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chagrins, ce talent ne voilât presque, ne déguisât dans de trop riches images le fin de l'esprit et le réel de l'érudition. Plus d'un aperçu ingénieux aurait gagné, je le crois bien, à être rendu d'une manière plus simple, plus purement spirituelle, et avec l'habitude si française de l'auteur. Au reste, ce qui est éclatant, noble et d'une élévation éloquente, je l'accepte de grand cœur et le salue. En fait de talent, le luxe n'est pas déjà chose si vulgaire. Assez d'honnêtes gens dans ces doctes matières s'en scandaliseraient volontiers, et pour cause; ce serait le cas de leur répondre avec le poëte: « Ah! cesse de me reprocher les aimables dons de Vénus; les dons brillants des immortels ne sont jamais à dédaigner; eux seuls les donnent, et ne les a pas qui veut. » Je ne voudrais décidément rabattre dans la manière de l'auteur que ce qui semblerait trahir le voisinage d'une fausse école dont son excellent esprit n'est pas. M. de Saint-Priest possède à un haut degré les qualités littéraires : il en faisait déjà preuve dans sa jeunesse, et, quoiqu'il l'ait sans doute oublié luimême aujourd'hui, d'autres que l'inexorable Quérard se souviennent encore de gracieux essais par lesquels il préludait avec aisance et goût dans la mêlée, alors si vive. Je regretterais trop de quitter ses savants volumes sans donner idée du caractère animé, brillant et tout à fait heureux de bien des pages, et je détache de préférence, comme échantillon, celles où il nous exprime l'état vivant des croyances et des mœurs rustiques dans le midi de l'empire au lendemain de Théodose. On pourrait citer d'autres passages plus im

posants et plus énergiques, mais aucun assurément de plus gracieux :

« Dans toutes les villes, les temples tombaient à la fois sous la spoliation et l'anathème; il n'en était pas ainsi des campagnes. Là, les croyances étaient des impressions et non des doctrines; elles tenaient moins du raisonnement que de l'habitude. Plus naïves et plus matérielles que dans les villes, elles étaient plus persistantes. Lorsque l'empire officiel presque tout entier s'agenouillait devant la Croix, un édit d'Honorius, publié en 399 (1), proscrivait les libations dans les festins, les torches funèbres, les guirlandes d'Hymen et jusqu'à ces dieux Lares tant chantés par les poëtes et si chers aux descendants des Arcadiens et des Pélages. Inutile défense! on le voit par ces ordonnances mêmes: de toutes les empreintes du paganisme, celle-là seule demeurait inaltérable. Le Jupiter d'Olympie était lentement descendu de son piédestal de marbre; la virginité de Minerve ne se manifestait plus dans la blancheur symbolique de l'ivoire; tous les dieux du lectisterne gisaient sans honneur au pied de leur lit de pourpre; mais la Naïade indigène habitait encore sa source, l'Hamadriade locale n'avait point déserté son bois d'oliviers. Ni le glaive ni les édits n'avaient pu dissiper le prestige charmant de ce panthéisme rural, immortalisé par Hésiode et par Virgile : l'Ager romanus, les vallons de l'Arcadie ou de la Sabine, conservèrent longtemps ces fêtes gracieuses où Pan et Palès, à l'ombre des platanes, au bruit des fontaines murmurantes, recevaient la brebis marquée de cinabre et la fleur de pur froment. La fiancée, longtemps encore, quitta la maison paternelle au son des flûtes, et,

(1) On peut voir, sur cet édit et sur les circonstances précises, le chap. 1, liv. IX de l'Histoire de la Destruction du Paganisme en Occident, par M. Arthur Beugnot, et aussi la note qui termine le chap. 1, liv. X.

bien avant dans les siècles, la lampe domestique éclaira sous le chaume des dieux Pénates, exigus comme elle et, comme elle, pétris d'argile. Malgré les édits sans nombre, ce riant paysage des Géorgiques ne s'effaça que par degrés et disparut lentement devant le soleil du christianisme. Écrit dans le Ive siècle, et, selon quelques scholiastes, cent ans plus tard, le poëme de Daphnis et Chloé reproduit sous une forme idéale sans doute, mais exacte, l'état religieux des campagnes à la dernière époque du culte des dieux. L'aspect général des localités était encore tout coloré du paganisme. En Grèce, en Italie, telle bourgade, telle petite ville, étaient déjà chrétiennes; la foule se rendait dans les basiliques transformées en églises; les préaux, les chemins, étaient semés de croix; pourtant, au fond du bois, au détour d'un angle caché par les chênes verts, sur le bord du ruisseau ou du lac, on voyait se mirer paisiblement dans l'eau la grotte des Nymphes, grande et grosse roche, ronde par le dehors, au dedans de laquelle se cachaient quelques statuettes en pierre de Naïades ou de Napées, les bras nus,... les cheveux épars sans tresses,... le visage riant et la contenance telle comme si elles eussent ballé ensemble (1). Là, sé rendaient les garçons et les filles; ils couronnaient de fleurs les images des Nymphes, non plus par religion, mais par une sorte d'instinct machinal; la douce mythologie, inséparable de toutes les impressions du plaisir, était encore le langage de l'amour; les cœurs demeurèrent longtemps sous la protection de cet enfant jeune et beau, qui a des ailes, et pour celle cause prend plaisir à hanter les beautés ;... qui domine sur les éléments, les étoiles et sur ceux qui sont dieux comme lui. Si le rituel de la théogonie grecque est resté inséparable de toutes les formes de la galanterie; s'il constituait, il y a peu de temps encore, ce qu'on appelle poésie et littérature; si Vénus, Cupidon et les Grâces ont été fêtés dans nos chansons, qu'on juge de leur empire sur ceux

(1) Longus, d'Amyot.

dont, la veille encore, ils étaient le culte et la foi. Semailles, moissons, vendanges, tout relevait, comme par le passé, de Cérès, de Bacchus et de Pomone.

<< Dans cette pastorale exquise, toute la population des campagnes romaines ou grecques est fidèlement reproduite. C'est un mélange singulier des fleurs idéales de l'imagination et des hideuses réalités de la vie servile. On y voit le colon, l'esclave, porter un esprit subtil dans un corps robuste, baigné de laborieuses sueurs. L'extrême nonchalance s'allie au travail excessif, une sécurité complète aux périls les plus imminents. Tant que durent la jeunesse et la beauté, l'existence n'est qu'une fête, par la protection souvent coupable d'un maitre. Sous le plus doux ciel du monde, le berger joue de la flûte le long du jour, accoudé sur les rochers et regardant la mer de Sicile. Vienne la vieillesse ou le dégoût du patron, au loisir succède le labeur, à la flûte l'émondoir, à l'indulgence les ergastules et le fouet. La religion n'est plus une croyance, mais une suite de coutumes puériles et gracieuses, renouvelées à des époques précises. Le christianisme ne prit pas d'emblée ces têtes légères, préoccupées de mille petites divinités riantes et protectrices; il s'y insinua doucement comme une clarté sagement ménagée dans des paupières longtemps aveugles et encore débiles.

<< En consultant le roman comme peinture de mœurs, on reconnaît dans Daphnis et Chloé des traces sensibles de la période païenne. La passion n'y est pas toujours délicate. dans son langage, ni naturelle dans son objet. Cependant, si les vices qui ont déshonoré la Grèce s'y retrouvent dans toute leur laideur, ils ne s'y montrent plus dans leur audace, ils ne sont plus attribués qu'à des êtres difformes ou ridicules, placés par l'esprit. le cœur et le sang, au dernier degre de l'échelle sociale. La jeunesse imprévoyante et frivole se rit encore de ces aberrations, mais ne les partage plus; Astyle raille Gnathon sans songer à devenir son complice. La révolution opérée dans les mœurs ne se fait encore sentir que par d'imperceptibles nuances; toutefois elle apparaît

évidente dans une autre partie du tableau: Gnathon l'esclave est en plein polythéisme; Astyle, le jeune patron, s'amuse et se divertit encore aux gaietés païennes; les amours naïves et sensuelles des deux bergers flottent entre les deux croyances; mais Cléariste et Dionysophane, le vieux patricien et l'antique matrone, ont déjà la dignité, le calme, la grâce sévère de la famille chrétienne. En croyant les faire païens, Longus, ou l'auteur, quel qu'il soit, de Daphnis, faisait Dionysophane et Cléariste chrétiens à son insu. >>

Ce sont de vraies oasis que de telles pages en si grave sujet. Ces restitutions rapides, ces plaisirs de coup d'œil, ces inductions avenantes, font précisément le triomphe et le jeu de la critique littéraire. L'histoire en a profité cette fois, mais elle les admet peu en général; son front, d'ordinaire impassible, ne laisse guère monter jusqu'à lui les mille éclairs sous-entendus et les sourires; - et voilà pourquoi, en pur critique littéraire que je suis, j'ai toujours crainte de m'approcher, comme aussi j'ai peine à juger du masque de cette muse sévère.

1er juillet 1842.

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