chose de direct contre une personne, il n'en revenait jamais ajoutons vite. que si le jugement chez lui pouvait, en de certains cas, sembler vindicatif, le cœur lui-même ne l'était pas.

La conversation, la familiarité avec lui, tel que nous venons de le décrire, ne laissait pas d'avoir ses difficultés, on le comprend; il y avait une première glace à rompre, et, même lorsqu'elle était rompue, certains points demeuraient à jamais interdits et inabordables. Son commerce pourtant, lorsqu'on parvenait à s'y établir et à y faire quelques progrès, n'en avait que plus de prix. M. Natalis de Wailly a eu, mieux que personne, raison de noter cette « bienveillance qui,

triomphant peu à peu de sa timide réserve, communiquait à son exquise politesse tous les charmes de l'affabilité. >> Entre gens d'autrefois, entre bonnes gens et du pays, M. Daunou retrouvait, à de rares moments, des éclairs de gaieté qui faisaient plaisir à voir, et on a pu l'entendre, après certains dîners où les vieux souvenirs étaient en jeu, se mettant tout d'un coup à fredonner quelque chansonnette de son jeune temps.

Tel qu'il vient de s'offrir et que chacun peut désormais le considérer avec nous, c'était un homme rare, non-seulement distingué, mais unique en son genre, un de ces hommes qu'il faut connaître pour recevoir la tradition, et qui pourtant avait son cachet à part entre tous les autres individus réputés comme lui du xvme siècle; c'était un caractère, une nature originale par son ensemble, médaille d'un autre âge conservée tout entière dans le nôtre, et où pas une ligne n'était effacée. En le dessinant comme nous avons essayé de le faire, en passant et repassant le trait sur les lignes de cette figure modeste, mais expressive, en y indiquant soigneusement les creux et les dégageant à nu, nous n'avons certes pas prétendu diminuer l'idée qu'on en doit prendre; nous croyons plutôt que c'est ainsi que le vieux maître a chance de se mieux graver et plus avant dans la mémoire, et qu'au milieu de tant de physionomies transmises qu'un vague et commun éloge tendrait à confondre, la sienne, plus restreinte, demeurera aussi plus reconnaissable.

1er août 1844.

Cette Étude sur M. Daunou a paru satisfaire bon nombre des personnes qui l'avaient le plus connu, mais évidemment elle n'a point satisfait M. Taillandier, celui même que j'ai appelé son digne exécuteur testamentaire, et dont je louais le volume de Documents biographiques. En publiant une seconde édition de cet Écrit, M. Taillandier s'est attaché à me trouver en faute sur deux points, où il a cru pouvoir me réfuter: 1o M. Taillandier suppose (page 224 de son Écrit) que j'ai fait une confusion entre les opinions de Daunou et celles de Rulhière; que j'ai pris pour l'expression des sentiments de Daunou ce qui n'était sous sa plume qu'une analyse de ceux de Rulhière. Or, c'est une confusion que je n'ai nullement faite (voir précédemment page 44, à la note), et je m'étonne qu'un homme exact comme M. Taillandier me l'ait si adroitement prêtée. 2o M. Taillandier, contrarié d'une anecdote que j'ai racontée (page 40), a trouvé plus court de la nier (Documents biographiques, pages 196). Sans épiloguer sur le jour précis où la scène en question eut lieu, ce qui n'importe guère, je puis certifier que j'ai entendu le récit de la bouche de M. Daunou même et de celle d'une personne qui a vécu plus de quarante ans près de lui. Cette personne, un peu indiscrète en cela peut-être, mit l'anecdote sur le tapis; M. Daunou intervint pour expliquer, pour rectifier. J'écoutais, et je n'y ai mis que le sourire. C'est ce sourire qui m'a valu la réfutation un peu sèche de M. Taillandier, qui ne sourit pas. M. Daunou a eu ses dévots: bien jeune, je n'en ai jamais été avec lui qu'au respect et à l'estime.

Et comme dernier mot à ceux qui ne concevraient pas que cette estime pût s'allier avec un peu de critique, pas plus qu'ils ne conçoivent que quelques actes courageux puissent se concilier avec une habitude craintive, je dirai nettement: M. Daunou, tel que je l'ai connu dans les vingt et une dernières années de sa vie, était ce qu'on peut appeler une nature timorée, un trembleur. C'est cette disposition de son tempérament qui rend précisément si méritoires ses actes de courage moral dans le passé. Un grand fonds de constance morale jointe à un tempérament timide, voilà le trait singulier de ce caractère. Le biographe officiel fait tout ce qu'il peut pour en masquer et en effacer l'originalité; ce sont gens qui ôteraient les rides à un portrait de vieillard. « Voyez-vous cela? disait Cromwell à son peintre, en lui montrant les rugosités et les verrues de son visage; il faut avoir soin de me le laisser. » Mais il est peu de gens qui osent prendre sur eux de le faire.

« السابقةمتابعة »